Par Izadora X. et Zaz.
C’est samedi matin, on n’est pas sorties hier parce qu’on voulait être fraîches pour cet entretien. Gwenola Ricordeau, prof à la California State University et auteure de Pour elles toutes : femmes contre la prison, sorti cette année aux éditions Lux, nous attend dans un café à côté de la Basilique de Saint-Denis. Il fait beau malgré le froid et nous arrivons toutes les deux en vélo. Dès qu’on s’assoit et qu’on se tâte à présenter le magazine et nous-mêmes, Gwenola nous met à l’aise direct. Elle se dit particulièrement contente d’avoir été contactée par Friction. Cela fait quelques mois qu’elle fait le tour des librairies et des rencontres pour parler d’abolitionnisme pénal et féminisme nous dit-elle, et malgré les multiples mentions dans l’ouvrage de l’importance de ce débat pour la population queer ou LGBTQI, aucun média ou lieu de la « commu » ne l’avait encore cherchée pour une discussion ou intervention.
On est donc contentes de partager avec vous une partie de ces deux heures passées en terrasse (on ne craint pas le mois de décembre). On a pu débattre de l’érotisation de la prison et la consulter pour des questions d’éthique professionnelle (tout ça reste en off). Gwenola alimente notre imaginaire, notre bienveillance et notre envie de résistance transformatrice centrée sur les besoins des victimes.
Son livre rappelle que dans le camp féministe, il nous faut dénoncer, agir et construire des solidarités. Il pose toutefois nombre de questions fondamentales : de quoi les victimes ont-elles besoin ? La salle de tribunal est-elle le meilleur endroit pour une victime pour se reconstruire ? Qu’est-ce-que le système pénal et son traitement de nos demandes ? N’est-il pas le reflet des lacunes de la justice sociale ? N’est-il pas un système qui accroît et renforce les inégalités ?
L’abolitionnisme pénal – et sa longue généalogie que nous donne Gwenola Ricordeau, à commencer par la pensée d’Angela Davis – n’appelle pas « à abandonner la prison » (pas tout de suite en tout cas). Il invite à retrouver une responsabilité collective, et par la même récupérer une autonomie qui a été sappée par des experts en tout genre (policiers, juges, avocats). Que faisons-nous des conflits et des réparations (et des inégalités perpétrées par le système judiciaire) ?
A la scellée d’une décision qui ne dure qu’un bref instant, il s’en suit parfois de longues années pour les personnes incarcéré.e.s et leurs proches, majoritairement des femmes. Gwenola Ricordeau a fait l’expérience du stigmate des « proches défaillantes » et de leur charge domestique « à distance ». Elle y a trouvé une expérience typiquement féminine, une injonction patriarcale soutenue et orchestrée par le système pénal. C’est à la porte des prisons, presque en non-mixité, qu’est alors né son engagement de féministe abolitionniste pénal. Entretien.
« Pour une durée de peine égale pour un homme gay, une femme lesbienne ou une femme trans, le passage par la prison va avoir des conséquences sociales beaucoup plus importantes que pour les personnes heteros et/ou cisgenres. »
Friction : Pourquoi la prison est-elle une question LGBTQI ?
Gwenola Ricordeau : Il y a une longue histoire de la criminalisation des personnes LGBTQI. L’exemple le plus connu étant la criminalisation des relations sexuelles entre personnes de même sexe, la criminalisation aussi du changement de genre (je ne sais pas s’il y a une expression plus générale en fait pour dire cela). On sait aussi que les personnes LGBTQI, en particulier les femmes trans, sont plus criminalisées que les femmes cisgenres… On sait assez bien que les lesbiennes sont plus criminalisées que les femmes hétérosexuelles.
En France, ce n’est plus la question de la criminalisation du fait d’être LGBTQI, mais la criminalisation va s’inscrire dans une histoire, une trajectoire personnelle d’une personne LGBTQI. On a du mal à le quantifier d’un point de vue scientifique. Aux États-Unis, on a un peu plus de recherches. Les recherches aux États-Unis disent que les jeunes LGBTQI ont souvent des difficultés à l’école à cause de violences scolaires, de violences des paires, des formes d’exclusion sociale. L’école ne protégeant pas les adolescents LGBTQI, ça va s’inscrire dans un parcours d’exclusion. Si la famille s’y rajoute, cela peut être accompagné d’addictions, de travail du sexe, de formes de survivance qui vont aboutir à des actes criminalisés.
Sur-représenté.e.s parmi les personnes qui sont criminalisées et celles qui sont incarcérées, on observe que, pour une durée de peine égale pour un homme gay, une femme lesbienne ou une femme trans, le passage par la prison va avoir des conséquences sociales beaucoup plus importantes que pour les personnes heteros et/ou cisgenres. Notamment parce que, d’une manière générale, ielles tendent à bénéficier moins que le reste de la population des solidarités familiales. En raison des parcours d’exclusion sociale, lorsqu’ielles se trouvent en prison, ielles ne vont pas pouvoir compter sur la famille, qui est souvent le premier lieu de solidarité. En ce sens, c’est une question LGBTQI.
On arrive donc à l’argument central du livre : les recherches montrent que la prison ne nous protège pas, elle n’a rien fait pour diminuer la quantité de violence, soit envers les femmes, soit envers les populations LGBTQI. Qui plus est, elle est une étape dans le parcours de tou.te.s les exclu.e.s de la société, le symbole de la chaîne de carences, d’injustices sociales. Par exemple, tu parles des femmes incarcérées qui retrouvent dedans tout ce qui leur manquait dehors (logement, soins…) et qui aurait pu leur éviter de se retrouver en prison.
Effectivement, c’est ça que je voulais évoquer, parce que c’est vraiment le symbole de l’échec de la prison. La victimation[1] des personnes LGBTQI, avec toutes les facettes qu’il peut y avoir d’homophobie, transphobie, lesbophobie, est aujourd’hui pensée au sein de ces luttes-là uniquement sous l’angle de l’impunité (de la non-pénalisation par le système pénal des auteur.e.s de violences) . Alors on sait que les personnes LGBTQI subissent des formes de victimation qui leur sont spécifiques et puis on sait aussi que le système pénal a des formes d’impunité, de non-gestion et de non-intérêt pour ces formes de victimation.
Il faut construire une société où il y a plus de justice sociale. Politiquement, je me situe plus du côté de la justice sociale que de la justice pénale et de la prison. Les parcours des personnes criminalisées montrent qu’elles ont souvent eu des besoins légitimes (de protection, d’accès à des ressources) qui ont été négligés. Paradoxalement, on y répond que quand les personnes sont criminalisées… C’est pour ça que je plaide en faveur de la justice transformative, pour développer des formes d’autonomie vis-à-vis de la justice pénale et sortir d’une justice essentiellement punitive.
« L’abolitionnisme ne remet pas en cause les besoins des victimes mais il dit simplement ‘on peut faire mieux’. »
Le recours au pénal permet parfois de répondre à certains besoins absolument légitimes des victimes, comme celui de la reconnaissance de leur victimation, d’être reconnu.e comme ayant subi du tort. Il essaie aussi de remplir le besoin de vérité. C’est extrêmement important pour une victime : vous savez bien que quand on est victime de quelque chose de grave, on se pose la question « est-ce que j’ai vraiment vécu ça ? ». C’est toujours bien d’avoir quelqu’un qui dit « si, c’est vrai ». En fait, l’abolitionnisme ne remet pas en cause les besoins des victimes (de vérité, de reconnaissance, et de sécurité notamment) qui sont censés être pris en charge par le système pénal, mais il dit simplement « on peut faire mieux ». On fait le pari qu’on peut faire mieux pour répondre à ces besoins de sécurité, de vérité, de reconnaissance, etc.
Ton argument de dire qu’abolir la prison aidera à mettre fin aux violences structurelles racistes et capitalistes est très convaincant. En revanche, à part la fin de la judiciarisation des femmes ou des LGBTQI qui font de l’autodéfense, ce n’est pas sûr que l’abolition de la prison signifierait la fin des violences patriarcales ou homophobes. Il reste la question : si demain on abolit la prison, comment gérer les violences patriarcales ou homophobes dans la société ?
Alors, je pense que le projet abolitionniste ce n’est pas de dire « demain on abolit la prison ». Personne n’a envie d’être devant chez soi avec une carabine à défendre soi-même et ses potes. Il y a un groupe que je trouve intéressant aux États-Unis, GenerationFive. Leur but est de mettre fin aux violences à l’égard des enfants. Ils se donnent cinq générations. On se place dans un horizon extrêmement long, parce que l’idée, c’est de changer la structure sociale. Si on pense qu’on ne va pas résoudre les violences sexuelles ou le patriarcat par la prison, on parle bien de changer la structure sociale. Ça ne se fait pas en un mois, ni même en cinq ans.
En tout cas, ce qu’on entend des courants dominants du féminisme, par exemple autour du Grenelle des violences conjugales, c’est principalement des appels à mettre fin à l’impunité, à automatiser les dépôts de plainte et les procédures judiciaires. Je pense que c’est forcément une impasse, parce qu’on a affaire à des crimes de masse, comme l’homophobie est un crime de masse. Il y a les acteurs de crimes homophobes, mais il y aussi toutes les formes de complicité. Là, on a affaire, en fait, à un crime structurel, on ne peut pas juste désigner des auteurs. Ce qui ne veut pas dire les excuser en disant qu’ils sont seulement des produits de la société, non. On est bien obligé.e.s de reconnaître que ça s’inscrit dans des structures de domination. En même temps, juste désigner des auteurs et espérer qu’ils changent par la magie de la punition, à mon sens, ne peut pas faire évoluer les structures sociales. Surtout qu’il y a une sorte d’implicite qui n’est jamais discuté. Si on punit une personne, ça va l’éduquer et la dissuader (mais aussi dissuader d’autres personnes) de commettre d’autres actes similaires. Or ce n’est pas parce qu’on met un homophobe en prison que les autres personnes se disent « ah, effectivement, l’homophobie, ce n’est pas bien ». S’il y a de l’homophobie, ce n’est pas simplement parce qu’il y a des individus qui ne sont pas éduqués, qui sont méchants ou qui auraient des défauts de qualité morale, mais parce que la société repose sur l’hétérosexualité comme norme sociale et permet donc de multiples formes d’homophobie.
Et la société produit aussi les situations où les personnes LGBTQI sont, par exemple, dans des situations de vulnérabilité, plus exposées à des risques de violence. Si elles n’étaient pas dans la rue, pas plus exposées à la consommation de drogues etc., elles seraient aussi moins exposées à des situations de violences, ou au moins auraient plus d’outils pour riposter ou se prendre en charge, savoir quels sont leurs besoins.
C’est important ce que tu dis, en tout cas, ça fait écho à mon positionnement politique, sur les propositions du courant dominant du féminisme et aussi les courants dominants des luttes LGBTQI. L’agenda punitif ne m’intéresse pas du tout. En revanche, je pense que l’important est tout ce qui contribue à l’autonomisation des personnes, des femmes, des LGBTQI. Quand même, aucun pays dans le monde ne pratique l’égalité salariale entre les hommes et les femmes. C’est un scandale absolu. Structurellement, il y a une différence de capacité économique entre les hommes et les femmes. Ces vulnérabilités victimisent davantage ces personnes et les inscrivent aussi dans des parcours qui vont aboutir à la criminalisation.
Quand tu as commencé ton parcours, tu étais déjà abolitionniste et féministe ?
Je suis devenue abolitionniste quand j’ai été confrontée à la prison. Je ne savais même pas que l’abolitionnisme existait… Et je n’étais pas du tout féministe. Dans mon parcours, j’ai eu la possibilité de faire des études supérieures, je n’ai pas subi la grosse famille patriarcale qui dit « les femmes à la maison ». J’avais l’impression que les luttes étaient gagnées par la génération de ma mère. C’était bien d’être féministe, mais je n’avais pas l’impression de partager une condition avec d’autres femmes. Vous voyez ce que je veux dire ? Par contre, l’expérience des proches de prisonnier.e.s m’a fait prendre conscience qu’il y avait là, une expérience de femme. C’est ce qui me fait me dire, avec toute la tendresse que je peux avoir pour les hommes qui sont incarcérés, que là, il y a quelque chose qui nous est fait à nous, les femmes, qui est attendu de nous, qui peut être très beau, qui peut être lié à l’amour, aux solidarités familiales, amicales, politiques, mais qui est en même temps extrêmement violent.
La confrontation à la prison, elle se fait aujourd’hui dans une société patriarcale. Les solidarités s’inscrivent dans les inégalités entre les hommes et les femmes. Lorsqu’une femme soutient un homme incarcéré, ce soutien implique des formes de travail du care et de travail domestique qui se fait en faveur d’un homme.
Dans ton livre, en même temps que tu évoques ce travail du « care », tu l’identifies à des formes de « résistances des femmes » propres aux femmes qui ont des proches en prison.
Oui, résistance par rapport au système pénal. Je pense qu’on peut être à la fois dans la résistance au système pénal, mais cette résistance s’inscrit dans les codes qui sont ceux du patriarcat. Il faut le souligner car souvent le travail des femmes est dénigré. Le travail domestique est dénigré, il est naturalisé. Or, des compétences, des savoirs, et des savoir-faire, il y a tout ça dans le « savoir des proches ».
C’est le message que tu souhaites transmettre aux courants abolitionnistes : l’intégration des proches en tant que sujets politiques de l’abolitionnisme ?
C’est important aussi de le faire entendre aux proches, car les proches étant extrêmement stigmatisés, ielles sont souvent désigné.e.s comme des « personnes ayant des lacunes » qui « n’ont pas été là quand il fallait ». Si une personne est incarcérée, si elle a commis un délit, et bien c’est parce que ses proches ont été « des mauvaises mères » ou « des compagnes défaillantes ». Il y a aussi tout un tas d’associations qui sont là pour aider au lien conjugal, aider à l’éducation des enfants, aider les proches en tant que « population problématique » ou « population ayant des problèmes ». Donc si vous avez un proche incarcéré, c’est vous qui avez un problème. On l’a vu, dans les groupes qui se constituent politiquement, il y a cette nécessité de passer par la déconstruction de ce discours. Plutôt que de penser les proches comme des gens qui ont besoins d’être aidés, il faut faire voir l’immense savoir qu’iels ont et leurs compétences.
« Plutôt que de penser les proches comme des gens qui ont besoins d’être aidés, il faut faire voir l’immense savoir qu’iels ont et leurs compétences. »
Une question que je voulais te poser avant que ça devienne trop long… tu ne penses pas que le témoignage d’Adèle Haenel est un exemple de justice transformative ?
Je n’aime pas trop avoir un « discours sur le discours » des victimes, car je trouve que les victimes sont déjà suffisamment instrumentalisé.e.s, qu’elles survivent comme elles peuvent et prennent les décisions qui leur conviennent. Je n’ai pas envie d’instrumentaliser à mon profit leurs décisions.
Le second niveau de ta question concerne la « justice transformative ». Je pense que l’absence de recours au pénal, ce n’est pas ça la justice transformative. Son discours contribue sûrement à faire évoluer les mentalités et à discuter des violences à caractère sexuel. À ma connaissance, son non-recours au système pénal n’était pas une démarche politique qui se revendiquait de l’abolitionnisme. C’était une façon en tant que victime de survivre face à un système pénal qui n’apporte pas de réponse à ses besoins.
Parce que moi, ce que j’ai retenu de son témoignage était « si je parle c’est parce qu’il faut en parler en tant que société, il faut discuter de ça… »
Oui, et tant mieux pour ça, mais je ne veux pas donner des points ou poser des discours sur des victimes. Par exemple, sur l’affaire Catherine Sauvage, il y a eu beaucoup de discours portés sur son acte, et juste c’est tellement difficile d’être une victime et de se débrouiller parmi le peu de ressources qu’il y a.
Il s’agit moins d’aller voir ce que font les victimes de « bon ou mauvais », parce que ça renforce l’idée qu’il y a un « bon ou mauvais » comportement pour les victimes.
Et aussi, le fait de ne pas porter plainte peut être lié à une abondance de ressources sociales. Dans certaines situations, si vous avez peu de ressources, si vous êtes isolé·e, et bien peut-être que votre seule solution va être d’appeler la police. Pourquoi Adèle serait la figure de l’abolitionnisme plutôt que Josiane, qui a cinq enfants, un mari qui la tape, pas de copine, et que du coup un soir, elle est obligée d’appeler les flics ?
Pour rencontrer l’auteure du livre Pour elles toutes. Femmes contre la prison :
[1] Les études de victimation s’intéressent en premier lieu à la personne des victimes. Exemple : L’objectif de l’enquête dite de « victimation » – Cadre de vie et sécurité (CVS) – est de connaître les faits de délinquance dont les ménages et leurs membres ont été victimes dans les mois précédant l’enquête.