[Ce texte a été originalement publié en anglais dans la revue papier de Pornceptual #3 Guerrilla]
Le travail de Nadia Granados ==> par ici
La Fulminante est une galaxie à elle seule, perruque blonde ébouriffée. Elle parle son propre langage, le susurrant langoureusement, elle caresse le public en même temps qu’elle se caresse. Elle capte toute l’attention. BOOM ! un coup de feu, le corps d’une femme au sol, nue des pieds aux hanches, le reste de ce corps sans vie est caché par un sac poubelle noir, de la boue. Aucun signe de vie, aucun signe distinctif, un corps, seulement un corps, pas un nom, pas un être.
Pourtant ce corps appartient bien à quelqu’une. C’est celui de l’artiste colombienne, vidéaste-performeuse, Nadia Granados. Cette performance s’appelle Danza Macabra, (Danse Macabre) et présente un corps qui n’est finalement plus qu’une vulve, le reste étant rendu invisible. Tout au long de la performance, une voix d’homme aboie des ordres presque militaires auxquels ce corps déshumanisé obéit : « Tourne-toi ! Tu aimes ça hein ! tu es siiiii excitante ». Elle déambule dans une rue salle, descend les escaliers allongée sur le sol, se laissant rouler, atterrissant parfois dans des flaques d’eau stagnante. Puis se relève, et danse encore, frénétiquement, enseignant sa vulve aux passant.e.s, avant d’être butée, une balle en pleine tête.
Corps nu, âme sanglante
La fulminante est l’alter ego de Nadia Granados, celui qui lui permet de tout dénoncer, tout déconstruire et tout brûler. Rien ne peut l’arrêter. La Fulminante – blonde peroxydée, mini robe blanche, talons hauts à plateforme – est une réponse aux larmes de son pays, ravagé par la mondialisation, l’impérialisme et l’ingérence américaine, le sexisme et le machisme, la guerre, cette longue guerre, la corruption.
Tous ces thèmes sont entremêlés et s’aggravent les uns les autres. Lors de la scène d’ouverture du court-métrage Borderhole, on se retrouve sur une plage sale de la côte Caraïbes colombienne. Les détritus qui jonchent le sable sont flanqués de marques de malbouffe américaines. Au milieu, deux corps nus gisent, recouverts à nouveau d’un sac poubelle noir, dans un trou creusé. Personne ne les voit, personne ne s’étonne. Pourtant l’accusation est bien là, l’influence du gouvernement américain sur l’ex-président corrompu Alvaro Uribe, qui a plongé le pays dans un plus profond chaos encore.
L’histoire colombienne est fondée sur les mouvements de Guérilla, depuis la colonisation espagnole jusqu’aux accords de paix actuels – aujourd’hui en dange – censés mettre fin à un conflit qui dura plus de 53 années. 45 000 disparu.e.s, 27 000 otages, 6,9 millions de déplacé.e.s internes, 270 000 assassinats. C’est ça que l’on appelle « le plus long conflit interne depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale ». Des chiffres qui ne retranscrivent aucune réalité.
Les terres colombiennes : berceau et cercueils des paysan.ne.s
La guerre est une industrie très lucrative. La terre c’est l’argent. Si vous avez des armes, vous avez des terres. De ces terres, vous pouvez vous enrichir. Et avec cet argent vous pouvez acheter encore plus d’armes pour tuer plus de paysan.ne.s et dérober leurs terres. C’est presqu’aussi simple que cela, dans un pays où l’impunité est loi.
Dans l’œuvre No basta un pedazo de tierra (Un bout de terre ne suffit pas), Nadia dénonce ces seigneurs de guerre ayant tué pour s’accaparer les terres. Dans Asco y Sangre (Dégoût et sang), elle lèche un tampon usagé, mettant en parallèle les tabous et stigmatisations autour du sang menstruel, celui qui (dé)coule d’un corps identifié comme féminin, et la réalité d’un pays qui est saigné chaque jour : son peuple, ses terres, ses traditions.
L’Opium du peuple
La Fulminante dénonce l’image de la Colombienne comme un stéréotype « sexy-latina-caliente » : un pur produit marketing, des valeurs ajoutées pour les pubs, les clips ou les Telenovelas. Fellation anti-impérialiste, Compulsory Motherhood, pointent du doigt le « biberonnage » de tout un pays au reggaeton, aux armes, à la violence et au foot.
Nadia Granados utilise ce qu’elle appelle le porno terrorisme pour réveiller les consciences. Elle capture, s’accapare le regard du public pour faire naître des émotions et faire réfléchir. Personne ne peut s’échapper lorsqu’elle enfonce tout au fond de sa gorge un revolver argenté, ou lorsqu’elle dénonce l’injonction à être mère en avalant tout le sperme plutôt que d’être fécondée…
Porno-terrorisme pour prendre la rue
Même si ses performances ont souvent lieu dans des musées ou des squats artistiques, devant un public averti, La Fulminante veut toucher son peuple, directement dans la rue. En investissant l’espace public, en y donnant des performances urbaines, elle force la société phallique misogyne et homophobe à se confronter à sa propre hypocrisie.
Dans la performance Carro limpio, Conciencia sucia (ta voiture est propre, ta conscience est sale), une voix masculine scande des ordres dans un mégaphone. Utilisant des mots crus, violents, sexistes et humiliants, il dirige les gestes de La Fulminante qui lave frénétiquement une grosse voiture blanche Ford F-150, symbole de l’américanisation du pays mais aussi symbole de force. En frottant cette machine masculine, puissante et écrasante, son corps nu pur est sali et se couvre, petit à petit, de terre et d’huile de moteur. Elle apparait épuisée, usée de récurer quelque chose qui ne sera jamais propre. Elle s’arrête et se tourne vers les passant.e.s : vont-iels l’aider dans cette tâche vaine ? Sont-iels choqué.e.s ? Elle leur demande implicitement de se questionner : quand est-ce qu’iels arrêteront de rêver à ce pays lointain et commenceront à réclamer justice ?
Le personnage de La Fulminante permet à Nadia d’utiliser son corps comme épicentre d’une double violence structurelle : la misogynie et la violence de l’État colombien. Le personnage apparaît toujours fier, fort, presque détaché. C’est pourtant bien Nadia qui se fait harceler par la police, insulter par les passant.e.s, et qui risque sa vie, comme de nombreux.se.s leaders sociaux et environnementaux. Dans ses œuvres, on retrouve l’idée d’un pays divisé : ne se fier à personne, les ami.e.s se révèlent souvent être ennemi.e.s.
Le 26 novembre 2016, après 4 années de négociation, un accord de paix fut signé entre l’ex-président colombien Juan Manuel Santos et le leader des FARC, Rodrigo Londoño. La Colombie est peut-être en train de vivre un changement historique mais elle continue d’avoir l’odeur du sang, car les Guerrillas et l’État-terroriste ne sont pas morts.
Le message est pourtant clair : pouvoir, corruption, argent, terreur, rien ne pourra contrer la voix que porte La Fulminante, une voix qui paraît parfois perdue ou désespérée, provocatrice ou violente, une voix qui doit être entendue et qui clame : rien n’anéantira le peuple colombien.