Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin d’Éliane Viennot est un court essai sous-titré « Petite histoire de résistances de la langue française » et il porte bien son nom. Paru pour la première fois en 2014, ce petit ouvrage a réveillé la polémique autour du langage non sexiste et connaît aujourd’hui une réédition, préfacé par Diane Lamoureux, autrice et chercheuse québécoise dont l’éclairage ramène à ses justes proportions cette querelle très franco-française.
Mais là où l’ouvrage d’Éliane Viennot réussit un tour de force, c’est qu’il parvient à répondre aux attaques des puristes de la langue française en inscrivant le débat au sein même du champ de l’histoire de la langue. L’autrice s’en explique : « l’argument historique (« ce mot existe depuis le XVe siècle au moins »), voire politique (« l’Académie française a tout fait pour qu’il disparaisse ») est beaucoup plus efficace que l’argument moral (« utilisons des expressions non sexistes »). » Il ne s’agit pas alors de féminiser la langue mais de mettre un terme à sa masculinisation.
L’autrice nous entraîne alors dans un voyage à travers la formalisation de règles et d’usages qui se fondent avant tout sur des principes de domination des hommes sur les femmes. Elle fait remonter les « premières ratiocinations linguistiques genrées » aux traités du poétique du XVIe s. et à la mise en œuvre d’une alternance de vers féminins (terminés par un -e muet) et de vers masculins. En 1548, Thomas Sébillet, un homme de lettre de la Renaissance à qui l’on doit un art poétique, écrivait déjà que ce e féminin était « aussi fâcheux à gouverner qu’une femme ». À partir du XVIe siècle, on assiste à cette volonté de tordre la langue pour en faire un outil de domination. La naissance de l’Académie Française sous la férule de Richelieu en 1635 va entériner dans le domaine linguistique les progrès « de ce que les masculinistes appellent « l’ordre naturel ». » Il s’agit alors de traduire dans la langue les rapports de force entre les genres.
C’est sur le terrain des noms de métiers et de fonctions prestigieuses que va se porter l’offensive des puristes de la langue, et c’est d’ailleurs un domaine dans lequel elle continue d’avoir de l’importance. Au début du XVIIe, « le genre des noms désignant des fonctions dépend du sexe des personnes qui les exercent » et l’ancienne langue regorge d’exemples savoureux comme apprentisse, doyenne, emperière, clergesse ou dompteresse ou le joli philosophesse que la langue gagnerait à voir renaître. Éliane Viennot s’attarde également sur le cas d’autrice qui cristallise cette question de la dignité des fonctions : ainsi en 1639, l’académicien Chapelain écrivait-il à son collègue Guez de Balzac qu’il « n’y a rien de si dégoûtant que de s’ériger en écrivaine et entretenir pour cela commerce avec les beaux esprits. » C’est donc moins une offensive contre le mot que contre les femmes ainsi nommées. Au XIXe s., le Code civil et le Code pénal consacrent le triomphe de l’idéal de la domination masculine, il en sera de même pour le XXe s. et ce malgré l’ouverture aux femmes « des états et des qualités qu’on regarde, en général, comme ne convenant qu’à des hommes », ainsi que l’écrivait Bescherelle.
Mais si la question des noms de métiers est un exemple flagrant des attaques masculinistes que subit la langue, d’autres champs de la linguistique n’y échappent pas. Éliane Viennot revient ainsi sur la question des accords ou, moins connue des défenseurs·ses d’une langue plus inclusive, celle des pronoms. Au sujet des accords, l’autrice rappelle que « leur sophistication participe des stratagèmes pour faire de la langue (notamment écrite) un outil de distinction entre les gens cultivés et les autres. » La langue a été façonnée de façon à être non seulement sexiste mais classiste.
Éliane Viennot s’attarde aussi sur la question du genre des noms inanimés et bien que « l’aspect arbitraire de cette répartition, repéré de très longue date, devrait inciter à laisser ces noms tranquilles », force est de constater qu’ils n’échappent pas aux réflexions sur le genre comme en attestent certaines listes produites par des grammairiens qui cherchent là encore à faire régner l’ordre du genre.
Dans cet ouvrage, Éliane Viennot propose donc de repenser l’inscription des rapports de domination dans la langue à la lumière de son histoire. Elle offre ainsi un fabuleux outil pour qui voudrait se défaire des logiques masculinistes qui structurent le champ linguistique puisqu’il ne faut pas oublier que façonnant la pensée, la langue a le pouvoir de perpétuer les discriminations.