La Clef menacée : des temps durs pour les espaces artistiques indépendants

La Clef est le dernier cinéma occupé et autogéré de Paris. Déjà menacé de fermeture depuis 2018, celui-ci doit maintenant faire face à un nouveau danger: la reprise du lieu par le Groupe SOS, leader de l’industrie « sociale et solidaire ».

Au 34 rue Daubenton, dans le cinquième arrondissement de la capitale, se trouve un petit cinéma bien particulier… La Clef Revival – de son nom bien porté – est le dernier cinéma associatif et autogéré de la ville. Depuis 2019, cette institution emblématique du quartier latin s’est vu donnée un second souffle grâce à l’association à but non lucratif Home Cinéma qui, forte d’une équipe de bénévoles cinéphiles, occupe illégalement le lieu depuis maintenant près d’un an et demi.

#SAUVEQUIPEUTLACLEF

Ouvert au début des années 1970 suite à l’effervescence culturelle qui agita Mai 68, La Clef devient rapidement un cinéma d’Art & d’Essai incontournable du quartier. Racheté en 1981 par le Comité d’Entreprise de la Caisse d’Épargne d’Ile-de-France (CECEIDF), les deux salles du cinéma sont au fil des années jugées de moins en moins rentables pour le groupe et celui-ci décide alors en 2018 de revendre le bâtiment au plus offrant… Après de nombreuses négociations et d’infructueuses propositions de rachats émises de la part des anciens salariés, le 20 septembre 2019, un groupe de cinéphiles, professionnels du secteur et d’artistes opposés à la fermeture du lieu décident de s’y introduire illégalement.

Réunis au sein de l’association Home Cinema, ceux-ci occupent désormais La Clef depuis maintenant près d’un an et demi. Désirant cultiver l’esprit d’indépendance originel du lieu, une gestion horizontale, participative et ouverte à tous est rapidement mise en place et en un an plus de 300 projections – toujours à prix libre – sont organisées : courts, moyens, longs métrages, films documentaires, fictionnels, expérimentaux…. Peu importe les œuvres sont surtout rares, subversives et laissent place aux trop peu montré. Celles-ci résonnent également et surtout avec l’actualité, car oui, La Clef c’est aussi ça, un endroit où l’on peut se retrouver et échanger autour d’une bière sur le monde et les événements qui nous entourent. Nous pouvions par exemple y voir en août une soirée de courts métrages sur la ville de Beyrouth, en octobre une séance spéciale sur le référendum chilien… entre autres soirées à thèmes, soirées de soutien à des associations ou à des mouvements sociaux. Bref, il s’agit d’une programmation faite par tous et pour tous, reflétant une des valeurs à nos yeux essentielle du cinéma: l’ouverture à l’altérité.

Véritable ovni artistique dans une capitale saturée de cinémas multiplexes, La Clef c’est aussi un soutien sans faille apporté aux acteurs du milieu désirant comme elle s’émanciper des schémas mercantiles traditionnels. Ainsi, du Festival du film de Femmes au Festival du film de Fesses, les locaux de la rue Daubenton donnaient cette année carte blanche à des festivals indépendants n’ayant pas pu avoir lieux à cause de la crise sanitaire. Accueillant également des grands noms du 7e art (Alain Cavalier, Claire Denis, Mati Diop, Luc Moullet ou Claire Simon pour ne citer qu’eux…), pour Home Cinema la résistance culturelle passe surtout et avant tout par la promotion des cinémas émergents. Ainsi, lorsqu’elle se rêve au futur, l’association compte bien transformer La Clef en réel espace d’expérimentation avec diverses résidences ouvertes à de jeunes cinéastes. On devrait d’ailleurs fêter ce mois-ci la naissance du STUDIO 34 : « laboratoire indépendant de création cinématographique (…) dédié à tous·tes celles et ceux qui souhaitent fabriquer des films », une belle promesse…

Mais il ne peut y avoir de prédiction sans avenir et pour La Clef celui-ci est plus que jamais incertain. En effet, ce bel épisode (disons le quasi utopique) pourrait bientôt prendre fin alors que le délibéré du procès qui opposait le CECEIDF, propriétaire des lieux, à l’association tombait ce 28 octobre : 2500 euros d’amende et six mois de sursis avant une expulsion prévue en juin 2021… La nouvelle n’est pas une grande surprise, l’indépendance ayant aujourd’hui un prix et l’occupation étant bien sûr illégale.

Or le collectif est bien déterminé à sauver La Clef et tente une nouvelle fois d’obtenir les moyens de faire du lieu un bien commun. Pour ce faire, il doit racheter le bâtiment et une campagne de financement participative fût ainsi lancée en octobre dernier sur le site d’Helloassso. Celle-ci vise à réunir le 1er million (sur 4 millions) d’euros nécessaires au rachat et la rénovation de l’espace ; et même si, malgré les déjà quelques 930 dons, nous sommes encore loin du compte, le collectif Home Cinema nous rappelle dans une tribune publiée sur le site de Mediapart que «chaque contribution, peu importe son montant, est capitale. »

L’EMPIRE CONTRE ATTAQUE

Mais voilà, il y a désormais un tiers problème dans l’affaire. Face aux ultimatums des huissiers et au manque de moyen financier, des émissaires du Groupe SOS en croisade dans le Ve arrondissement se présentent il y a quelques mois aux portes du cinéma occupé. Témoignant leur soutien aux « squatteurs », ceux-ci apparaissent premièrement comme des bienfaiteurs prêts à racheter le bâtiment de manière désintéressé. Mais après quelques recherches – comme nous l’explique l’équipe de La Clef dans leur tribune – ces derniers se rendent rapidement compte de la mascarade…. Le Groupe SOS, géant français de « l’Économie sociale et solidaire » cache derrière cet altruisme de façade une véritable machinerie capitaliste aux rouages plus que douteux…

«Entrepreneuriat social», « start-ups culturels», « capitalisme à la cool », SOS est avec près d’un milliard d’euros de chiffre d’affaire LE leader de l’entrepreneuriat social en France. Le groupe, dirigé par un pilier de La république en marche, fonctionne essentiellement grâce aux subventions publiques qui lui permettent de racheter des lieux associatifs en dépôt de bilan. Absorbant ces petites structures issues de divers secteurs sociaux et culturels (hôpitaux, EPHAD, monuments historiques…) afin de les intégrer à son microcosme entrepreneurial, celles-ci sont alors restructurées, les employés remplacés et le fonctionnement du lieu est calqué sur un « business model » dont les uniques décideurs sont des cadres dirigeants issus de Science Po ou d’HEC. Bref, tous ce qui n’est pas La Clef.

A l’unanimité la proposition est donc refusée. Pour les bénévoles-militants il est quasi certain que SOS cherche à s’emparer d’une cause dont elle ne partage pas les valeurs. Le côté « sexy » du cinéma alternatif et du squat devenant attirant pour une frange toujours plus large de la population, acquérir le lieu et le transformer en PME serait en effet un bon moyen d’engranger des bénéfices pour le Groupe… À ces craintes, comme nous l’explique l’association, s’ajoutent des doutes liés à l’implication de SOS dans d’anciennes affaires « de malversations financières, de harcèlement sexuel et de discriminations » ayant touchés la direction du groupe (une sélection d’article retraçant ces affaires est notamment disponible sur le site de Mediapart).

Cependant, malgré le refus de Home Cinema, le mariage avec SOS pourrait bien être forcé… En effet, il y a quelques jours nous apprenions que le Groupe signait une promesse de vente avec le Comité d’Entreprise de la Caisse d’Épargne d’Ile-de-France sans l’accord de l’association. La Clef serait donc le premier cinéma que le Groupe SOS acquerrait et on peut se demander si ce n’est pas le début d’une longue liste… Avance-t-on vers la fin du cinéma indépendant, de l’alternatif ? On le sait, les petits cinémas d’Art et d’Essai sont déjà asphyxiés par les grandes firmes de distribution (MK2, Pathé, UGC…). Alors, si SOS est au cinéma indépendant ce que les Espaces Culturels E.Leclerc sont aux librairies de quartier on ne saurait hésiter…

«ON N’A QUAND MÊME PAS PRIS LA BASTILLE POUR FAIRE UN OPÉRA ?» Pierre Desproges

Le combat qui se joue en ce moment rue Daubenton est malheureusement symptomatique d’un phénomène plus large : celui d’une privatisation de la culture et d’une répression (version soft power) persistante des initiatives artistiques spontanées. Car aujourd’hui en France gigantisme et business sont rois. La culture est devenue une industrie et pour une présidence adoratrice de la « french tech », il semblerait que les squats artistiques relèvent davantage du modèle « Amish/lampe à huile » que de celui d’un modèle libre, égal et fraternel d’expression démocratique.

Avec un état d’urgence banalisé, la situation empire et nos centres urbains se vident peu à peu de leurs tiers lieux artistiques. A Paris notamment où la surenchère immobilière laisse peu de places aux centres culturels à but non lucratifs… On se souvient par exemple de la tentative d’expulsion de Mains d’Oeuvres, friche artistique basée en Seine-Saint-Denis, en octobre 2019. Le maire UDI de Saint-Ouen, William Delannoy, avait alors justifié la saisi du lieu par son projet de transformation du bâtiment en un « conservatoire municipal moderne répondant aux besoins du plus grand nombre».

Mais faut-il réellement que les politiques décident de nos « besoins » culturels ? Les nombreux témoignages de soutien qui ont été apportés à Mains d’Oeuvres (plus de 60 000 signatures pour une pétition contre la fermeture du squat) et en ce moment à La Clef (plus de 8 000 adhérents à l’association ainsi qu’un soutien unanime de la part des médias et des professionnels du cinéma) prouvent que non.

Aujourd’hui la spéculation immobilière, les logiques de regroupement et l’uniformisation des lieux culturels tuent la diversité et plus généralement les espaces de parole et de libre expression : la reprise de La Clef par le groupe SOS en est un parfait exemple. Face à de grands groupes rentables et largement promus les petits acteurs sont de plus en plus exclus de la culture et l’absence de contrôle démocratique ne fait qu’accélérer ce mécanisme de privatisation… Ce dernier est d’ailleurs dû et renforcé par le fait qu’évoluer dans le secteur artistique est aujourd’hui bien souvent synonyme de précarité et de dépendance aux financements publics. L’aliénation du culturel au politique semble inévitable et l’artistique entre dans le jeu du néolibéral : économie de marchés, chiffre d’affaire, adaptation de l’offre à la demande etc.

Entendons nous, il ne s’agit pas ici de trouver une alternative à un système déjà bien trop ancré dans nos mœurs ni de faire une apologie de l’illégalité. Il s’agit davantage de se questionner sur les conditions d’expulsion d’une association et d’un cinéma indépendant ancré depuis des années dans la vie culturelle et sociale de son quartier. Il s’agit de se demander ce qu’entraîne la privatisation et donc l’uniformisation des espaces culturels de nos villes. Enfin, il s’agit également de s’interroger sur l’immobilisme de la ville de Paris qui grâce à son droit de préemption est pourtant l’unique acteur qui pourrait sauver La Clef.

Aujourd’hui, il reste moins de deux mois à La Clef avant que la promesse de vente au Groupe SOS ne soit effective. Alors, si vous voulez soutenir le collectif Home Cinema, si vous voulez contribuez à racheter La Clef et faire en sorte qu’elle reste un espace commun de partage et d’émancipation artistique, vous pouvez contribuer au fonds de dotation sur : sauvequipeutlaclef.fr

« Parce qu’elle est le seul acteur du secteur cinématographique qui est autogéré, coordonné par des travailleur·es et futur·es travailleur·es du milieu de l’art et du cinéma. Parce que sa programmation est unique, collective et essentielle, et qu’elle a réuni plus de 12 000 spectateur.ices et une centaine d’invité·es en un peu plus d’un an. Parce qu’elle permettra bientôt à une nouvelle génération de cinéastes de développer leurs films et de prendre la parole entre ses murs. »

Collectif Home Cinema

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