Après avoir travaillé dans l’édition à Paris, Aurélie Lacroix s’est installée à Bordeaux. Elle y continue d’être sensible au dialogue entre les arts et à soutenir la création littéraire : elle a intégré la Villa Valmont, un lieu de résidence consacré aux écritures contemporaines. Elle a publié, au moins d’août 2023 son premier roman aux éditions Cambourakis qui trace les contours d’une relation passionnelle et chaotique entre E. et la narratrice jusqu’à l’ultime rupture qui conduit à l’effondrement de la narratrice. L’écriture apparaît alors comme un moyen de retenir les souvenirs avant qu’ils ne s’évaporent. Un roman sensible, par aux éditions Cambourakis, qui renouvelle l’imaginaire de la rupture amoureuse. Nous avons rencontré Aurélie Lacroix pour en discuter avec elle.
Y a-t-il une dimension autobiographique dans votre roman ?
Mon désir d’écriture était là depuis très longtemps, j’écrivais à l’adolescence mais seulement quelques nouvelles dont une qui a remporté un premier prix à un concours, ma première, je n’ai pas réussi à ce moment-là à me lancer dans un projet plus ambitieux, j’ai accepté que ce n’était pas le moment, que ça viendrait plus tard et que cet instant je le reconnaîtrai quand il surgirait. C’est un texte très personnel, plus jeune je n’aurais jamais pensé écrire sur de la matière intime mais finalement ce désir d’écriture a influencé ma manière de regarder les choses autour de moi, de les vivre, en pensant, « souviens-toi bien un jour tu écriras peut-être dessus », tout ça sans prendre de notes ou plutôt des milliers de notes mentales pendant des années qui m’ont rendue encore plus sensible aux détails. Je pense qu’on écrit beaucoup quand on n’écrit pas. Il y a un peu plus de trois ans, je me suis dit que je ne pouvais plus ignorer ce désir d’écriture, sans savoir de quoi j’étais réellement capable. La matière intime dont je disposais était suffisamment « romanesque » pour s’imposer, je lui avais suffisamment « cérébralement » tourné autour, mais je crois que plus qu’une nécessité ce texte représentait un challenge créatif et littéraire car même si je connaissais l’histoire, l’enjeu de ce projet était de trouver une forme en adéquation avec le fond, trouver une structure narrative, un rythme, une manière singulière de raconter cette histoire. C’est ce que j’ai tenté de faire : malaxer, agencer, transformer, sublimer, d’une certaine manière épuiser un matériau intime dans le but de l’archiver quelque part.
Votre récit est traversé de références littéraires et artistiques qui créent un univers cohérent partagé par les deux protagonistes. Pourquoi était-ce important de créer une telle connivence intellectuelle et esthétique ?
L’art est constitutif de mon rapport au monde. C’est l’endroit, l’espace, où notamment à travers la littérature, l’art contemporain, le cinéma où au-delà des chocs esthétiques, je cherche du sens à la vie je crois, où je cherche à comprendre et donc à trouver quelque chose qui va « m’augmenter ». Pour moi, les artistes sont ceux qui n’ont peut-être pas trouvé le sens exact des choses mais ils sont en recherche de cette quête et il n’y a rien de plus réconfortant lorsque, par exemple, en tant que lecteur ou spectateur on se dit « c’est exactement ça, c’est exactement ce que j’ai ressenti, je n’aurais pas su mieux l’exprimer ». Je ne pouvais donc pas écrire un premier texte sans convoquer ceux qui me nourrissent par leur réflexion comme notamment Joan Didion ou Sophie Calle. On voit bien que la narratrice que je suis devenue cherche aussi des indices dans les œuvres pour donner du sens à cette histoire d’amour qui parfois n’en a aucun. Et les musées sont le lieu où les deux protagonistes se sont beaucoup aimées, se sont promis des choses, se sont laissé des messages dans les œuvres, c’est ici qu’elles éprouvent quelque part leur histoire d’amour, questionnent sa force, sa complexité, sa résistance, comme un terrain de jeu. Les œuvres d’art contemporain décrites, comme celles d’Ann Veronica Janssens, d’Anish Kapoor ou encore de Tino Sehgal, sont, de plus, des installations immersives, ce qui leur donne un caractère éphémère, immatériel, vouées à disparaitre, à s’évaporer, elles entraient alors en résonnance avec la disparition de cette passion amoureuse, à son effacement progressif.
Il y a une forme de violence et de toxicité dans la relation amoureuse dépeinte dans le roman. Pensez-vous qu’elles soient liées à la dimension exclusive attendue par la narratrice ?
Cette relation amoureuse aussi intense que chaotique cumule, si je puis dire, pas mal d’obstacles, de freins : le caractère inédit pour les deux jeunes femmes de tomber amoureuse d’une autre femme et ce en pleine adolescence, cette période où l’on se cherche tant, sur tous les plans, amplifiée par une relation à distance étalée pendant quinze ans sans que l’une ou ne l’autre ne sache vraiment si l’issue sera heureuse. Une relation faite de ruptures et de retrouvailles, de l’incapacité de vivre sans l’autre mais quelque part de l’incapacité de vivre avec l’autre, ce n’est un peu « ni sans toi, ni avec toi ». On voit bien que cette passion les dépasse très tôt, les encombre parfois, que lorsqu’E. fuit, la narratrice s’accroche et lorsque la narratrice se détache, E. revient, une mécanique comme un éternel recommencement mais dont les conflits violents laissent des traces, jusqu’à l’ultime séparation. Je ne saurais expliquer d’où vient la violence mais elle est bien là au cœur de leur passion. Je pourrais dire que les débordements pourraient être liés à l’intensité de l’adolescence mais même à l’âge adulte l’intensité entre elles, dans le négatif comme le positif, ne diminue pas vraiment. On peut se demander si elles ont réellement les mêmes attentes ou plus précisément la même capacité pour répondre à ces attentes. Parfois aussi on en veut à l’autre de l’aimer autant, de s’en sentir si dépendant. Ce que je peux dire c’est que je me souviens que dans Passion simple, Annie Ernaux écrit qu’avant, elle trouvait absurde l’état dans lequel pouvait faire basculer la passion, de l’extérieur elle ne comprenait pas, jusqu’à ce que ça lui tombe dessus. Pourquoi on accepte des choses qu’on n’aurait jamais accepté de la part de quelqu’un d’autre…
Pourquoi était-ce important d’aborder frontalement les questions de santé mentale ?
L’effondrement de la narratrice survient a posteriori de la rupture de cet amour intense et destructeur et une accumulation d’événements fragilisants. Un effondrement, au sens clinique du terme, entraînant un tel chagrin, une telle douleur, ce qui la contraint à prendre la décision de se rendre en clinique psychiatrique, ne pouvant plus s’apporter l’aide nécessaire seule. Certains amours et surtout la fin de ces amours, certaines pertes nous rendent vulnérables. La narratrice malgré sa lutte pense qu’elle n’y survivra pas. Je pense que la dépression qu’elle soit réactionnelle ou qu’elle résulte d’autres pathologies, reste encore quelque chose de problématique dans notre société, comme si la vulnérabilité était automatiquement associée à de la faiblesse. Peut-être l’idée, que la dépression (et donc par ricochet sa guérison) dépendrait uniquement de la volonté de la personne malade et donc qu’elle serait responsable de son état, est encore toujours un peu présente, je crois…Alors qu’au fond pour accepter un effondrement, il faut de la force, il faut de la force pour le prendre de plein fouet, ne pas le contourner et il faut encore de la force pour se relever. Parce qu’on est tous vulnérables, c’est comme ça, on peut tous tomber, à n’importe quel moment, pour des tas de raisons, sans s’y attendre, sans l’avoir vu venir ou en ayant fait le maximum pour l’éviter. Je voulais décrire de la manière la plus simple possible le chaos intérieur, celui qui est indétectable de l’extérieur, celui qui a besoin de mots pour l’expliquer, pour le révéler, parce que sans les mots, d’une certaine manière, il reste invisible.
Le roman se clôt sur quelques phrases au présent de vérité générale qui dénotent une certaine conception de l’amour. Qu’en est-il de la vôtre propre ?
Je pense que l’amour est quelque chose qui nous échappe souvent, qu’on ne comprend pas toujours, qui peut nous modifier, nous fragiliser comme nous renforcer, nous dépasser, nous remplir comme nous dévorer. Que l’amour est sûrement la chose pour laquelle on n’aura jamais « le mode d’emploi », que personne n’y répond de la même manière, que personne n’y cherche la même chose, que certains s’y jettent à corps perdu et à n’importe quel prix quand d’autres sont très prudents, que personne n’en exige et n’en attend la même chose et que malgré toutes ces divergences personnelles, collectivement on arrive à se rejoindre, malgré tout, sur la complexité et la difficulté du verbe aimer. Que l’amour échappe à la logique. Qu’on peut aimer quelqu’un qu’il ne faudrait pas aimer et ne pas aimer quelqu’un qui pourtant nous aime à en crever. Que certains peuvent passer une vie entière aux côtés de gens qu’ils ne sont pas certains d’aimer quand d’autres vont passer une vie entière à se remettre d’un amour déçu et encore une fois, malgré toutes ces différences, je crois qu’on se demande tous, tout le temps « mais enfin qu’est-ce que c’est », et que cette question a de multiples réponses possibles. Que l’amour oscille en permanence entre certitudes et incertitudes. Que peut-être on n’a qu’un grand amour dans la vie, ce qui n’empêche pas d’en avoir d’autres. Je ne sais pas… Bref, l’amour, c’est quelque chose d’assez indéfinissable avec lequel on essaie tous de composer. Mais c’est vrai que pour moi comme pour beaucoup de choses dans la vie, l’amour rime avec intensité et sincérité. C’est un truc sérieux mais Hervé Guibert disait « qu’aimer c’était surtout se raconter des histoires » et je pense de plus en plus qu’il a raison. Un jour de printemps en 2019, dans un théâtre, pendant une lecture de Fou de Vincent d’Hervé Guibert, j’ai vu sur un grand écran, cette phrase : « Qu’est-ce que c’était ? Une passion ? Un amour ? Une obsession érotique ? Ou une de mes inventions ? » ça a été un moteur pour amorcer le projet, chercher à répondre à cette question sur ma propre passion mais, oui au fond, qu’est-ce c’était ? Parce que lorsqu’une histoire d’amour s’arrête on se demande si on n’a pas tout inventé et on essaie de comprendre pourquoi ça fait si mal, comment légitimiser son chagrin, qu’est-ce qui justifie qu’on ressente un tel chagrin ? Sans savoir si l’écriture me permettrait de répondre à « ce que c’était », je me suis au moins promis d’écrire de la manière la plus authentique possible « comment c’était ».
Vous évoquez beaucoup Sophie Calle (et m’avez donné envie d’en savoir plus). Avez-vous vu l’exposition À toi de faire, ma mignonne, au musée Picasso à Paris ? Cette exposition parle d’un rapport à l’absence, à l’après, à ce qui persiste par-delà la mort. Est-ce que vous vous retrouvez dans ces interrogations concernant la vision rétrospective d’une histoire d’amour ?
Oui évidemment, je me suis précipitée à l’ouverture de l’exposition, malheureusement je n’avais pas prévu assez de temps et au bout de deux heures et demie, j’ai été évacuée du musée, il fermait. On m’a demandé de sortir alors que je me trouvais dans la dernière salle, celle consacrée aux projets avortés, j’y ai perçu une certaine cohérence. Cette exposition, avec des œuvres que j’avais déjà vues et d’autres que j’ai découvertes, m’a permis étrangement (alors que je le savais déjà) de me rendre compte à quel point l’absence et la disparition étaient au cœur de son travail : et à travers elles la question de trace. Que restera-t-il après moi ? Que restera-t-il de moi ? Qu’est-ce que je vous laisse, qu’est-ce que je vous donne ? Ce que j’aime chez Sophie Calle c’est la porosité entre l’art et la vie, c’est son rapport à l’intimité, une intimité qu’elle partage et surtout qu’elle réclame de la part du spectateur. Un de mes secrets dort dans le tombeau de son œuvre Dead end au Château Lacoste. Certains associent son travail à la facilité. Pourtant on sait bien, que dans la création, tout ce qui parait facile a été dur à réaliser, la difficulté étant indétectable, celui qui reçoit ne voit rien de cela, c’est ce qui caractérise les grandes œuvres. Mais il y a autre chose qui m’a sauté aux yeux au Musée Picasso, je connaissais son humour, sa vivacité, son intelligence, ses obsessions, sa répartie, mais au milieu de toute cette intimité j’y ai surtout vu son incroyable générosité. J’aime son rapport à l’archive, garder des choses, au cas où, pendant des années, parce qu’elle en fera sûrement quelque chose, comme en 2022 au Musée d’Orsay.
J’aime beaucoup ce mot que vous évoquez : une rétrospective, je n’y avais jamais pensé et ça résonne énormément chez moi. Dans une rétrospective, on ne peut pas tout montrer mais on doit choisir les pièces les plus représentatives de toutes les périodes de l’artiste dans une certaine chronologie. Alors, oui dans ce sens L’Unique Objet de mon regard est une rétrospective de cette passion amoureuse, avec une chronologie non linéaire, j’y tenais beaucoup, ces allers/retours plongent le lecteur dans le vertige et le tourbillon de cette relation. Et au-delà de la rétrospective, ce livre est le lieu qui leur a tant manqué, la trace de ce qui a existé, le tombeau de leur amour pour l’éternité. Comme je l’écris dans l’épilogue : « Désormais, notre amour dispose d’un endroit, je n’ai plus besoin de nous chercher, nous sommes dans ce livre, c’est ici que nous sommes désormais ».
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser au vers de Corneille : « Rome, unique objet de mon ressentiment ! » que prononce Camille dans la pièce Horace. Cet écho renforçait pour moi, à la lecture, l’intrication entre le caractère obsessionnel des sentiments et la souffrance de la perte. Me trompé-je ?
J’avoue avoir moi-même pensé à ce vers bien après avoir choisi le titre. Ce titre s’est imposé assez tôt dans l’écriture, c’était une nécessité de trouver un titre et si possible le titre définitif, ça me donnait aussi l’impression d’avancer dans le projet, de le rendre plus tangible, de me rassurer peut-être sur le fait que j’allais arriver au bout de ce texte (ce qui n’était vraiment pas garanti au départ) et d’abandonner mon premier titre de travail qui était « La plage ». Au moment où je cherchais, en novembre 2020, j’ai entendu la chanson Les Éveillés de Dominique A (pour qui j’ai une très grande admiration) sur France Inter et cela a été une révélation, une évidence, à un moment il dit « tu peux rester l’unique objet de mon regard ». Il ne le dit qu’une fois mais ça a suffi pour résonner chez moi. Je me suis dit c’est exactement cela, c’est mon titre, c’était une certitude. Les premiers mots de la chanson étant : « Si je ne te regarde plus, tu disparais. Si tu fermes les yeux, je m’évanouis », elle représentait aussi pour moi en quelque sorte la bande son du chapitre 1 où E. disparaît dans une œuvre de Veronica Ann Janssens et une saisissante métaphore de cette relation, c’était « leur » chanson, c’était « notre » chanson, tout était encore une fois très cohérent…
L’Unique objet de mon regard, Aurélie Lacroix, août 2023, éditions Cambourakis