L’idée terrible débute sur Instagram, où Sofia Touliba / Naofal Moussa incite ses followers à utiliser les applis de rencontre comme Grindr ou PlanetRomeo et chercher les hommes gays autour d’eux, dans leur quartier ou dans leur vie. Ainsi, lundi dans un live, l’influenceuse qui vit en Turquie incite des femmes à traquer et diffuser les identités de ces hommes dans un pays où l’homosexualité est illégale. On a essayé de comprendre les enjeux de ce drame.
Les motivations de Naofal Moussa, femme transgenre, sont floues. Elle pousse ainsi ses détractrices à vérifier la sexualité des hommes qui les entourent. D’après le directeur de la communication de l’organisation Human Rights Watch, Ahmed Benchemsi, en s’adressant aux femmes qui l’attaquent et l’insultent sur sa propre sexualité ou identité de genre, Moussa voudrait les faire réaliser l’omniprésence des gays et queers autour d’elles.
Le cauchemar d’abord virtuel a lieu sur des groupes Facebook où les photos personnelles et les noms des personnes piégées sont diffusés à grande échelle. Un marocain nous confie : « On a eu l’habitude se faire chasser par l’État mais voir aujourd’hui un aussi grand nombre de civils qui s’engagent dans ce qui nous semble être une extermination des homosexuels nous glace le dos ». Décrit comme « des agissements obscènes et non naturels » par l’article 489 du code pénal marocain, l’homosexualité peut mener à une amende et jusque trois années d’emprisonnement.
Le jeune homme nous parle aussi des « projecteurs de la honte » qui amènent les familles à expulser leur enfant homosexuel. Un autre marocain concerné et contacté par SoleilRouge décrit sa vie privée comme « une arme potentielle ». Il ajoute « nous nous cachons au mieux et tout le monde ne dit rien… par habitude ». La peur et l’humiliation poussent certaines personnes confinées au pire. Officiellement il n’y aurait eu qu’un suicide, celui d’un jeune homme de 21 ans à Rabat le 17 avril, après que ses photos ont été diffusé dans son entourage. En réalité, plusieurs autres cas ont été notifié par les différentes associations. Cette criminalisation des corps et pratiques sexuelles non-hétéronormés privent de nombreux marocains exposés de travail ou de logement depuis la mi-avril.
Ce qui fait exception cette fois-ci, c’est l’ampleur du phénomène dans un contexte de confinement qui accroît la précarité des personnes queers exposées. Aussi, l’instigatrice de ce déferlement de haine est un membre de la communauté LGBTQI+. Nous avons interrogé l’ONG marocaine Nassawiyat (Féministes en arabe) qui participe à la mise à l’abri dans des espaces safes et inclusifs dans le pays et qui avoue être débordée dans ces moments difficiles. Elle rappelle que : « Comme dans toute société patriarcale et sexiste, que ça soit le Maroc ou la France, nous vivons une transphobie et homophobie internalisées où même les personnes LGBTQIA+ peuvent être violentes contre leurs propres communautés ». Elle corrobore nos témoignages recueillis. On nous explique que le confinement est une période extrêmement complexe pour identifier les victimes et leur venir en aide à cause d’une présence policière accrue. Les membres de Nassawiyat tentent de trouver des appartements où mettre en sécurité les personnes exposées. D’après les militant.te.s, une cinquantaine voire une centaine de personnes auraient été outées, le recensement est toujours en cours.
L’utilisation massive des sites et applications de rencontres pour piéger des homosexuels n’est pas nouvelle. De nombreux cas ont été reporté ces dernières années notamment en septembre 2014 en Egypte, où la police infiltrait Grindr pour piéger des utilisateurs. Un des jeunes hommes interrogés nous révèle qu’avant cette semaine l’application était son « secret garden ». Il rajoute : « Même mes meilleurs potes qui savent que je suis gay ne connaissent pas cette app ». Grindr n’a à ce jour pas réagi. Le site PlanetRomeo assure avoir notifié ses utilisateurs du danger et supprimé l’intégralité des comptes créés après le live de Sofia. De son côté, Facebook affirme reconnaître l’outing comme une infraction et supprimer en conséquence le contenu abusif.
Si la solidarité queer au-delà des frontières et des espaces culturels est parfois trop fragile, elle aura en ce temps anxiogène de confinement prouvé sa capacité de riposte. La meneuse de cette chasse aux sorcières semble avoir été en effet réduite au silence pour quelques temps. Après notamment le partage de l’information par le militant américain queer Adam Eli sur Instagram, qui mobilise ses followers afin de bloquer le compte de Moussa.
Dans un Internet dont la violence semble n’avoir aucune limite, la page Gay Maroc relaie les témoignages et permet d’apporter une première assistance psychologique aux personnes ciblées. Aussi, depuis ce lundi, un hashtag a été lancé
#Queer_Revolution_Morocco / #انتفاضة_اللوابا_المغرب / #ⵜⴰⴳⵔⴰⵡⵍⴰ_ⵉⵣⵓⵏⴷⵉⵢⵏ_ⵏ_ⵍⵎⵖⵔⵉⴱ
afin d’accroître la visibilité queer marocaine, de libérer une parole pédagogique et de diffuser un message d’espoir. Le blogeur marocain Eddine a aussi commencé à diffuser son filtre Instagram, appelant les queers marocains à affirmer virtuellement leur fierté.
Un des hommes qui nous ont parlé témoigne également d’un sentiment inédit au milieu de cet enfer :
« C’est devenu d’une dangerosité si élevée, aux conséquences inhumaines et impitoyables (surtout en cette période de confinement) que cela n’a laissé personne indifférent. Les hétérosexuels qui ne s’étaient jamais intéressés à la problématique rejoignent la cause. Certains parents même, religieux, désapprouvent cette vendetta. Dénoncer l’homophobie était devenu un acte « normalisé ». Le fait qu’une injustice envers les LGBT quitte les frontières habituelles, territoriales et culturelles, nous emplit d’espoir. C’est un événement même. Certains parlent du Stonewall virtuel Marocain, pour ne pas se laisser abattre ni décourager les victimes de cet outing général. On envisage enfin la possibilité de désirer un changement sans se sentir irréaliste ».