Dans son dernier roman Melmoth Furieux, paru cet automne, Sabrina Calvo met en scène une troupe d’enfants anti-capitalistes voulant brûler Eurodisney, dans un Paris où gronde à nouveau la révolte de La Commune. Quelques années plus tôt, elle inventait dans Toxoplasma (Prix de L’imaginaire 2018) un Montréal anarchiste en pleine guerre civile, perdu quelque part entre le futur et les années 80. En 2015, elle évoquait la transition de genre d’une archéologue explorant les ruines d’un immeuble marseillais dans Sous La Colline. Militant, punk et poétique, l’univers inclassable de Sabrina Calvo touche du doigt les combats politiques d’aujourd’hui, tout en explorant l’identité d’une galerie de personnages féminins souvent inspirés par son propre vécu.
Rencontre avec une auteure en perpétuelle révolte.
Ton parcours et ton œuvre se tiennent à une intersection assez unique : tu écris de la science-fiction, mais de la science fiction militante, et tu le fais en tant que femme, mais aussi en tant que femme queer. Est-ce que tu peux me décrire ton œuvre avec tes propres mots ?
J’ai commencé à m’intéresser à la science-fiction – plus particulièrement au cyberpunk, et à ce qu’on a appelé par la suite le post-cyberpunk – quand j’avais quinze ans. Mais je ne me suis pas donnée le droit d’en écrire avant un certain temps. Maintenant, ça fait une dizaine d’années que j’essaye de formuler une science-fiction intime. Les gens ont du mal à définir ce que je fais. Ça a été compliqué pour moi d’être reconnue comme une auteure de science-fiction, car je n’écris pas vraiment de la science-fiction ; j’écris une « impression » de science-fiction. Mon travail s’articule sur les frontières, sur la ligne de crête, au sein des interstices. Je veux parler de la porosité entre les différentes dimensions de nos vies, des niveaux de conscience, entre le virtuel et l’actuel, entre le rêve et la réalité, entre le passé, l’actuel et l’Ouvert, entre le néant et l’être.
J’écris de la science fiction contemporaine – pas avec des planètes lointaines et des vaisseaux spatiaux – mais de la science fiction, dans le sens des sciences sociales : la sociologie l’anthropologie, la cognitive… Et ce qui m’intéresse avant tout, c’est comment on vit les choses en tant qu’être humain. Un autre truc qui est important, c’est l’enlacement de ma vie avec la matière fictionnelle : ce qu’on appelle le transréel, et qui a été formulé dans les années 90. Le transréel part du principe qu’on va arriver bientôt à un moment où la science-fiction sera notre quotidien, et où le seul moyen qu’on aura de faire la science fiction, c’est de montrer à quel point nous sommes de la science-fiction.
Tu transformes également des lieux réels en espace de lutte. Le Montréal anarchiste de Toxoplasma, ou du quartier de Belleville, à Paris, dans Melmoth Furieux…
C’est du réalisme onirique. En général, je n’ai pas besoin de modifier beaucoup de choses. J’ai presque rien changé de Belleville pour écrire Melmoth Furieux. C’est déjà un quartier libertaire et solidaire. Je me suis seulement demandée : et si on était isolés, qu’est-ce qu’on ferait avec les collectifs qui sont en place ? Pour Toxoplasma, j’ai davantage inventé. Dans le quartier où je vivais à Montréal, il y avait des vestiges du passé punk, mais c’était en train de mourir à cause de la gentrification.
Dans Sous La Colline, pour l’immeuble du Corbusier à Marseille, c’est entièrement basé sur les rencontres que j’ai faites là-bas. Cette caste vieillissante, qui est là depuis les années 60-70 et qui aujourd’hui essaye de continuer à faire vivre Le Corbu de manière communautaire, alors qu’aujourd’hui, les jeunes qui débarquent n’en ont rien a battre : ils ont des jobs corporate, ils veulent vivre en couple, à la parisienne, ils sont pas du tout dans ce délire là. Donc ça non plus, j’ai pas eu besoin de changer grand chose.
Ton style est aussi extrêmement particulier : on est dans une écriture paradoxale. Il y a des mythes et de la pop culture, de l’argot et du lyrisme, de la poésie et des conversations sur des serveurs messagerie instantanée. Comment est-ce que tu lies tout ça ensemble ?
C’est très naturel pour moi. C’est moi. Chez moi, il y a des VHS à coté de livres en grec ancien, des robes en soie dans un quartier militant… Nous sommes des créatures de paradoxes, nous sommes bourrés de contradictions. Notre gros problème, c’est que nous voulons absolument être à un endroit plutôt qu’à un autre. Ma seule proposition politique et militante, c’est d’être ce paradoxe. Quand je me revendique anarchiste, je ne parle pas que d’anarchisme politique – même s’il est essentiel – je parle surtout d’un anarchisme métaphysique, physique et moral. C’est à dire de ne pas vivre sa vie en suivant des principes de domination, d’appropriation de l’autre, mais aussi de soi. Quand on perd pied avec notre fluidité et qu’on s’accroche à une forme sédimentée de nous même, on casse tout et on s’arrache a soi même.
Le seul endroit précis où je me suis mise dans ma vie, c’est en tant que femme. C’est une case que j’ai choisie. Et choisir de se battre pour être une femme aujourd’hui, c’est un vrai choix politique.
Il y a des ponts entre les personnages féminins que tu créées et ta propre vie. Dans Toxoplasma, il y a l’univers du hack, dans lequel tu as évolué. Dans Sous la Colline, l’héroïne entame une transition de genre. Dans Melmoth Furieux, Fi est couturière comme tu l’es. Ou commencent les personnages, et où s’arrête Sabrina Calvo ?
Jusqu’à Sous La Colline, je n’avais écris que des personnages hommes. Et je ne m’identifiais à aucun d’eux. Le seul personnage masculin que j’ai créée, et auquel je me suis identifiée, c’est celui de Bracken dans Elliot du Néant, et on voit bien qu’il est au bord de la crise de nerfs, le pauvre.
Le premier personnage féminin que j’ai écrit, c’était Colline [l’héroïne de Sous La Colline]. Je n’avais pas encore commencé ma transition, et je l’ai écrit pour évoquer la vie d’une femme trans à ma mère. Et ma mère m’a dit, quand elle a fini de lire : « Écoutes, je l’ai trouvé très touchante, cette petite. »
Toxoplasma, c’était l’étape d’après. J’ai commencé ma transition hormonale le lendemain du jour où j’ai mis le point final au manuscrit. Je m’étais posée la contrainte suivante : « Tu vas faire un bouquin avec trois meufs. Il faut qu’elles soient toutes les trois toi, mais en même temps, il faut qu’elles soient autonomes. Si tu réussis à les rendre autonomes, alors, tu auras le droit de faire ta transition. »
Il a fallu que je déconstruise un certain nombre de choses sur la manière dont je regardais les femmes dans mes livres. J’ai fait un début de coming out à mes parents quand j’avais douze ans – ça s’est très mal passé. J’en ai refait un à dix-huit ans, qui s’est encore mal passé. Entre mes dix-huit ans et le moment de ma transition, je n’ai vécu ma féminité que dans la jalousie, la frustration et l’appropriation, parce que la société m’a demandée d’être un homme. Je voulais me prouver que je pouvais construire un autre rapport à la féminité.
Tout de suite après, j’ai écrit Melmoth Furieux. Pour le coup, Fi, c’est moi. Elle a ma vie à Belleville, elle y fait les mêmes choses que moi, elle est entourée d’enfants comme moi – tout son rapport au sexe, à la drogue, aux fringues, aux machines, à la douceur et à la violence, c’est un vrai portrait de moi, de l’intérieur.
J’ai écrit ce livre pendant ma transition, et c’est un livre sur ma transition. Ça ne se voit pas, car je ne le dis pas. Mais c’est un livre sur les deux choses qui ont été les plus importantes pour moi durant cette période, c’est à dire le rapport à la sensualité – d’abord par la couture – et le rapport à la colère. J’étais une meuf en colère. Contre les cis-het, contre les cons, les médias, la corruption des politiciens, les générations d’avant nous qui prétendent nous vouloir du bien alors qu’ils n’en ont rien à carrer…
Et c’est de cette colère qu’est venue l’idée centrale de Melmoth Furieux, qui est de brûler Eurodisney ?
Exactement. Dans mes pires années d’homme, mon obsession, c’était Walt Disney. Nos rêves existent, nos espoirs existent – mais ce rêve là, le spectacle que le capitalisme nous vend, on y a pas droit. Si on nous dit que le rêve est tout en haut, et que notre réalité est tout en bas, notre dépression, c’est tout l’espace différentiel qui existe entre les deux.
Écrire, c’est ma manière de lutter. Le premier livre que j’ai lu et qui m’a vraiment retournée, c’est 1984. J’avais dix ans. Ce qui m’a marquée brutalement, c’est cette scène où le mec, observé par un télécran, trouve un angle mort pour pouvoir écrire ce qu’il ressent dans un cahier. Mon travail artistique est là tout entier. Écrire, c’est la résistance.
Dans une interview, tu as également déclaré que tu écrivais toutes tes œuvres d’un point de vue transféministe…
J’ai aucun problème à revendiquer que je suis une femme trans. Ce vécu, quelque part, il me construit. C’est mon histoire, ce sont mes cicatrices. Et ça me donne un ancrage politique très fort. Je dis que je suis anarchiste, mais pour moi dans le transféminisme, tu es obligé d’envisager la notion d’anarchisme. Le transféminisme c’est un ancrage politique et social, réel et matérialiste.
Maintenant, mon travail a moi, c’est le sublime et la quête du sublime. Il y a des gens qui trouvent que ce que je fais est lyrique – mais j’ai même pas encore commencé a faire des trucs lyriques ! Ce que je fais, c’est faire dialoguer ce matérialisme transféministe et ce spirituel.
En dehors de 1984, quelles sont tes principales influences littéraires ?
Je suis influencée par des choses qui n’ont rien à voir avec ce que je fais. Si je peux recommander quelques trucs que j’adore : Imajica, de Clive Barker. Dans ce livre, il y a un personnage qui s’appelle Pi ‘Oh’ Pa, qui est un shapeshifter – en gros, une personne trans – et qui m’a énormément touchée. Ensuite, Le Parlement des Fées, de John Crowley, qui raconte l’histoire d’une famille dans une vieille maison, à la frontière du monde entre les fées et les hommes. C’est un des plus beaux livres que j’ai jamais lu. Il y aussi Âmes Perdues deBilly Martin Brite, une histoire de vampires queers, goths, trans, etc. C’est super. Et le dernier, peut-être le plus important, Identification des schémas, de Williams Gibson. Je ne sais pas combien de fois j’ai lu ce livre.
Mais, ce qui m’a le plus influencée, c’est l’écriture antique ; les auteurs comme Sappho, Eschyle, Hérodote. Et puis, la poésie : Novalis, Emily Dickinson, les québécoises… Pour moi, la plus grande écrivaine de tous les temps, c’est Virginia Woolf. Notamment Les Vagues et Vers le Phare – je crois que c’est le bouquin qui m’a le plus retournée dans ma vie. Le sublime, pour moi, est chez Virginia.
Melmoth Furieux – Roman – Rayon littératures de l’imaginaire
Illustration de couverture par David Lyle / Stéphanie Aparicio
Broché – 312 pages – 18 €