Distributions alimentaires, actions solidaires et plan Brunch, en attendant la réouverture des bars.
Parce que c’est là que tout commence, toujours, je suis allée faire un tour dans mon bar d’amour. Il faisait jour et j’étais sobre, c’était un lundi après-midi, sans odeur de javel tiède, sans corps en sueur ni fièvre au shooter : juste la famille choisie, les camarades bénévoles et plein de colis à distribuer. J’ai traîné mes souvenirs humides et l’espoir de nos futures retrouvailles sous un ciel de godes pendus au plafond.
Ça te manque fort : la musique saturée, lire que la vie est trop courte pour s’épiler la chatte et sauter à pied joints dans les flaques de bière ? Quand je suis arrivée, le sol de La Mut’ collait encore aux semelles, mais c’était la faute aux fuites des paquets de sucre.
“1 kilo de riz, 500 grammes de pâtes, deux boîtes de thon, des légumes en conserve…”
Claire pioche des produits alimentaires dans les grandes colonnes de stocks et les aligne sur des cagettes en carton. En ce moment, la salle aussi sombre que ton âme après l’happy hour ressemble plus que jamais à une caverne aux merveilles, mais avec pour trésors des montagnes de nourriture. Allégorie LGBTQI de la vie nocturne au temps du confinement : toutes ces sardines en boîte, qui attendent leur tour pour sortir du placard. Et là, sur cette table au fond de la salle où précédemment gisait le cœur de mon ex’, il y a aujourd’hui des tonnes de farine. Ça me rappelle que je me suis encore bien faite rouler, mais c’est pas le sujet.
Comme pendant le premier confinement et depuis novembre, La Mutinerie organise des distributions alimentaires à destination des usagères D’ACCEPTESS-T (asso par et pour les personnes trans/ TDS / migrantes / séropo), du lundi au vendredi de 14h à 17h. Pour aider à financer cette action, tu peux faire un don au Fonds d’Action Sociale Trans (FAST) ici : http://frama.link/fast.
…Citron vert, gingembre, haricots rouges, maïs, lait de coco, piments…
Les 5 bénévoles préparent des colis culturellement adaptés à des personnes qui viennent d’Amérique Latine, entre autres. On trouve dans les paniers toutes sortes d’ingrédients qui font plaisir à cuire. Surtout quand tu ne travailles plus depuis des semaines et que tes étagères sont vides. Pour les bénéficiaires de l’association, si au début du confinement c’était encore possible d’acheter des petites choses, après ce mois sans boulot, certaines ont leur stock à zéro.
Du sel, du sucre, de l’huile à la demande. Et puis des trucs un peu sucrés : du café, de la confiture… c’est pas parce que c’est la merde que t’as pas le droit de manger du chocolat et des gâteaux.
Des masques aussi, parce que ça coûte cher. Et puis du pain de mie, des œufs, des yaourts, du fromage. Un maximum de produits frais et des conserves aussi, pour qu’il y ait toujours de quoi manger à la fin de la semaine. Parfois, des produits d’hygiène : de la lessive et des brosses à dent, mais c’est pas souvent. Les contenus des colis sont ajustés en fonction de ce que La Mutinerie peut acheter aux grossistes et des dons qui viennent de la banque alimentaire. Des presque-dons : les produits de la banque alimentaire sont vendus 17 centimes le kilo. Le kilo de quoi tu me diras ? Le kilo de tout je te répondrai. En échange, La Mut’ s’engage à gérer les dates de péremption, de façon à empoisonner personne.
Jusqu’ici, tout va bien.
–Hola, qué tal ?
–Bien, y tu ?*
*Salut, ça va ?
Bien, et toi ?
(coucou les LV2 allemand)
Camila, médiatrice pour ACCEPTESS, accueille les bénéficiaires. Elle est Colombienne et après son arrivée en France il y a un an, l’association lui a trouvé un appartement qu’elle partage en colocation avec une autre fille.
Avant le confinement je travaillais pour une dame âgée, mais pendant la quarantaine sa famille peut s’occuper d’elle donc je n’ai plus de boulot. Ici je prends des petites choses, quelques aliments de temps en temps, selon de ce dont j’ai besoin.
Ce jour-là, plus d’une trentaine de personnes passent seules ou à plusieurs, elles donnent leur cabas vide à Camila et attendent dehors pendant que les bénévoles remplissent leurs sacs. La Mut’ distribue jusqu’à 120 colis par semaine, ça représente environ la moitié des dons qui ont été faits pendant le premier confinement. Au printemps, c’était tellement compliqué de se déplacer qu’aucune fille ne sortait car elles auraient été trop visibles dans les rues désertes. Mais pour ce deuxième round, la circulation est plus facile, alors celles qui ont des papiers continuent de travailler et se cachent quand les flics arrivent ; mais pour les autres c’est trop risqué donc elles ne bossent pas. Double et triple peine.
Les personnes qui viennent ici le font parce qu’elles n’ont pas le choix, mais dès qu’elles reprennent le boulot, même si leur existence n’est pas non plus confortable, alors elles arrêtent de venir.
L’action va durer au moins jusqu’à fin décembre, en s’adaptant aux besoins des bénéficiaires et dépendamment de la réouverture du bar. Sans les soirées, comment survit La Mut’ ? Tant bien que mal et avec de bonnes idées, comme d’hab.
Les salarié-e-s ont heureusement droit au chômage technique et le collectif espère que le propriétaire du lieu leur offrira des loyers. Mais les mesures de soutien de l’État ne concernent que les structures qui paient leurs impôts, or le bar est trop endetté et ne peut pas régler les siens, donc La Mutinerie ne bénéficie pas des aides économiques de la crise sanitaire.
On essaie de mettre en place un échéancier avec l’URSSAF et en attendant, on tient… Moi je me verse juste de quoi payer mon loyer. Du coup on a des dettes vis-à-vis de nous même, mais on a toujours tenu comme ça.
L’organisme qui s’occupe du chômage technique leur a conseillé de faire des déclarations jusqu’au mois de mars. Ça veut dire que l’ouverture des bars n’aurait lieu qu’au printemps ? La question tremble sur mes lèvres sèches – parce qu’à force de faire des soirées clandé en appart’ avec toujours les mêmes bouilles, et de rentrer chez moi titubante en flippant de croiser les flics, avec ce confinement j’ai l’impression de revivre mon adolescence en province (pardon, en région) et ça me gerce le sourire.
La bonne nouvelle, c’est que si les restaurants sont autorisés à rouvrir et qu’il n’y a pas de couvre-feu, La Mutinerie pourra proposer des repas le soir en fin de semaine – des tapas, des trucs pas trop chers. Et si un couvre-feu est imposé, alors ce sera juste un brunch le weekend. Le Brunch Queer sera le nouveau plan B de tes plans Q.
On compte sur le fait que les gens soient OK de venir pour manger, ce sera l’occasion de revenir à La Mutinerie : même si tu dois acheter à manger tu peux quand même profiter du lieu et boire un verre avec tes potes.
Deal.
Rappelle-toi, octobre dernier : les petits burgers vegan et les bloody mary anti gueule de bois ! Ça remplacera pas tes fesses sur le billard, mais à défaut de raconter les hum-hum parties aux petits enfants qu’on aura pas, on boira des mimosas à l’heure du bal musette. Si “le monde d’après » c’est déjeuner avec ses ami-e-s le dimanche après-midi, finalement, le futur va beaucoup ressembler à ma trentaine passée. Je te rassure, vieillir ensemble, c’est pas si pire.
Quoi qu’il arrive, les prix n’augmenteront pas et l’équipe est pleine d’idées :
- Je vais relancer la vente de sacs, comme si ça pouvait nous sauver.
- On envisage aussi de créer un shop en ligne, avec la possibilité de faire des dons et d’acheter des trucs.
- Des trucs… Par exemple, des cocktails à livrer ?
- Ah-ha ouais. Mais non. Surtout des tote-bags, des tee-shirts, ce genre de choses imprimées à la commande pour éviter les stocks ou les invendus.
- Et Nana va faire une vitrine pour les sacs ?
- Ce sera aussi beau que les Galeries, tu vas voir.
Pendant qu’on se réchauffe autour d’un virgin mojito sans glaçon ni citron (du thé à la menthe en fait), les colis continuent de s’écouler.
–Tomates, poivrons, ail, patate douce, patate-patate, pas mal d’oignons et des bananes.
–Elles sont pas pourries les bananes ?
–Non elles sont plantain, c’est pour ça qu’elles ont une drôle de gueule.
–Je mets combien de courgettes ?
–Quatre. Et trois carottes.
–J’ai 10 kilos de riz à diviser en 500 grammes…
–Si j’ai 500 œufs à répartir dans des boîtes de 6, combien de cartons je dois découper ?
La distri’ ça te remet à niveau en calcul mental et en langue – de lutte. C’est un bon entraînement pour ne pas oublier comment multiplier les demis aux pintes et pour se rappeler qu’on survit ainsi, grâce aux actions solidaires qui lient nos joyeuses communautés. Voilà pourquoi 2021 sera l’année du kiff collectif : on passera nos weekends à table en flambant le budget rhum dans des totes-bags. Et un beau jour, on imprimera des tee-shirts « Je suis sorti-e de la confinerie ».
D’ici le retour de la nuit.
Ahora voy. Gracias niñas. Que les vayan bien, que se cuiden.*
* J’y vais, merci les filles. Bonne route, prenez soin de vous.