Rédacteur en chef de Frustration, Nicolas Framont vient de publier Parasites, un livre qui s’intéresse à la bourgeoisie et la décrit pour ce qu’elle est : très loin de l’idée d’entrepreneurs qui ont réussi. Interview.
L’actualité donne raison à Nicolas Framont : rarement les inégalités dans le quotidien des classes les moins privilégiés, les plus laborieuses et, par la force des choses, les plus enclines à la diligence, n’ont été aussi perceptibles et manifestes.
L’auteur d’un Parasites se voulant outil d’escarmouche pour celleux qui subissent, atteste de ce déséquilibre et coup infligé à l’endroit de la bourgeoisie et ses plus fidèles serviteurs, présente un inventaire de ce qui assiège, enferme, immobilise… pour mieux riposter.
« La véritable classe parasite est celle qui est située au sommet du corps social » et cela, Nicolas fait bien de l’assener dans son livre qui, par une série d’anecdotes, de faits, d’exemples congrus, nous rappelle à quel point il est essentiel de ne pas tomber dans les pièges des discours soit disant unanimes, partagés comme s’il s’agissait de nouvelles normes, de marches à suivre. Du moins cela dépend de quel côté l’on se place.
« Non, les 500 familles les plus riches de France ne sont pas composées de dynamiques entrepreneurs qui ont pris des risques », ce serait même plutôt l’inverse.
Nicolas Framont, aussi rédacteur en chef du magazine Frustration, décortique, analyse, offre à voir ce qu’il y a de moins attrayant chez les mieux lotis. Ces 276 pages se veulent un guide de survie pour une société qui ne cesse de se fracturer et qu’il serait bon d’unifier, nous laissant par la même occasion imaginer ce que cela donnerait si les caisses de solidarité, les cuisines collaboratives, l’entraide sociale, les associations d’être humains étaient banalisées.
Bonjour Nicolas. Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Tu m’as affirmé être un lecteur de Friction Magazine, grand bien t’en as pris. Peut-être pourrions-nous commencer par la généalogie de ce livre : comment en es-tu venu à réaliser cet essai ?
C’est le prolongement du travail mené durant plusieurs années à Frustration magazine : documenter la lutte des classes, en partant du concret, du quotidien des gens. Je voulais depuis longtemps faire un livre un peu « manifeste », qui tape fort, qui donne envie de se sentir fort et libre, et de se révolter.
Dans Parasites, tu t’emploies à défaire la maxime qui voudrait faire croire que « quand on veut, on peut ». Tu affirmes également, à juste titre, que les faits s’opposent en permanence à cette illusion d’une « égalité des chances ». Pourrais-tu nous en dire plus à ce sujet ?
C’est très simple, il suffit d’acheter chaque année le magazine Challenges qui établit le classement des 500 plus riches familles de France. J’ai pris les 100 premiers, j’ai vu 60 héritiers directs (l’entreprise qui les rend riches leur a été transmise par leur papa) et 40 indirects (des enfants de gens riches, bien placés, bien aisés). Ça, c’est pour ce qui est des milliardaires. Mais c’est ainsi dans tout le reste de la société : la bourgeoisie et ses satellites ont constitué un système éducatif qui ne laisse aucune place au hasard pour ses propres enfants. Dès la maternelle il bénéficie d’une éducation particulière, qui ne laisse pas de place à l’échec. Même si votre jeune héritier, sur les coups de ses 20 ans, rate le concours d’HEC parce qu’il aime trop danser à Ibiza, il sera sauvé par un diplôme acheté dans une école privée.
L’égalité des chances, ça n’existe pas. Et ce n’est pas parce que, dans les grandes écoles, il y a toujours une petite proportion d’enfants d’ouvriers et d’employés, ça ne change pas grand-chose. Leur « réussite » ne sera pas garantie pour autant. Le problème sera déplacé à la sortie : vous n’aurez pas le réseau de vos camarades, pas les revenus permettant de vivre en centre-ville, etc.
Et par ailleurs, quand bien même nous aurions une « égalité des chances », quel intérêt pour les classes laborieuses ? On serait dominé par des patrons qui se seraient « vraiment » faits tous seuls ? Ça changerait quoi ? Ce concept est vraiment conçu pour légitimer des hiérarchies sociales.
Ton livre est offensif à l’égard de la bourgeoisie et celle que tu t’emploies à nommer la « sous-bourgeoisie » (« aspirant.e bourgeois.e » serait pour ma part tout aussi adapté). Iels en prennent pour leur grade. C’est là une spécificité que l’on retrouve également dans Frustration Magazine. Qu’est-ce qui t’a motivé à, pour le dire simplement, entrer dans ce combat ?
D’abord de la rigueur descriptive : on ne peut pas comprendre comment la bourgeoisie nous domine si on ne prend pas en compte le rôle de toutes celles et ceux qui, chaque jour, la légitiment dans sa domination, transmettent ses ordres, créent des procédures – au travail comme ailleurs – pour faciliter son accumulation de richesse.
Ce groupe de la sous-bourgeoisie, aspirants bourgeois ça marche aussi, se nie par ailleurs souvent en tant que classe sociale. C’est même le groupe social qui, du haut de sa maîtrise de la production médiatique, intellectuelle et culturelle, a contribué le plus à décrédibiliser l’approche en terme de classes sociales. Sans doute pour se faire du bien.
Parasites emprunte parfois des chemins sinueux, je pense à ce plaidoyer contre la grande distribution qui, selon toi, serait responsable de la baisse de la création d’emplois alors qu’on nous affirme en permanence le contraire. Tou.te.s ces caissier/caissières travaillant (à la chaîne) dans les super/hypermarchés sont les parangons d’une soit-disant vertu du capitalisme. Pourrais-tu revenir sur ce point ?
Je parle des hypermarchés pour répondre à l’argument massue selon lequel « oui mais les riches, eux, crée des emplois ». J’ai voulu aller regarder ça de près : est-ce que vraiment la bourgeoisie française « créé » des emplois, contrairement à toi ou moi ?
La réponse est franchement non. D’ailleurs les gens qui utilisent cet argument ne prennent jamais la peine de le justifier. En fait, si l’on regarde ces 40 dernières années durant lesquelles la classe supérieure s’est enrichie comme jamais, on observe dans le même temps le développement du chômage de masse et de l’emploi précaire. Car ce qui fait la réussite des grandes fortunes de notre temps, c’est la compression des salaires et la réduction du droit des salariés : les délocalisations, les contrats courts, intérim, tout ça a augmenté les marges financières du patronat. Par conséquent, les riches ne créent pas d’emploi, ils le détruisent ou ils le transforment.
Et à cet égard, l’exemple de la grande distribution – fleuron national puisque nous exportons nos enseignes Auchan et Carrefour – est emblématique : les riches familles qui l’ont promu ont créé un modèle destructeur d’emploi. Un emploi créé dans la grande distribution, c’est 3 emplois détruits ailleurs, selon plusieurs études. Et quels emplois ! Précaires et sous contrôles permanents. À chaque étape-clef de son enrichissement, la bourgeoisie a salopé le travail des autres, pour mieux l’exploiter.
Le vocable utilisé par les exploitants est tout bonnement effarant (l’emploi du mot « collaborateur.trice » au lieu de « salarié.e » en est un parfait exemple). En aurais-tu d’autres à donner à nos lecteur.trice.s ?
En ce moment, il y aurait beaucoup à dire sur l’usage du terme « démocratie » pour désigner l’élection, suite à un barrage au second tour, d’un président qui estime avoir le droit de faire ce qu’il veut, y compris réprimer violemment ses opposants, pendant 5 ans. La démocratie, ce n’est pas uniquement le vote, contrairement à ce que les bourgeois aimeraient nous faire croire.
Au travail, l’injonction au « dialogue » fait de gros dégâts, puisqu’il est dur de refuser le « dialogue », même si l’on sait qu’il va s’agir d’un monologue des chefs et des patrons. C’est ce « dialogue social » qui a rendu inoffensive une grande partie des syndicats de ce pays.
Blaise Pascale, un bourgeois du XVIIe siècle disait « Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave c’est montrer sa force. ». Les dominant.e.s font croire qu’iels sont en nombre conséquent, les chiffres disent le contraire. Tromper, simuler, dissimuler, n’est-ce pas là le propre de la bourgeoisie ?
Dans Parasites, j’essaie de rappeler qu’ils sont nettement moins nombreux que nous, les bourgeois. Leur système tient parce qu’ils ont créé un système hiérarchique qui rend possible leur domination, mais du point de vue du nombre de corps, on gagne.
Oui, la bourgeoisie ment, trompe, dissimule en permanence la vraie nature de son règne. Car si nous étions constamment confrontés à la réalité de son exploitation, nous serions fous de rage à longueur de journée (c’est de plus en plus le cas, surtout en ce moment). Donc elle a besoin de ces mensonges pour justifier ce qui n’est rien d’autre que du vol, de la prédation et de l’héritage. Et pour cela elle peut compter sur des idéologues, dans le livre je cite Michel Onfray, Raphaël Enthoven, Nicolas Bouzou… qui reviennent régulièrement nous assener ces mensonges.
Cette analyse saisissante que tu fais du politique, dans sa définition la plus large, qui inflige un formatage idéologique et social à ses membres non bourgeois est l’un des moments fort du livre. Pourrais-tu développer ta pensée à ce sujet ?
Je réponds un peu à cette injonction à « intégrer les institutions pour changer les choses de l’intérieur » ou les « vous avez qu’à vous engager en politique » qu’on entend parfois adressés aux gens qui luttent, par exemple les gilets jaunes. La « politique » ce n’est pas neutre, dans des institutions bourgeoises. Cela produit des effets sur celles et ceux qui s’y rendent. Je l’ai vu dans mon entourage, j’ai des amis qui sont devenus députés… bon, ce ne sont plus les mêmes personnes. Ils sont coupés de leur milieu social, leur train de vie change radicalement, ils deviennent patrons (ils ont des collaborateurs avec un droit du travail ultra light)… La politique change les gens car elle est conçue pour une représentation bourgeoise de la société. J’ai travaillé deux ans à l’Assemblée Nationale, comme conseiller de groupe parlementaire, et j’ai vu cet endroit me changer. D’abord mon style vestimentaire, mais aussi ma façon de parler, mes goûts, mon rapport à la radicalité… J’ai fui avant qu’il ne soit trop tard.
Cela peut paraître anodin pourtant, en quatrième de couverture, ton activité de vendeur en fruits et légumes* y est mentionnée. J’y vois une fierté à exercer cette profession. Est-ce pour toi un moyen de briser la chaîne de production que le capitalisme masque tout en incitant à consommer des produits transformés ?
Si cette activité est mentionnée c’est qu’elle définit grandement les conditions de production de ce livre. Je ne suis pas universitaire, je ne suis pas un « intellectuel professionnel », je suis aidant agricole sur l’exploitation de mon mari et je fais les marchés avec lui, ce qui implique du travail de nuit, pénible physiquement etc. Contrairement à lui, je ne fais ça qu’à temps partiel (le reste du temps je m’occupe de Frustration magazine et je fais du freelance pour boucler les fins de mois), mais c’est une expérience qui marque et qui permet aussi de ressentir plus fort le sentiment d’appartenance de classe que j’ai par moments cru perdre (à l’Assemblée Nationale par exemple). Cela permet d’avoir « les pieds sur terre » et de ne pas être un militant hors sol, ce que je trouve être un défaut répandu à gauche…
Et oui il y a une fierté par ce que l’on fait avec notre ferme, c’est un tout petit lieu de résistance à l’agriculture productiviste qui annihile les insectes et empoisonne les sols… Et c’est vraiment très compliqué physiquement et financièrement. Donc oui, j’en suis un peu fier (surtout fier de mon mec qui travaille la terre), et je trouve que savoir cuisiner des légumes c’est une façon de se réapproprier notre alimentation qui a été monopolisée pendant des décennies par l’agro-industrie. Ce n’est pas encore possible pour tout le monde, mais nous on essaie par exemple de donner à nos clients des recettes simples et rapides pour cuisiner quand on n’a pas le temps des légumes qui peuvent au premier abord rebuter… Ceci dit, je précise que je ne crois pas au « conso-activisme ». On le voit à notre échelle de producteurs et vendeurs : on ne pourra changer la production alimentaire dans le monde que par un changement politique et général du mode du production alimentaire, pas par des choix de consommation individuels par ailleurs tout à fait respectables, mais insuffisants. Concrètement, l’été dernier, les gros agriculteurs de notre département, qui produisent du maïs destiné à l’élevage, ont vidé les nappes phréatiques, condamnant les petites fermes à la sécheresse… Face à un tel vol, les petits gestes ne suffiront pas : il faut un changement radical et collectif.
* dans un marché, en Charente-Maritime
On vous invite à lire la lettre rédigée par l’écrivain Joseph Andras paru le 20 mars dernier dans Frustration magazine et cet édito « Faisons tomber le régime »
Publié le 8 février dernier aux éditions Les Liens qui Libèrent, « Parasites » est disponible dans toutes les bonnes librairies. Nicolas Framont effectue actuellement une tournée pour promouvoir le livre. Il passera par Montpellier, Toulouse, Sète, Marseille, Lyon, Aubagne, Aubs, Metz, Paris…