Jerk Off : Rencontre avec Garance Bonotto, performeuse drag queen

À l’occasion de sa performance Pot au Rose, au MAC VAL dans le cadre du festival Jerk Off, nous avons rencontré Garance Bonotto. Connue en drag sous le nom de Cuntessa Pinkessa, elle nous a raconté ses débuts de drag queen et son rapport genre. Elle nous a aussi raconté comment elle avait créé Pot au Rose, projet autour des féminités et des icones pop de son enfance !

Quand as-tu commencé à faire du drag et pourquoi ?


J’ai commencé à faire du proto-drag dans un atelier d’écriture de plateau au Conservatoire du XXe arrondissement autour du spectacle de Pierre Maillet, One Night with Holly Woodlawn. Le but était de créer des personnages inspirés des Superstars de la Factory, en les décalant. J’avais choisi Andrea Feldman afin de travailler sur une figure oubliée de toustes, ultra féminine et dite « borderline », que j’ai hybridé avec une autre représentation de la féminité qui m’obsède depuis petite : la bimbo. Et c’est comme ça qu’est née Cuntessa Pinkessa. 


Au même moment, mon ami·e Richard Dumy, aka BabyGross / Lulu, est devenu·e ma drag mother. Iel m’a proposé de rejoindre un projet entre club et théâtre avec le drag pour outil, Rose is a rose is a rose avec le Blast Collective, et également de performer à la Kindergarten (une soirée clubkid) à ses côtés. Depuis Pinkessa performe dans des clubs, des bars, des événements féministes, des cabarets, au gré des invitations. Très vite, le théâtre s’est infiltré dans mes performances drag, et le drag a également nourri mes pièces de théâtre : ma prochaine création Pink Machine avec la compagnie 1% artistique (que je codirige avec Mona Abousaïd) est l’histoire de trois drag-queens coincées dans un dispositif spectaculaire contraignant, la Pink Machine. C’est un faux cabaret qui questionne notre relation aux icônes et les limites du féminisme pop. J’y joue un personnage de maîtresse de cérémonie qui s’appelle également Pinkessa, puisque la pièce travaille autour des mêmes obsessions que celles qui nourrissent mon drag, mais dans Pink Machine, Pinkessa est plutôt une « vilaine » de dessin-animé. 
De façon générale, le drag me permet d’investir un personnage outrancier, hors normes : c’est particulièrement libérateur d’outrepasser les codes de « la bonne féminité ». Pinkessa est une version XXL de moi. J’ai notamment voulu rendre fem-mage à ces bimbos qui m’ont construites depuis toute petite (Loana dont j’étais raide dingue enfant, mais aussi Pamela, Lolo Ferrari), mais dans une version hystéricisée et inadaptée au male gaze. Même si je ne me définis pas « bimbo » au quotidien, c’est une figure qui m’habite car celles qu’on a appelées « bimbos » sont des cas limites de la performance de genre, des exemples clairs du sexisme de notre société au regard de leur parcours, et aussi des féminités dissidentes et inspirantes. 

Pourquoi performer en drag quand on s’identifie comme une femme cis
? Et qu’est ce que cela peut apporter à la scène drag selon toi ?


Je ne me suis pas dit « je suis une femme cis donc je vais performer en drag et apporter quelque chose de spécifique à la scène pour cela ». C’est surtout que j’avais une obsession pour l’hyper-féminité ; j’avais déjà fait un atelier drag-king mais ça avait simplement moins résonné en moi. J’ai plein de questions à régler avec « la féminité » et le drag m’a permis de plonger dans ces questionnements-là. Cuntessa Pinkessa, c’est une manière d’incarner ces images qui me troublent, m’obsèdent, m’oppressent ou me libèrent pour travailler mon genre au corps. 
Je ne pense pas que le fait d’être une femme cis ou trans avec un personnage de queen apporte quelque chose de spécifique en soi au drag, mais ça participe à la diversité de la scène. C’est une autre pierre à l’édifice du drag, un autre coup de pied dans la fourmilière pour déconstruire les codes de genre. Par exemple, ça contribue à balayer cette présomption de la part de personnes qui méconnaissent ce monde et qui peuvent dire « le drag, c’est des hommes qui caricaturent des femmes, c’est une forme de misogynie » : c’est ignorer combien c’est politique de surperformer un
stigmate (et c’est également le cas pour des mec cis ou des personnes trans ou non binaires par rapport à la follophobie), de jouer avec son genre et ainsi de prendre de la distance avec lui, ou au contraire d’embrasser un fantasme. C’est plus performer une créature que de jouer « la femme », car « la femme » n’existe pas. On explore des féminités au pluriel sur scène comme dans la vie, on vient titiller les normes de genre, les exagérer et les détourner : il y a autant de personnes, que de performers, que de manière d’incarner les féminités, et en jouant avec les stéréotypes on les renverse, on les secoue, on les effondre. Peu importe ce qu’on a entre les jambes, si on investit le drag, c’est une preuve que le genre se performe, et que tout ce qu’on lui a assigné est une construction culturelle. 

Dans Pot au rose, tu nous présentes une nouvelle version de la féminité,
ou même des féminités. En quoi cela te paraît être un acte politique
voire féministe de montrer toutes ces facettes ?


Le début du spectacle commence par un strip burlesque où je me départis d’une trentaine de vêtements roses, et où on entend un texte que j’ai écrit et enregistré, une histoire du rose personnifié. Les vêtements et objets que j’ôte évoquent tout le spectre des stéréotypes féminins, comme un mille-feuille de sens : du sexuel ou plus enfantin, de la mère à la putain, du gag d’EVJF à la princesse. Même si j’arbore des attributs visuels de « la féminité », le rose et une forte poitrine, je viens créer des contrastes par l’excès : je suis trop maquillée, j’ai trois seins et pas deux, trop de rose
jusqu’à l’écœurement, une certaine gouaille, et puis je tente d’être sexy mais ça ne marche pas, le clown mal à l’aise n’est jamais loin. On échoue toujours à performer la féminité, parce que c’est vendu comme un idéal, par définition inatteignable, et pétri d’injonctions contradictoires. Peut-être que découvrir le pot au rose, c’est comprendre qu’il n’y a pas d’essence féminine, mais des couches de sens culturels, des existences plus étonnantes qu’il nous paraît, et des possibilités de réécrire les scripts du genre. Le drag est un espace où explorer ça. 

À la fin de ta performance, tu présentes une longue lettre ouverte à tes icônes de la pop culture. En quoi cet acte te paraît important ? Et pourquoi veux-tu nous en montrer autant ton adoration que ta détestation ?


C’est une lettre que j’ai écrite comme une note d’intention pour mon prochain spectacle Pink Machine. Tout Pot au rose est en quelque sorte un projet autobiographique préliminaire à ce spectacle qui, lui, est fictionnel. Dans ce grand fourre-tout (ce pot au rose justement) je règle mes comptes tendrement avec une certaine pop culture en plongeant dans les images de la féminité avec lesquelles j’ai grandi : tout autant les symboles (le rose, la Barbie) que les images de stars, parce qu’il y a un continuum entre la poupée et les icônes. Ces représentations des stars ont été tout autant des poids que des forces d’énergie, des modèles de performance du genre ambivalents. J’ai grandi dans les années 90-2000 : mes modèles étaient très normés, uniformes, globalement minces, blanches, souriantes. Mais ce n’est pas la faute de ces personnalités en soi : ce qui m’intéresse, c’est toujours ce qu’on en fait nous en tant que public, comment on les regarde. Cette fausse lettre d’amour et de rupture, adressée à la pop culture et à ce star-system des années 90/2000, c’est une manière de dire « je te quitte, maintenant que j’ai 30 ans » parce qu’on peut faire mieux… Ensemble ? J’aime bien cultiver des rapports d’ambiguïté dans mes performances : les choses ne sont pas toutes noires ou toutes blanches, elles sont roses peut-être : c’est à dire colorées et lumineuses, repoussantes et attirantes – donc autant aveuglantes qu’éclairantes. Reste à bien vouloir mettre à la main au pot au rose. 

Le Jerk Off continue cette semaine : pour retrouver la programmation il n’y a qu’à suivre le lien