On vous avait déjà parlé de Tarek Lakhrissi en septembre, lors du festival Jerk Off : diaspora/situations, la série de courts métrages documentaires de ce jeune artiste, poète et vidéaste, y était projetée en présence de plusieurs des protagonistes (elle sera d’ailleurs de nouveau diffusée ce jeudi 9 février à la Bellevilloise). Il y a quelques temps, nous avons assisté à son atelier autour du théoricien queer José Esteban Muñoz à la galerie Anticipation, atelier qui nous a bien plu. Du coup, on lui a demandé de nous en dire un peu plus sur son travail et ses projets à venir.
Tarek Lakhrissi, peux-tu te présenter rapidement pour celles et ceux qui ne te connaissent pas?
J’ai étudié à Paris III Sorbonne-Nouvelle la littérature et les études théâtrales, puis l’histoire de l’art et la sociologie à l’Université de Montréal. En plus de mon activité de libraire, je suis artiste et je travaille autour de trois modes : un théorique, un autre, visuel, et un dernier, poétique.
Actuellement, je me concentre sur l’impact post-colonial de la société française à travers des supports artistiques et des expérimentations littéraires, en traversant les affects. Je suis très inspiré par la notion d’identité-relation établie par Edouard Glissant.
Ta websérie diaspora/situations a été projetée plusieurs fois ces derniers mois. Comment est né ce projet ? Comment est-il reçu ?
Le projet est né à partir de mon séjour à Montréal. Il y a eu plusieurs catalyseurs : l’événement du décès de Michael Brown l’été 2014 et les répercussions dans le monde entier. A l’époque, je suivais un cours sur la représentation du corps noir dans la culture populaire donné par Charmaine Nelson à McGill. Elle expliquait très bien comment la perception du corps noir influençait les violences vis-à- vis de ces corps-là. A cette période, je lisais des auteurs comme José Esteban Munoz, et il m’a profondément marqué. Dans l’un de ses ouvrages, Disidentifications (1999), il décrit ce concept qui se nomme désidentification. Il s’agit d’une stratégie de survie propre aux personnes queer de couleur.
A partir de cette théorie et de mon travail de mémoire, j’ai voulu la mettre en pratique en interviewant des personnes concernées et ayant une pratique en lien avec leur corps (danse, performance, sport…). J’ai eu le plaisir d’en faire une introduction dans le Hub de la galerie Anticipation dans le cadre de l’Editathon Wikipédia et Féminisme, qui aura lieu aux Archives Nationales. C’était un moment important d’investir cet espace, dans le quartier très connoté du Marais, et de mettre en lumières certaines luttes, lectures de personnes queer de couleur, tout en abordant diaspora/situations. L’artiste Wu Tsang qui participera à cet événement me disait sur skype que José Esteban Munoz aurait ri à l’idée de savoir que sa théorie fait l’objet d’un événement dans ce lieu historique et super… camp.
Je crois que cela touche les gens d’écouter des discours qui prennent le contrepied de ce qu’ils ont l’habitude d’entendre. C’était important pour moi de représenter des modes de résistances complexes, parfois paradoxaux, propres à des personnes qui se « désidentifient », créant ainsi une rupture radicale face à ce qui est considéré comme majoritaire, normé et valide. Il y a une nécessité dans nos sociétés à donner la parole aux plus vulnérables et de redéfinir nos relations entres nous.
Tu co-diriges aussi une revue au nom intriguant de Facial. Que peut-on trouver à l’intérieur ?
Il s’agit d’un projet avec un ami, Aurèle Nourisson, qui a grandi dans le même coin que moi. Je ne sais plus d’où c’est venu, mais on a voulu collaborer pour mettre en place un fanzine hybride qui répertorie des textes en lien avec la culture, mais avec une dimension poétique/politique de façon ludique et digeste. Facial est d’ailleurs accessible en ligne, cette question est politique. Le but est d’inviter différents collaborateurs pour publier des choses un peu étranges, qui prennent le monde de et d’en « face » avec toujours une dimension critique. Un peu pour inventer un autre chose, un ailleurs tout en volant des images sur Internet. On y a publié, par exemple, une entrevue avec le marionnettiste Jonathan Capdevielle qui décrit son rapport aux films d’horreur, ou encore un texte de l’artiste Ghita Skali sur la difficulté d’obtenir un visa et le rituel d’aller tous les matins à la préfecture…
D’autres projets dans tes tiroirs ?
J’écris beaucoup. J’ai plusieurs projets en tête autour de cela, notamment conceptualiser des performances en lien avec la poésie, la lecture orale. Mais c’est en cours de réflexion et tenu secret, sinon ça porte le 3in (en arabe : la poisse). Je viens de finir de réaliser une nouvelle vidéo, Assise à une table. L’idée était de mettre en lien deux éléments qui m’ont profondément marqué : la série photographique The Kitchen Table Series (1990) de Carrie Mae Weems et l’album de Solange, A seat at the table (2016). A partir de ces deux éléments qui ont beaucoup de points communs mais s’inscrivent dans des temporalités différentes, j’ai réalisé une courte vidéo en collaboration avec l’actrice Marie-Julie Chalu. J’avais envie de traverser avec elle, les motifs de la sphère privée comme espace politique, les conditions complexes des femmes noires et la place centrale des affects comme résistances.
Un petit poème pour la route ?
Peut-être ce poème à répéter trois fois à voix haute :
dans mon souvenir
je me suis considéré île et désert
loin de tout
i know it hurts
bâtard motherfucker de mes deux
loin dans le désert tu me trouveras
déjà si loin, loin, loin
entre les rochers, les serpents
ma voix sera loin, loin, loin.
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Diaspora/situations, à la Bellevilloise le 9 février