Je suis incapable de savoir la première fois que c’est arrivé. Que j’ai senti ce regard. Ce. Regard. Je le connais bien, je sais le percevoir parmi tant d’autres, je l’ai parfois cherché avec désespoir, avidité… Et angoisse, plus jeune.
L’une des spécificités des mecs gays, je crois, c’est d’être porteurs du regard masculin tout en en étant l’objet. Un regard d’homme n’est pas un regard anodin, y compris pour un pédé.
J’ai créé mon amour-propre, dès l’adolescence, à l’aide du regard des hommes. Elle a été ma colle, mon ciment et ma truelle. Mon physique a été mis en valeur par ce même regard, par la validation d’hommes qui m’entouraient, qui me désiraient. Très vite, ma confiance en moi émotionnelle a complètement été remplacée par ma valeur sur le marché sexuel. Une longue phase de solidité a été ainsi établie : Si je plaisais sur les réseaux, même à ceux qui ne m’intéressaient pas, c’était que j’étais quelqu’un. Quelqu’un qui méritait d’être là. Quelqu’un qui méritait d’être désiré, et donc, aimé. Car pendant longtemps, pour moi, il n’y avait pas d’amour sans désir, du moins, pas de la part des hommes.
Dans les positions dans lesquelles je suis, des attaques fréquentes ont frappé mon amour-propre autrefois si chétif. Je sais que je ne plais pas à certains parce que je ne suis pas assez grand, pas assez musclé, et surtout, pas assez blanc. Ces constats, dont surtout celui qui me confirmait que mon ethnie m’excluait d’une vision de la beauté raciste, ont mis à mal cette confiance en moi que je m’étais créé. Comment avoir de la valeur si tous les regards de tous les hommes n’étaient pas sur moi ? Comment plaire à un individu quand je ne plaisais pas à ceux tout en haut de la chaîne alimentaire sexuelle ? Ceux qui ressemblaient à des mecs de magazines, à des sportifs, à des hommes qui ne s’étaient que rarement demandés s’ils entraient dans les canons de beauté ou non. Ils sont dans les canons de beauté, les canons pétaradent à leurs passages. Pourquoi se poser plus de questions ? Moi, je m’en suis toujours beaucoup posé, je m’en pose encore dès qu’un homme qui m’intéresse ne me désire pas.
Ca, c’est le jeu du désir et du désiré, tout le monde y joue plus ou moins bien, avec plus ou moins d’assurance et de pouvoir. Mais il y en a un autre de regard venant des hommes, un qui se fait parfois plus dangereux et difficile.
Un regard patriarcal
Si ce sentiment est certainement commun à beaucoup d’hommes gays, j’ai réussi à conscientiser ce phénomène rapidement par le fait de ma jeunesse et de mes origines ethniques. Un regard émanant d’hommes plus âgés, blancs. Un regard jeté comme un symbole de fétichisation, de dépossession de mon corps. Je suis là pour eux et je ne suis plus personne une fois qu’ils détournent les yeux.
Parfois, ce sentiment que j’ai appris à reconnaître pour m’en protéger, je l’ai perçu un peu tardivement. Il a été le préambule d’expériences difficiles, de relations sexuelles où j’ai senti que l’autre n’était pas avec moi mais contre moi. Il ne s’agit pas à chaque fois d’agressions, mais je ressens un peu trop souvent une avidité qui nie mon humanité.
Ces rencontres m’ont abimé, ont blessé mon amour-propre. J’ai senti qu’on ne me désirait pas mais qu’on exerçait son pouvoir sur moi, parce que sur qui j’étais, c’était plus facile de trouver domination.
Souvent, ces regards et les comportements qui s’y assimilent viennent d’hommes les plus éloignés de la communauté. D’hommes qui ont encore un pied dans l’hétérosexualité, soit dans leurs modes de fonctionnement, soit dans le fait qu’ils couchent avec des hommes seulement dans un but d’expulser leurs désirs, qu’ils considèrent encore comme sales. Si ce constat ne vient que de mes mésaventures personnelles, je crois toutefois que cette expérience montre quelque chose qu’on ne répètera jamais assez : les problèmes que j’ai évoqués ne viennent pas de l’homosexualité, ils viennent du patriarcat (et dans mon cas, relèvent parfois et également du racisme). Le regard des hommes qui me blessent portent souvent en eux une manière de fonctionner très virile, calquée sur certaines habitudes hétérosexuelles.
Vivre et parfois subir le regard désirant de l’autre est une expérience très particulière et pourtant très peu discutée chez les homos. Prenons un domaine artistique où le « regard » est un concept majeur : dans les études cinématographiques, le « male gaze » est théorisé. On dissèque la façon dont les hommes filment le corps des femmes, et donc, le considère et l’objectifie. Mais la compréhension d’un « male gayze », bien que plusieurs féministes considèrent qu’il existe (cf. Iris Brey dans son livre Le Regard Féminin : Une révolution à l’écran) est complètement absente de notre culture, là où le désir et la considération du corps masculin a une place majeure dans cette même culture pédée. Dans les romans gays que j’ai lus, beaucoup de passages sont là pour raconter comment on désire les autres. Mais, en essayant de m’en remémorer, j’ai très peu de souvenirs de morceaux qui racontent ce que c’est qu’être regardé, qu’être désiré. Et pour moi, c’est au moins la bonne moitié de mon ressenti homosexuel, si ce n’est davantage.
Ce qui est troublant, c’est qu’on peut repérer beaucoup de points communs entre le male gaze et le male gayze : la façon dont on filme certains corps, dont on inscrit le désir de celui qui regarde comme celui qui prend du plaisir… Par cette similarité, laisser la compréhension du « regard gay » à des personnes qui ignorent ce qu’implique se désirer entre hommes, c’est risqué. Car considérer que notre façon de désirer est semblable à celle de l’homme hétérosexuel, ça serait mener l’analyse de notre communauté sur un chemin maladroit, voire dangereux. Inconsciemment ou consciemment, beaucoup pensent que le regard masculin est le même, qu’il soit pédé ou hétéro. Mais c’est tout-à-fait faux.
Analyser le désir fait toujours peur, surtout aujourd’hui, surtout lorsque les préjugés et la gayphobie ont installé dans nos têtes que désirer des hommes en tant que pédé, c’est sale, impur, dépravé. Surtout quand nous avons un histoire du désir dissimulé, qui ne s’exprime que sous le manteau, dans des lieux clandestins. Encore une fois, notre désir n’est pas sale, ce n’est pas le cas mais la façon dont le patriarcat nous apprend à désirer en tant qu’homme est une manière particulière d’apprécier le corps de l’autre. Où l’homosexualité prend-elle le relai du statut masculin ? Comment notre histoire communautaire influence notre culture sexuelle d’aujourd’hui ? Où arrive-t-on à sortir de ce qu’on nous a appris et à être heureux de se désirer comme cela peut nous arriver souvent ? Il n’y a pas de désir pur, il n’y a pas à en avoir mais il y a définitivement des désirs influencés par des normes et des comportements qui en découlent. Comment libère-t-on notre regard de cela ? Comment prenons-nous notre indépendance pour baiser mieux, baiser heureux, s’aimer vraiment ?
Me rapprocher des hommes qui ont une conception politique de l’homosexualité, qui savent les problématiques qui entourent le consentement m’a beaucoup aidé. Aussi bien pour comprendre les limites que les hommes n’avaient pas le droit de franchir mais aussi pour mieux conscientiser mon désir et comprendre comment il fonctionnait. Si aujourd’hui, la confiance que j’ai en mon physique est encore trop liée à mon besoin de plaire, j’apprends à faire descendre de leurs piédestaux les hommes correspondant parfaitement aux normes. Je sais que beaucoup d’entre eux sont enfermés dans une conception de la beauté triste et fade. J’ai renforcé cette exclusion en portant du vernis et en appréciant certaines choses dites « féminines ». Je n’ai jamais autant été exclu de leurs désirs masculins qu’en me réinventant ainsi et en rejetant la masculinité comme graal physique. C’est à la fois une façon de m’approprier mon corps mais ma place dans le désir masculin. Maintenant, c’est le regard de « mes » pédés qui comptent. Ceux qui me ressemblent.
Ma confiance repose toujours sur les épaules des hommes, certes, mais elles sont un peu plus dignes que celles de ceux précédents. Et j’ai appris à jouer du regard de l’autre, comment l’annihiler, comment lui faire voir le mien, de regard, pour qu’il comprenne que nous sommes deux à se désirer. Je réfléchis également au regard que je pose sur l’autre, bien entendu, car l’un ne va pas sans l’autre, pour moi. À l’heure où on interroge le regard des hommes, il est important d’analyser celui des pédés, avec tout l’amour, la fag-ternité et l’intelligence dont nous sommes, j’en suis sûr, capables.