Littérature : qui a peur de la dark romance ?

« Mais vous lisez ça pour vous endormir, Madame ? Parce que bon, nous, on lit… enfin… vous connaissez pas. » J’ai voulu m’intéresser à ce qui redonnait goût à la lecture à mes élèves, toutes ces jeunes filles qui, lorsqu’on leur demande si elles lisent répondent que non alors qu’elles passent des heures sur Wattpad. « Mais c’est pas pareil. » Aujourd’hui, les autrices plébiscitées sur le média social où chacun·e peut publier ses écrits, connaissent de fulgurants succès de librairie. Un genre domine : la dark romance. Mais peut-être est-il temps de cesser de s’offusquer mais de construire une réponse à cette obsession des adolescentes ?

Illustration : Peter Trelcat

Une littérature hétéronormative qui se nourrit de l’oppression des femmes 

Powerless, Mon immoral guerrier, Obsession Cruelle ou encore Roi cruel sont autant de titres publiés dans diverses maisons d’édition ces derniers temps. Arrivé en tête des ventes de livres en France début 2023, Captive est devenu un symbole. C’est le plus célèbre de ces romans de gare d’un genre relativement nouveau : l’autrice Sarah Rivens est devenue grâce à sa trilogie l’écrivaine algérienne la plus lue de l’histoire. Captive fait le récit, comme son titre l’indique judicieusement, d’une jeune femme retenue contre son gré par un clan mafieux américain. Elle noue une relation où se mêlent attirance et répulsion pour son possesseur. Succès en ligne puis succès d’édition, il s’agit d’un livre déconseillé aux jeunes publics mais qui est principalement lu par des adolescentes. Nombre de libraires et bibliothécaires ont fait état de leur inquiétude : des parents trop heureux·ses de voir leur progéniture lire ne s’interrogent pas sur le contenu. En effet, les ressorts de la dark romance sont vieux comme le monde, des rapports de domination hétéronormés, de la violence, des scènes de sexe suggestives, et des sentiments confus entre haine et amour. Si mes élèves répondent à leur enseignante de lettres : « vous connaissez pas » c’est que les lectrices aguerries ne sont pas la cible d’un juteux marché en partie fondé sur les buzz et coups d’éclats sur les réseaux sociaux. 

Parfois, se dit-on, il faut savoir distinguer le bon grain de l’ivraie. Il y a le roman de plage et le Roman, la Littérature. Ah bon ? Après tout, lire Hadès et perséphone, par exemple, c’est toujours lire, mais, comme tout boomer qui se respecte, nous déplorons la perte de vitesse de cette activité chez les jeunes générations. Or ce n’est pas tant par leur indigence littéraire que les ouvrages de dark romance dérangent que par l’image qu’ils véhiculent des relations interpersonnelles. De jeunes femmes sont soumises au bon vouloir d’hommes puissants et sans cœur, cruels et dominateurs. Elles sont juste suffisamment fortes pour que la lectrice ait l’impression d’une échappatoire. Sur Instagram, il y a une catégorie pour ça : le enemies to lovers, l’expression désigne un sous-genre prisé de la romance. Le hashtag compte plus de 900 000 publications sur Instagram. 

Les raisons d’un succès 

Mais pourquoi un tel succès ? Justement parce qu’on a à faire à des biens de consommation. Et que l’on avait réussi à faire croire aux jeunes que lire devait être douloureux. Force est de constater que ces ouvrages-là se lisent bien (peut-être un peu moins bien quand on aime beaucoup lire, d’ailleurs). Ce sont littéralement des page turners : le format de publication en chroniques y est pour quelque chose. Tout comme les romans du XIXe siècle qui paraissaient dans les journaux, les récits publiés de façon périodique sur internet doivent maintenir l’intérêt des lectrices. Et ils sentent le soufre : il y a forcément un goût d’interdit à approcher ces écrits qui relatent des choses « pas de son âge ». Quand j’étais en seconde, j’ai acheté Justine ou les malheurs de la vertu : n’ayant quasiment jamais remis mon nez dans les ouvrages de Sade, je ne suis pas convaincue que l’intérêt littéraire soit bien supérieur à celui de Captive. Le goût de l’interdit qui explique en partie l’attrait de ces romans n’est pas nouveau. Mais les éditeurs·trices l’ont bien compris et inondent le marché d’ouvrages facilement reconnaissables : photographie suggestive et/ou titre mettant en évidence l’aspect malsain de la relation. 

Quelles littératures pour la jeunesse ? 

Il me semble qu’on ne peut pas lutter contre un·e adolescent·e qui veut transgresser les interdits que lui imposent les adultes dont la culture est nécessairement perçue comme ringarde et barbante. Les articles se multiplient sur l’aspect néfaste de ces productions littéraires : elles véhiculeraient des schémas de domination dangereux et ancreraient des stéréotypes dans les jeunes esprits. De la même façon que regarder son premier porno façonne la représentation que se font les jeunes de la sexualité, ces ouvrages informent leur vision des relations humaines. Peut-être que ce qui est plus difficile à appréhender car plus nouveau, c’est que cette reproduction des normes touchent les jeunes filles : en effet, boys will be boys et les femmes devront toujours se dépatouiller avec. Mais là, nous avons des ouvrages écrits par des femmes, jeunes, à destination de femmes jeunes, mis en lumière par d’autres femmes jeunes. Est-ce que ce qui dérange dans le succès de la dark romance ce n’est pas que ça échappe aux codes littéraires et culturels élaborés de façon immémorielle par des mâles blancs riches et âgés ? 

Loin de moi l’idée de dire qu’il faut valoriser ce type de lectures, à vrai dire, je ne suis pas sûre d’avoir un avis sur la question. Toujours est-il qu’il faut l’accompagner. Je m’y suis plongée justement pour pouvoir répondre « Si je connais, et voilà pourquoi je pense que vous pourriez lire tel ou tel livre et apprécier la lecture. » 

Nous, est-ce que je parle là en tant qu’enseignante, en tant que rédactrice, en tant qu’autrice ou en tant qu’adulte ? Je n’en suis pas sûre. Nous, disais-je, avons une responsabilité : celle de visibiliser d’autres récits, d’autres représentations. Il est amusant de voir comment ces romans ont d’ailleurs souvent un léger twist queer avec là une déesse bisexuelle, ici un dieu gay sexy en diable. 

Des enjeux éditoriaux et commerciaux

Quand Hachette fait sortir de terre BMR (pour Beaux Mecs Rebelles), sa maison d’édition dédiée à la romance, elle acte la différence entre les torchons et les serviettes. Mais on peut faire un autre choix. Des maisons d’édition proposent des ouvrages de littérature Young Adult qui renouvellent le genre, c’est le cas par exemple des ouvrages de la collection Hugo New Way (des éditions Hugo Publishing mais qui publie par ailleurs de la dark romance dans une autre collection, tout n’est pas rose loin de là) aux personnages queer et aux parcours de vie souvent hors normes. Mais le faire n’est pas tout, il faut aussi bien le faire. Par exemple, il me semble que La Reine du Noir de Julia Bartz qui vient de paraître aux éditions Sonatine a pour ambition de répondre à la dark romance. Des ressorts narratifs supposés tenir en haleine la lectrice mais des personnages exclusivement féminins et souvent queer, girl power et looks hype. La méchante est une femme à succès, la quatrième de couverture annonce : « nombre de jeunes filles et de femmes ont cessé de se considérer comme de petites créatures fragiles pour explorer leur côté sombre, pulsionnel, sexuel » grâce à elle. Roman d’apprentissage, roman policier, roman fantastique, La Reine du noir coche tellement de cases qu’on ne sait plus où donner de la tête. Sonatine vend « un huis clos haletant, gothique et féministe » et prend le contrepied d’autres maisons. Mais doit-on, sous prétexte de véhiculer des idées progressistes, produire des objets culturels selon un cahier des charges anti-conformiste ? Et dans cette cacophonie de propositions toutes plus archétypales les unes que les autres, comment parviennent à surnager les œuvres proposant une nouvelle voix, un nouveau regard ? C’est là qu’est notre rôle, le mien en tant que rédactrice et en tant qu’enseignante : donner à entendre ces nouvelles voix, puissantes innovantes. 

D’autres voies 

En attendant, la maison d’édition On ne compte pas pour du beurre a lancé sa collection J’aimerais t’y voir qui adresse aux invisibilisé͎·e·s le souhait de les voir apparaître dans la littérature jeunesse en publiant des essais critiques sur l’ensemble des représentations existantes en littérature jeunesse afin de mettre à disposition des outils pour penser cette littérature autrement. Cette collection croise les enjeux éditoriaux d’On ne compte pas pour du beurre et permet de faire le jour sur les recherches existantes et affirme haut et fort que la littérature jeunesse est politique.