« Ça a eu une influence sur votre orientation sexuelle, ce sont vos mots. » Voici ce que m’a dit ma nouvelle psychologue, ce matin, en essayant de me faire parler de l’importance de mon agression sexuelle dans mon parcours personnel. Or ce ne sont pas mes mots. Je n’ai jamais dit ça, pour la simple et bonne raison que ça n’a rien à voir.
J’ai été violée le 31 décembre 2007. Ça, ce sont mes mots.
Pourquoi est-ce qu’en plus de trois ans et demi de thérapie la question du viol ne m’a jamais semblé prépondérante ? Jusqu’à ce jour, je ne l’avais pas vraiment compris. Pas vraiment pensé. Pourquoi est-ce que depuis presque 13 ans, je refuse de voir dans cet événement quelque chose de fondateur dans mon parcours personnel et pour ma santé mentale ? Parce qu’en réalité, pour moi – et je sais que ce n’est pas le cas de toutes les victimes – c’est un non-sujet.
Sur le site du gouvernement « Arrêtons les violences », on peut lire les chiffres de l’Observatoire national des violences faites aux femmes : « En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui au cours d’une année sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol est estimé à 94 000 femmes. […] Dans 91% des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits. Suite aux viols ou tentatives de viol qu’elles ont subi, seules 12 % des victimes ont porté plainte (qu’elles aient ensuite maintenu ou retiré cette plainte). » Le site précise que ces estimations sont minimales. Il y a infiniment plus de victimes de violences sexuelles que ça, femmes et hommes. Ce chiffre d’ailleurs ne porte que sur une année. Combien de femmes ont vécu ou vivront dans leur vie des violences sexuelles ? Beaucoup. Beaucoup trop.
Le viol est une expérience que nous partageons, pour beaucoup d’entre nous. Ce n’est pas une expérience propre aux femmes bien qu’elles représentent la majorité des victimes. Les raisons qui font que dans leur grande majorité des victimes renoncent à porter plaintes sont multiples. En 2017, 76 % des plaintes pour viol n’ont pas abouti. Ce simple chiffre suffit à faire passer l’envie à quiconque de porter plainte. Le système judiciaire n’est pas le seul en cause, les victimes de violences sexuelles ne sont pas entendues, pas crues, leur parole est mise en doute. J’ai ressenti une grande libération lorsqu’a été passée la date de la prescription de ma propre agression sexuelle. Enfin, on ne pouvait plus me demander : « Pourquoi tu ne portes pas plainte ? » Pourquoi l’aurais-je fait ? Pourquoi s’imposer une telle épreuve quand on sait que la plainte n’aboutira probablement pas ? Pourquoi s’exposer à ce point ? Pour quoi faire ?
Alors oui, je suis victime de viol. Mais comme beaucoup d’autres victimes, je n’en suis pas morte. Aussi terrible que soit l’expérience de cette violence, je refuse de me définir par cette seule expérience. Je ne suis pas qu’une victime.
J’ai eu, pour ma part, beaucoup de chance de rencontrer des militantes féministes. Très vite, j’ai compris que le viol participait de violences systémiques qui pèsent sur les femmes. Très vite, j’ai compris que le coupable, dans un viol, c’était toujours l’agresseur et jamais l’agressée. Très vite, j’ai compris que le viol n’était qu’une des armes dans la domination des hommes cis hétéros sur les femmes. Je ne suis pas seule, faible et coupable. Je suis forte de l’expérience de milliers de femmes avant moi qui ont expérimenté la même chose que moi, qui ont écrit et pensé ces violences. Le féminisme m’a sauvée. Il m’a permis de voir dans ma propre agression le symptômes d’un système d’oppression.
Ce serait mentir de dire que le viol n’est pas une expérience profondément traumatisante. Elle l’est, là n’est pas la question. Et je sais qu’elle peut avoir des conséquences durables et dramatiques pour beaucoup de victimes. Je sais aussi que chaque victime doit vivre avec le poids de cette violence et que chaque vécu est singulier. Mais, en ce qui me concerne, ce n’est pas une expérience qui définit celle que je suis aujourd’hui. Je refuse qu’on tisse des liens entre cet événement tristement banal et celle que je suis aujourd’hui.
Est-ce que mon viol, survenu alors que je n’étais encore out, a déterminé quoi que ce soit dans ma vie affective et sexuelle ? Oui, il a très certainement modifié mon rapport aux hommes, lorsque j’avais encore une sexualité hétéro. Est-ce qu’il y a quelque chose à voir entre mon orientation sexuelle et mon viol ? Absolument pas. Sortir du placard a été une grande libération et un grand bonheur. Être lesbienne m’a définitivement et totalement libérée de l’emprise des hommes. J’étais une lesbienne qui s’ignore sciemment pendant des années, bien avant mon viol. Je refuse que quiconque vienne me dire que j’aurais été moins lesbienne si je n’avais pas été violée. Certains thérapeutes, au début de ma thérapie, ont parfois essayé de m’amener sur ce terrain. J’ai toujours refusé de faire le moindre lien entre mon orientation sexuelle et les violences que j’ai pu subir. L’idée selon laquelle on deviendrait lesbienne à la suite d’un viol est proprement intolérable, fondamentalement lesbophobe et misogyne.
Est-ce que je serais moins dépressive si je n’avais pas été violée ? Non plus. Là encore, certain.e.s thérapeutes ont pu chercher à faire de cet événement la source d’un mal-être durable. Ce n’est pas le cas. J’étais profondément malheureuse – et probablement dépressive – avant ça et je l’ai été encore après ça.
Ce serait infiniment plus pratique pour moi, d’ailleurs, si je pouvais dire : je suis dépressive à cause de ça, précisément. Cet événement précis, ponctuel, datable, identifiable. Mais ce n’est pas le cas. Après trois ans et demi de thérapie et un grand nombre de thérapeutes, je suis bien incapable de déterminer une cause à ma maladie. Ce serait d’ailleurs bien pratique et ça m’aurait économisé beaucoup de temps et d’argent si j’avais pu déterminer des causes extérieures aussi facilement. D’ailleurs, mon psychiatre actuel ne s’y est pas trompé : ça n’aurait aucun sens de s’arrêter à cet événement, d’en faire quelque chose de fondateur.
Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était la peine ni d’en parler ni d’écrire à ce sujet. Justement pour que ça reste un non-sujet. Non pas parce que c’est trop douloureux d’en parler, et ça a pu l’être, ça l’est encore parfois, mais parce que je refusais d’attribuer à cet événement une place importante dans ma vie.
Oui, j’ai été victime d’un viol. Comme des milliers d’autres. Mais je suis bien plus qu’une victime. Comme des milliers d’autres. Et je refuse que mon viol soit quelque chose de fondateur. Ça ne l’est pas.