NB : Ceci est la 5ème occurence de la Mécanique des fluides. Pour lire les précédentes, cliquez ici.
Dans le domaine scientifique, l’appellation « mécanique des fluides », que nous empruntons ici, renvoie à un champ disciplinaire bien spécifique : l’étude du comportement des fluides et des forces internes et externes associées. La science reconnaît comme fluide tout ce qui n’est pas solide, c’est-à-dire, si l’on s’en réfère aux trois états de la matière, les liquides et les gaz. La mécanique des fluides est un domaine particulièrement actif de la recherche scientifique parce qu’il comporte encore de nombreux problèmes partiellement ou non résolus, faute de modélisation correcte (sous forme d’équations) de ces phénomènes qui concernent les fluides. Nous constatons donc ici une similitude intéressante : l’approche théorique, conceptuelle des fluides, est un terrain trouble tant du point de vue scientifique que poétique. Les fluides semblent résister à l’analyse et à leur propre modélisation, qu’elle soit de nature empirique ou artistique. Mais ce n’est pas la seule raison justifiant notre analogie, et le parallèle n’est pas gratuit : nous allons voir que le versant scientifique de l’étude des fluides, par les stratégies concrètes qu’il déploie à l’analyse, nous offre beaucoup de perspectives d’appréhension sur le plan poétique, artistique et littéraire.
De l’art de ramener l’inconnu au connu
La mécanique, en science, désigne l’étude du mouvement. Elle s’applique à deux catégories d’objets (les solides et les liquides) et se divise en trois pôles distincts:
- la statique, qui est l’étude des objets au repos, et donc de leur position
- la cinématique, qui renvoie à la vitesse de l’objet entre deux positions, peu importe la force d’accélération qui leur est imprimée (ce qui s’exprime en distance/temps)
- et enfin la dynamique, qui prend en compte l’ensemble du comportement de l’objet en mouvement, ce que l’on pourrait traduire par chaque petite accélération entre chaque déplacement de position.
Dans le cas particulier des fluides, la mécanique concerne la statique (qui s’en tient pour l’essentiel à l’hydrostatique) et la dynamique. Les fluides dits « non-newtoniens » (comme le sang ou le sperme, mais également les gels, boues, pâtes, suspensions, émulsions, etc.) peuvent en plus avoir des comportements très variés, qui ne sont pas linéaires, ce qui augmente encore la difficulté de leur appréhension. En général, on parle donc de « mécanique des fluides » à propos des fluides dits « newtoniens », c’est-à-dire caractérisés par un coefficient de viscosité qui dépend de la température et de la pression, avec des réactions proportionnelles à celles-ci. Cette mécanique des fluides, déjà réduite, concerne ainsi essentiellement l’eau et l’air.
Ce qui différencie un solide d’un liquide est que tous les points du solide, par rapport à eux-mêmes et à l’ensemble qu’ils forment, gardent toujours les mêmes positions relatives : on suppose donc le solide indéformable. Les fluides, au contraire, et ainsi que nous l’avons déjà discuté, sont déformables par le fait même qu’ils sont informes : ils n’ont ainsi pas de volume propre, ils occupent l’espace dans lequel on les place. De cette différence fondamentale découle un constat simple : il est impossible d’analyser les fluides aussi bien que les solides. La mécanique des fluides s’efforce alors de trouver des cas de figure dans lesquels le comportement des fluides est plus facilement compréhensible et donc modélisable. C’est là qu’entre en jeu la notion d’écoulement.
Un écoulement peut être turbulent, ce qui le rend plus difficilement saisissable car pas régulier, ou laminaire, c’est-à-dire caractérisé par plusieurs « couches » qui fonctionnent de la même manière, avec des propriétés semblables. La mécanique des fluides privilégie ce dernier type d’écoulement parce qu’il permet de créer une unité au sein du désordre que l’écoulement même représente. La stratégie d’analyse est donc, lorsqu’on approche un tel système complexe, de le subdiviser en un certain nombre de fragments (les « couches ») correspondants à des systèmes connus. Cette démarche est nécessaire parce que les études sont toujours relatives. En partant de telles ou telles conditions initiales, on cherche à décomposer l’expérience de manière à expliquer le résultat final, obtenu à l’issue de l’étude, aussi a-t-on besoin d’équations fiables pour décrire les phénomènes en présence. C’est pour cette raison que la mécanique des fluides préfère étudier l’écoulement laminaire, parce qu’il ramène le système complexe en strates que l’on peut comprendre.
La mécanique des fluides révèle par conséquent un étrange paradoxe : étant entendu que ce qu’elle s’efforce de modéliser est particulièrement complexe du fait même de l’état de la matière dont elle se préoccupe, elle passe pour une des disciplines les plus difficiles ; mais en réalité, d’un point de vue pratique, elle s’avère être une des sciences les plus faciles d’accès, car elle est gouvernée par si peu de lois (du fait de la résistance de cette complexité même à l’analyse) que les recherches sont obligées de simplifier tous ces systèmes afin d’en tenter une approche. Or, dans le domaine scientifique, lorsqu’on utilise les principes fondamentaux et les équations pour modéliser un phénomène, plus on simplifie, plus le résultat obtenu sera éloigné de la réalité ; quand le but de toute démarche scientifique est de proposer un résultat qui en soit justement le plus proche possible. Les fluides représentent donc un écueil auquel même les sciences empiriques se heurtent.
Cette approche simpliste, et nécessairement vulgarisée de la mécanique des fluides, soulève néanmoins d’ores et déjà un problème que lae lecteurice n’aura pas manqué de remarquer, puisque nous l’avons déjà rencontré : la difficulté de catégorisation (plastique ou sémantique) des fluides qui nous intéressent, et donc la complexité particulière de leur appréhension. La science pallie ce problème en approchant ce système complexe d’une manière qui vise à le décomposer en parties simplifiées rappelant des modèles familiers. C’est de cette approche que nous allons maintenant nous inspirer. Quels sont ces paramètres « simplifiés », artistiques et littéraires, qui nous permettraient d’approcher matériellement le phénomène esthétique des fluides ?
1) L’ « inquiétante étrangeté »
Das Unheimliche est un concept freudien qui apparaît pour la première fois en 1919, en tant qu’essai intégré à la première topique. Freud s’appuie notamment sur le conte nocturne de L’Homme au sable d’Hoffmann pour particulariser ce concept, présentant l’auteur comme « le maître incomparable de l’unheimlich en littérature ». « Unheimlich » est alors un terme très présent dans la littérature allemande, en particulier la littérature romantique. Jacob et Wilhelm Grimm, par exemple, lui consacrent un important article dans leur dictionnaire. Il est également très présent dans les écrits d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Clemens Brentano, Justinus Kerner, Theodor Körner, ou encore Ludwig Tieck. L’« inquiétante étrangeté » est la traduction donnée par Marie Bonaparte de ce terme qui n’a pas d’équivalent direct en français.
En langue allemande, le mot heimlich n’est pas univoque, il renvoie à la fois à la sphère du dissimulé et à celle du confortable : heimlich est donc le familier, ce qui confortable (connotation positive) mais également ce qui est dissimulé, tenu secret (connotation négative). De ce fait le privatif un-heimlich peut désigner la négation des deux, mais petit à petit, umheimlich est devenu l’opposé de la connotation positive. Nous retiendrons cependant qu’il peut potentiellement également désigner la négation de ce qui est tenu secret, caché, dissimulé, et donc une certaine forme de (re)surgissement, important pour notre problématique qui s’intéresse à la visibilité nouvelle d’une intériorité cachée longtemps maintenue invisible dans les champs disciplinaires des arts et de la littérature. Car c’est cette manifestation qui provoque précisément un trouble : la visibilité nouvelle des fluides sexuels, sexués et genrés. Toute une théorisation de l’inquiétante étrangeté apparaît donc comme une illustration de l’heimlich, où ce qui aurait dû rester dans l’ombre finalement ressort. Il importe alors de comprendre pourquoi et comment.
L’inquiétante étrangeté se retrouve chez Sartre d’une manière qui retient particulièrement notre attention pour notre étude des fluides corporels sexuels : lorsque l’auteur discourt sur les matières gluantes, dans L’Etre et le néant. Pour lui, ces matières dont le contact nous plonge dans un entre-deux, à mi-chemin du familier et de l’étrangeté, est précisément inquiétant parce qu’il provoque un resurgissement. Cette matière fluide, visqueuse, est instable mais cela ne « coule » pas véritablement, c’est mou, partiellement compressible mais difficile à maintenir et à manipuler, cela cède au toucher mais l’on ne peut glisser sur sa surface, l’on peine à se déprendre du contact de ces matières car cela colle et c’est donc un piège, cela s’accroche et « attaque la frontière entre soi et moi ». L’inquiétante étrangeté des fluides corporels, abstraite des considérations morales qui leur sont liées, peut donc passer entièrement par le touché, ce qui révèle un nouveau seuil de marginalité, tout entier contenu dans le domaine sensible. Ce contact me communique quelque chose : toucher le visqueux, c’est risquer de se diluer dans cette viscosite. Plonger la main dans l’eau donne une impression différente qui n’entame pas autant notre sécurité : le moi y reste alors indéniablement solide.
L’inquiétante étrangeté a donc clairement à voir avec le surgissement d’un refoulé (que l’on peut associer ici aux considérations morales liées aux fluides), lequel peut notamment passer par le domaine sensible, et dont la représentation laisse libre court à un affect trouble qui se transforme en angoisse. Ce concept constitue donc effectivement un critère ou paramètre d’appréhension : comment les fluides déstabilisent nos prédicats jusque dans le domaine sensible. Le retour du refoulé, qu’il soit traumatique ou non, se voit alors chargé de ce trouble, qui passe ainsi également dans les caractéristiques strictement physiques et physiologiques, et donc plastiques et matérielles, des fluides qui constituent notre thématique.
2) Matière et plasticité
- Un lien esthétique surprenant avec l’eau
Dans L’eau et les rêves, Gaston Bachelard affirme : « Pour l’imagination, tout ce qui coule est de l’eau. ». Ce rappel ne va évidemment pas sans sa part de symbolisme. L’eau est un symbole universel de fécondité et de fertilité, la condition nécessaire à la vie, célébrée dans toutes les religions, toutes les civilisations et leurs mythes (souvent comme origine du monde : on parle d’eaux primordiales, d’océan des origines). Elle est aussi un symbole de la vie spirituelle, un puissant outil de purification, de transformation et de régénérescence. Sa transparence évoque la fraîcheur, la pureté, la virginité, la guérison (voir la notion d’eau miraculeuse). Mais ces pouvoirs et ces vertus ne vont pas sans leur « part maudite », et on prête également à l’eau un coté sombre, trouble et dangereux : puisque l’être humain ne peut y respirer, l’eau est aussi symbole d’une altérité, d’un autre monde, mystérieux et inconnu, potentiellement violent et même parfois mortel. Or, les fluides précisément s’écoulent (la souplesse de cet écoulement dépendant nous l’avons dit de leur coefficient de viscosité), ce qui semble déjà établir un premier lien entre les deux. Par ailleurs, l’on ne pourra manquer de remarquer la similitude existant entre l’ambivalence de l’eau, et les propres ambiguïtés des fluides, que nous nous sommes efforcés de démontrer notamment par notre rapprochement avec l’unheimlich freudien.
On peut supposer a priori, d’un point de vue iconographique, une correspondance plastique entre les effets esthétiques que l’artiste tire de l’eau et de ses propriétés (sa fluidité, les jeux de lumière auxquels sa masse se prête, l’animation qu’elle procure quand elle est en mouvement, la forme de ses jaillissements…), et ceux qu’il tire de la manipulation du sang, du sperme et du lait. D’un point de vue technique, le geste rapide du pinceau pour évoquer les mouvements de ces fluides, les couleurs diluées pour jouer sur leur densité, les projections de couleur pour rappeler les éclaboussures… sont autant de gestes créateurs, de stratégies représentatives pour rendre compte de ces matières dépourvues de forme propre – sans parler de l’utilisation véritable de ces fluides dans l’œuvre. Ces fluides peuvent être figés, stagnants ou en mouvement. Ils se prêtent donc à de nombreuses déclinaisons artistiques, que les mediums plastiques et littéraires ne cessent d’exploiter de leurs attributs propres (consonances, allitérations, isotopies… peuvent ainsi représenter un équivalent littéraire aux jeux artistiques déclinés précédemment). Les fluides qui nous intéressent évoquent toute une pléiade de références et d’images, directement héritées de l’approche esthétique de l’eau : la fluidité, la liquidité, l’humide, la mouvance, le jet, la larme, la goutte, la source, la rivière, la fontaine, la flaque ; leur propension à imbiber, ruisseler, dégouliner, mouiller, mais aussi, nous l’avons dit à souiller et laisser des traces (comme pourrait le faire une eau sale, dite trouble). Le sang des menstrues, le sperme et le lait, conduisent ainsi les gestes artistiques à explorer des notions héritées des réflexions autour de l’eau, telles que vider, remplir, faire couler, transvaser, gicler, éclabousser, projeter, tacher, ou troubler.
- Le corps
Les fluides sexuels incarnent le corps, ils l’expriment véritablement (sans mauvais jeu de mot) dans ce qu’il a de plus immanent, en manifestant intrinsèquement tout à la fois l’une de nos identités les plus fondamentales (l’identité sexuelle), et le domaine du trouble par excellence qu’est la sexualité. A ces considérations s’ajoute encore nous l’avons dit l’aspect ordurier des fluides en eux-mêmes, considérés comme des déchets corporels (ceci est plus particulièrement vrai pour le sperme et le sang des règles, le lait recouvrant d’autres tabous). Tous les artistes qui mettent en œuvre, notamment par les fluides, une sophistication esthétique troublante autour des déchets du corps, sont ainsi pour Philippe Rigaut emblématiques d’une certaine branche de la création contemporaine dont Simone Korff-Sausse note qu’elle donne à ce qui est « abimé, inquiétant, provocant, dégoutant […] une place dans le travail de la culture, dans l’action civilisatrice ». Le rapport social au corps, à ses produits et excrétions, est ainsi ouvertement interrogé par les œuvres plastiques et littéraires abordant la thématique des fluides.
Mais les œuvres employant le lait, le sperme ou le sang des menstrues, déplacent encore la problématique liée à la seule représentation de ces fluides, et la creusent d’avantage, en faisant potentiellement de l’écoulement corporel même un processus créateur, dont l’art contemporain serait, selon Claire Lahuerta, auquel nous ajoutons la littérature contemporaine, le « terrain de jeu symptomatique ». Comme dans la pratique spécifique de la performance, les œuvres plastiques et littéraires ayant recours aux fluides révèlent très concrètement un corps qui se fait œuvre – et donc un corps nouveau, mais lequel ? Valérie Da Costa, dans son article « Quand le corps exulte : manifestation des fluides corporels dans l’espace chorégraphique de Jan Fabre », rappelle ainsi l’existence de « certaines notes de Michel-Ange ou du peintre maniériste Pontormo qui font des fluides, et plus particulièrement du sang et des excréments, la métaphore de l’acte créateur » – ce qui expliquerait peut-être la prédominance de ces deux catégories de fluides dans l’art tel qu’on le connait aujourd’hui, mais qui ne répond pas entièrement à notre problématique. Le sang est le fluide vital avec lequel va se confondre le fluide créateur de l’artiste, quand le recours aux excréments se fait la métaphore très littérale d’un accouchement de l’œuvre (un parallèle explicite se fait jour entre excréter et créer). « Au delà des secrétions comme thématique », note encore Claire Lahuerta, « ce qui importe dans les œuvres humorales c’est le procédé sécrétoire » : les fluides seraient-ils trop difficiles à représenter, ce qui induirait donc nécessairement un déplacement ou glissement vers le procédé qui les voit jaillir (masturbation, blessure ?), et donc peut-être même vers les organes dont ils sont issus (sexe ?) ?
Le phénomène esthétique des fluides n’est pas ponctuel, et s’il peut l’être à l’échelle de l’œuvre d’un artiste ou d’un écrivain, il ne l’est certainement pas d’un point de vue plus global de la création contemporaine. Le corps qui coule est ainsi, pour Claire Lahuerta, le véritable point de « basculement de l’art en acte ». Mais il se fait aussi l’interprète, et le vecteur particulier, d’une de nos angoisses les plus primitives : celle de la défaillance, de l’impuissance, de l’improductivité, manifestée par le processus même de liquéfaction. Il est vrai que, comme le note l’auteur, un corps qui coule et s’écoule reste souvent, dans les représentations, un corps fuyant, non performant, négatif, en pure perte, qui va vers sa propre mort. Nous interrogerons cette assertion dans la seconde partie de notre développement, qui s’efforcera alors de la confronter aux propriétés respectives bien spécifiques du sperme, du sang des menstrues et du lait, afin d’y apporter de la nuance.