Après avoir publié Comme un million de papillons noirs, Laura Nsafou publie Le Chemin de Jada aux éditions Cambourakis. L’album publié en janvier en est déjà à son deuxième tirage. C’est un véritable bijou de douceur et d’intelligence. On y suit Iris et Jada, deux sœurs jumelles que tout rassemble. Un seul détail les distingue : leurs couleurs de peau. La peau d’Iris est claire comme l’acacia tandis que celle de Jada est aussi foncée que le cacao. Alors que la peau d’Iris est sans cesse admirée dans son village, Jada est moquée à cause de sa peau foncée. Elle décide alors de s’enfoncer dans la forêt à la recherche des « Enfants de la Nuit ». Nous avons rencontré Laura Nsafou.
Est-ce que, pour commencer, vous pourriez revenir pour nous sur ce qu’est le colorisme ?
Bien sûr. Le colorisme est une discrimination fondée sur la hiérarchisation des carnations d’un même groupe ethnique où la carnation la plus foncée est dévalorisée, au profit d’une carnation plus claire. Cette discrimination marche conjointement avec le racisme systémique, et répond donc à un idéal de beauté basée sur des diktats occidentaux blancs. C’est un phénomène que l’on retrouve notamment en Asie, en Afrique ou encore en Amérique latine.
Il y a un enjeu autour de la revalorisation des personnes ayant une carnation foncée, mais également un enjeu de responsabilisation.
Dans quelle mesure était-il important pour vous d’aborder cette question, et plus spécifiquement de l’aborder dans un ouvrage destiné principalement aux enfants ?
Tout comme pour mon premier ouvrage, il me semblait important d’avoir une démarche de sensibilisation, d’abord envers les plus jeunes susceptibles de se construire avec des remarques coloristes (« t’es tellement noir qu’on ne te voit pas dans la nuit », « tu serais si belle si tu n’étais pas aussi noire », etc), mais aussi envers les adultes qui en ont été victimes ou qui le perpétuent. Le colorisme est très banalisé et rarement nommé, ce qui en fait une forme de discrimination insidieuse. Il y a un enjeu autour de la revalorisation des personnes ayant une carnation foncée, mais également un enjeu de responsabilisation. Pour les adultes, j’imagine qu’il est plus flatteur pour eux de vouloir se reconnaître en Jada qu’en sa grand-mère, qui tient des propos coloristes.
Pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet par le biais de l’histoire de deux soeurs jumelles ?
Déjà parce que j’avais envie d’explorer la sororité : j’ai une petite sœur dont je suis très proche, et il m’est apparu plus tard que le fait qu’elle soit plus foncée que moi, soit un facteur différenciant par rapport à nos beautés. Et à mon niveau, j’étais plus foncée que la plupart de mes cousins antillais, ce que l’on me faisait parfois remarquer comme quelque chose de distinctif et de dépréciatif. Du coup, je crois que c’était important pour moi de à la fois, ne pas céder à la facilité en faisant du colorisme, une raison pour Jada et Iris de ne pas s’aimer et d’être en compétition dans l’histoire, et à la fois d’éviter l’écueil où le vécu de Jada serait minimisé par rapport au rôle de sa sœur. L’intrigue est vraiment centrée sur le parcours de Jada et son envie d’aller chercher sa propre beauté, là où Iris prend conscience que le monde ne voit pas sa sœur comme elle.
La métaphore du chemin est-elle le signe d’un nécessaire travail sur soi demandé aux personnes à la peau foncée ? Et plus particulièrement aux filles et aux femmes ?
Complètement. On ne peut pas espérer que des femmes à la peau foncée, qui plus est noire, se construisent indifféremment des représentations et discours coloristes ambiants. Que l’on ait préféré foncer la peau de Zoe Saldana pour le rôle de Nina Simone, plutôt que d’engager une actrice noire darkskin, ça renvoie quelque chose. Que l’on préfère systématiquement dans la publicité mettre des femmes claires de peau ou métisses pour représenter des femmes noires, ça dit quelque chose. Que l’on encense des femmes noires foncées, à condition qu’elles soient minces ou qu’elles apparaissent dans des photos avec une peau huilée, ça dit quelque chose. Tout ça, ce sont des agressions directes ou indirectes à l’égard de personnes ciblées et je pense qu’on leur doit de rendre visible le chemin qu’elles font, mais aussi de relayer leurs paroles.
Pour moi, l’invisibilité et la méconnaissance du colorisme en France va de pair avec le tabou que ce pays perpétue autour de la question raciale.
Comment expliquez-vous que ce thème soit si peu présent dans la littérature, et plus généralement dans la société, en France ?
Pour moi, l’invisibilité et la méconnaissance du colorisme en France va de pair avec le tabou que ce pays perpétue autour de la question raciale. Le Chemin de Jada s’ajoute à la somme de récits singuliers, dont on doit prouver l’universalité.
Comment s’est fait le travail d’illustration avec Barbara Brun pour Le Chemin de Jada ?
Je savais en écrivant Le Chemin de Jada qu’on allait pouvoir s’amuser (rires). J’ai donné peu de suggestions sur l’univers à Barbara, car l’imaginaire et la poésie de ses dessins allaient profiter d’une plus grande liberté que pour Papillons noirs (où l’univers était très urbain et occidental, beaucoup plus proche du réel). En lisant l’histoire, elle a eu les mêmes influences que moi, à savoir un univers très proche de la nature, un peu pittoresque, mais aussi avec une influence de l’Amérique noire des années 30 (si vous cherchez bien, vous trouverez même un poster de Billie Holliday). Elle en parlerait mieux que moi, mais ce qui était intéressant aussi, c’était la gestion de la lumière, avec la peau de Jada en contraste, par exemple. J’ai vraiment adoré la voir créer cet univers.
Nous avons déjà abordé la question de l’importance de la représentation dans les ouvrages destinés à la jeunesse. Y a-t-il d’autres thèmes que vous souhaiteriez aborder dans vos prochains ouvrages ?
Ils ne sont pas clairement identifiés (rires). Ça me fait sourire comme question, car j’ai une amie qui me demandait le thème de mon prochain livre, et nous en avons ri car je crois que les gens s’attendent à ce que j’aborde un thème bien défini à chaque publication pour les 10 prochaines années. Je travaille sur une histoire jeunesse qui aborde la question du changement climatique, mais toujours avec un regard critique sur la manière dont ce thème est abordé, souvent au détriment d’une perspective décoloniale. Je réfléchis aussi à varier les supports et les genres littéraires pour assurer l’accessibilité de mon travail. Et puis, honnêtement, plus le temps passe, plus j’écris des histoires où la diversité de mes personnages n’est pas une question, elle fait partie du paysage et nourrit leurs caractères respectifs. Et ça, c’est le plus passionnant.
Le Chemin de Jada
- Laura Nsafou et Barbara Brun
- Editions Cambourakis
- Collection Sorcières
- Date de sortie : 8 janvier 2020
- 32 pages / 215 x 266 mm
- 14 euros ttc