Le 13 février, j’ai rencontré Nina Faure et Nathy Fofana, toutes deux membres du collectif Notre corps, nous-mêmes, qui a travaillé à la réédition de l’ouvrage historique Notre corps, nous-mêmes (Our Bodies Ourselves, dans sa version anglais originale), qui sort le 20 février 2020 aux éditions marseillaises Hors d’Atteinte. Les neufs membres de ce groupe de travail, Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy Fofana, Hélène de Gunzbourg, Nana Kinski, Yéléna Perret et Marie Hermann (éditrice) ont œuvré durant 3 années à écrire un livre pour la recherche d’autonomie corporelle, sur les traces du collectif féministe américain The Boston Women’s Health Book Collective. Je les rencontre un après midi pluvieux, pour discuter d’écriture collective, d’autonomie corporelle et d’objets de passage.
Quelle est l’histoire de Notre corps, nous-mêmes ?
Nina : Notre corps, nous-mêmes est un manuel féministe né aux Etats-Unis. C’est initialement une brochure militante, Women And Their Bodies, qui a été publiée pour la première fois en 1969 et qui s’est transformée en ce livre, Our Bodies Ourselves en anglais. Il a été adapté dans de nombreux pays par des collectifs de femmes, avec des adaptations qui varient selon les contextes locaux. Aux États-Unis, il y a eu sept versions depuis les années 1960 et le livre s’est peu à peu étoffé et enrichi. Il incarne 40 années d’histoire féministe. En France, c’est un collectif de six femmes qui l’a adapté en 1977 au contexte français, et il n’y avait pas eu d’actualisation depuis. Ce livre est un héritage que nous avons repris, un outil unique dont il n’existe pas d’équivalent : c’est un manuel de réappropriation du corps basé sur une pluralité de témoignages et non pas sur un point de vue unique, des injonctions, un tutoiement infantilisant, comme dans beaucoup de manuels à destination des femmes.
L’ouvrage que vous publiez est-il un manuel médical ?
Nina : Ce n’est pas un ouvrage médical au sens où nous ne donnons pas des conseils d’automédication. C’est plutôt un ouvrage pour la recherche d’autonomie sur toutes le sphères de la vie, y compris la santé.
Nathy : Il devrait pouvoir se retrouver dans un cabinet médical ou dans une salle d’attente. Nous avons essayé de donner des conseils qui permettent de gérer des situations de violences médicales. Lorsque j’ai vu une gynéco pour la première fois, j’ai demandé un contraceptif, et on m’a répondu « au moins tu ne repeupleras pas toute l’Afrique ». J’aurais aimé avoir les armes pour me défendre, et je pense que ce livre donne les clefs pour réagir face à ce type de situations inacceptables.
Le livre est maillé par un grand nombre de témoignages. Quel sont leur(s) rôle(s) dans cet ouvrage ?
Nathy : La quête de témoignages a été la partie la plus intéressante pour moi. Cela m’a permis de parler vraiment avec mes proches. En allant « taper aux portes », j’ai eu l’impression qu’il y avait une réelle envie de parler. On a reçu des témoignages par milliers. Nous sommes passées par des appels à témoignages sur les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Instagram. Cela m’a aussi permis d’apprendre que je ne suis pas seule à vivre certaines choses ; le contact humain est très important dans notre démarche. Nous voulions avoir la parole de personnes différentes, nous éloigner d’une vision unique de la vie des femmes.
Nina : Les témoignages permettent d’accéder à une grand pluralité des points de vue. Quand tu parle à deux personnes de leur entrée dans la vie sexuelle, certaines choses se recoupent, d’autres divergent complètement. Souvent, ce qu’on nous a décrit comme la première fois ne correspond pas à la définition qu’on peut en trouver sur le Web, centrée sur la pénétration et l’éjaculation. Quand on demande aux femmes ce qu’est leur première fois, il y a tout d’un coup la possibilité que ce soit à 12 ans dans le bain avec une copine, ou beaucoup plus tard, quand on a un rapport avec quelqu’un, amoureuse ou pas. La pluralité des points de vue, je crois que c’est ça qui fait qu’on peut se sentir libre de faire des choix et de pas être jugé⋅e.
Nathy : Les appels à témoignages permettent de lever certains tabous, de libérer la parole. Ils peuvent même constituer une catharsis pour certaines personnes qui osent parler de leur propre expérience. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au féminisme, il y a des choses que je ne trouvais pas, sur la sexualité par exemple, parce que je viens d’une famille où on n’en parle pas. Mes premières recherches passaient donc par les livres de la bibliothèque, le Guide du zizi sexuel de Titeuf, le Dico des filles, etc. Notre corps, nous-mêmes peut aider, de la même manière, des personnes qui n’ont pas la chance de pouvoir parler librement de ces sujets. Ce problème est beaucoup revenu dans les témoignages.
Comment les anciennes versions de Notre corps, nous-mêmes ont-elles guidé votre travail ? Comment avez-vous décidé de traiter les différentes thématiques ? Que dit ce traitement de notre société contemporaine ?
Nina : Nous avons travaillé de façon autonome, en réécrivant tout, sans reprendre des extraits des précédentes versions. Nous avons plutôt été guidées par la logique des livres précédents, la manière dont les autrices ont construit leur sommaire, ramifié autour de problématiques corporelles. Par exemple, on ne traite pas du couple en tant que tel, parce que cette thématique recoupe la question de sexualité, de la vie quotidienne, ou des violences. Dans ce livre, on parle du corps des femmes et de leur place dans le monde.
Nous avons été marquées par la contemporanéité du livre original. Je pense que l’un des apports de la réédition 2020, c’est de montrer que les choses n’ont pas tant changé en 40 ans. La recherche d’autonomie, l’infantilisation, la dépossession de nos propres corps tout au long de notre vie, sont des problématiques citées en 1969 et cruellement actuelles. C’est encore, tristement, une valeur sûre dans nos vies à toutes, quelque chose qui nous réunit. Les témoignages que l’on retrouve dans notre réédition gardent souvent un fond commun mais sont dit avec des mots contemporains. Néanmoins, on sent l’époque à travers ce livre, qui est, à au travers de ses différentes versions, toujours lié à des vagues féministes. Beaucoup de choses ont évolué autour des normes de genre, de la conscience des violences et des féminicides. Nous avons particulièrement développé ces thématiques.
Nathy : Mais on ne révolutionne pas ce qui a été fait il y a 40 ans, on essaie simplement de continuer ce chemin. Notre livre est un rebond sur une vague, une reprise de flambeau. Peut-être que d’autres reprendront ce flambeau plus tard, dans 10 ou 15 ans. Je pense que l’on a aussi apporté la question de la diversité, dans un contexte où ces questions sont très présentes dans le débat public.
Nina : Nous avons aussi mis l’accent sur ce que le travail fait au corps des femmes, entre travail productif rémunéré et travail reproductif non rémunéré, ce qui n’était pas le cas dans la version de 1977. Certains travaux dits féminins, la puériculture, les ménages, l’aide à domicile, constituent la frontière entre la domesticité et le travail rémunéré. On impose aux femmes les travaux les plus difficiles et les moins bien rémunérés et elles sont beaucoup moins intégrés aux systèmes d’aide à la pénibilité. Il y a des outils pour se défendre dans ce contexte là, contre le harcèlement et les agressions, contre la pénibilité. Mais cela nécessite de connaître le droit du travail.
Nathy : J’ai discuté avec ma maman, qui travaille dans un hôtel à Disneyland, à la restauration, et depuis 20 ans, elle pousse des chariots de 35 kg. Le travail pèse sur son corps, et je n’avais jamais réalisé la difficulté de se lever tous les jours à 4h du matin et de s’occuper le soir de nous, ses enfants. Quand est-ce qu’elle se repose ? Qu’est-ce qui est pris en charge par la société pour l’aider ? Il y a des dispositifs, mais toutes les femmes n’ont pas le réflexe ou les connaissances, d’aller voir un syndicat par exemple. Ces problématiques touchent particulièrement des femmes racisées qui ont intériorisé ces inégalités et injustices. Dans Notre corps, nous-mêmes, on essaie de donner des clés, sans moraliser, on a conscience qu’il est parfois difficile de changer, de se mobiliser pour ses propres droits.
Il y a-t-il des sujets que vous n’avez pas pu ou voulu aborder ?
Nina : Il s’agissait surtout de réfléchir au niveau de détails que nous souhaitions, car nous voulions conserver un format raisonnable, qui soit transmissible de main en main. Dès que l’on se plongeait dans une thématique, il devenait difficile de faire le tri. Par exemple, on aurait pu faire un livre entier sur les trois mois qui suivent l’accouchement.
Nathy : Finalement, nous avons préféré couvrir un grand nombre d’étapes de nos vies plutôt que d’être exhaustives sur chacune d’elles. Si ce livre s’était recentré sur une seule thématique, il n’aurait pas eu la même force, sur nous comme sur les futur⋅e⋅s lecteur⋅ice⋅s.
Quel est le rôle des images dans cet ouvrage ?
Nathy : Le travail sur les illustrations et les images s’inscrit en continuité de l’inclusivité et la représentativité que l’on a souhaité à travers tout le livre, mais il est plus facile d’obtenir des témoignages écrits que de les montrer au travers d’images. La diversité des corps aide à la réflexion. On s’identifie plus facilement aux expériences de personnes qui nous ressemblent. Lorsqu’on parcourt le livre, on trouve des femmes rondes, des femmes noires, maghrébines, asiatiques. On a aussi des images de femmes voilées. Beaucoup de personnes ont du mal à penser qu’une femme voilée puisse être une femme militante.
Nina : Ces images, ce sont celles de femmes, de personnes trans ou non binaires, qui marchent en forêt, qui vont à la mer, qui posent avec un air de défiance, ce sont des moments intimes de vie. Comme pour les témoignages, nous avons récolté ces images. Ce ne sont pas les nôtres, ce sont celles que l’on nous a envoyées. Nous avons fait des appels en demandant « qu’avez vous envie de partager de vous aux autres femmes, sur la thématique Notre corps, nous-mêmes ? ». Dans le chapitre sur la maladie, il y a des images à la mer, en vacances. Nous n’avons pas voulu présenter des images illustratives. Le livre est traversé par des moments de nos vies, qu’ils soient positifs ou négatifs.
Nathy : Ce livre peut faire couler des larmes, mais il peut aussi apporter du baume au cœur.
Comment s’est construit votre groupe de travail et votre travail de groupe ?
Nina : Cela s’est fait en plusieurs étapes. L’éditrice Marie Herrmann, à l’initiative de ce projet, a réuni des personnes féministes autour d’elle. Par la suite, nous avons élargi ce groupe, pour ne pas rester entre femmes trentenaires de la classe moyenne sans enfants et travaillant dans la culture ou les médias. Notre groupe existe de façon autonome depuis trois ans, avec l’aide d’un appel à don pour nous financer. On s’est réuni autour d’une envie de partager, sans être forcément des professionnels de l’écriture, ni des spécialistes. Nous avons contacté les autrices étasuniennes du livre et les « traductrices » françaises. La transmission commençait là. Nous avons repris la méthode de travail décrite par les autrice étasuniennes, qui consiste à débattre collectivement d’un sujet, à partir d’expériences personnelles, puis d’aller chercher des voix complémentaires de différents âges, origines, milieux sociaux. Nous avons puisé la matière de ce livre dans nos vies. C’était un processus intimement transformateur.
Nathy : On a grandi avec ce livre, il nous a ouvert des portes, on a appris beaucoup de choses sur nous mêmes. La rédaction a été parfois douloureuse, je ne me sentais pas légitime, avec mon bagage de blogueuse, mais le groupe m’a permis de calmer mes peurs.
Avez-vous travaillé avec des professionnel⋅le⋅s ou militant⋅e⋅s en dehors de votre groupe de travail ?
Nina : Nous nous sommes réparti les chapitres par binômes, pour ne pas être isolées. On a lu beaucoup d’ouvrages théoriques et féministes. On a fait appel à des professionnel·le·s de santé, en privilégiant des personnes avec une approche féministe. Raphaëlle Morel, du Planning familial de Marseille, nous a aidé à construire les schémas anatomiques. C’est quoi un schéma féministe d’une vulve ? Quels mots ont été mis sur nos sexe et comment en choisir qui nous conviennent mieux ?
Nous avons utilisé la brochure S’armer jusqu’aux lèvres sur les violences gynécologiques. Les savoirs médicaux de base sont indispensables pour faire face aux médecins, pour savoir quoi répondre, à quoi l’on a droit, pour en apprendre plus sur son corps. Cet apprentissage peut passer par l’auto examen gynécologique qui permet d’apprendre à voir son col de l’utérus, à regarder sa vulve.
Ce livre peut-il être considéré comme un grimoire, un objet de transmission qui se transforme de génération en génération ?
Nathy : C’est un objet qu’on se passe de main en main. Depuis la première version de 1969, cet objet a été transmis, réécris, traduit dans de nombreux pays, par plusieurs générations. On y trouve les récits de femmes que l’on ne trouve pas ailleurs, dans des livres de médecine. C’est une ressource qui va de pair avec les discussions avec nos amies, mamans, sœurs, etc. À différents moments de nos vies nous avons besoin de la parole de quelqu’un d’autre pour nous aider. Quand l’on n’a pas la possibilité de discuter facilement de ces sujets autour de nous, ce livre permet de trouver des réponses mais aussi d’amorcer des discussions avec nos proches. C’est un objet de détournement. Cette technique sera ma grande fourberie de la prochaine décennie.
Nina : Je conseillerais ce livre à toutes les femmes autour de moi. J’ai envie que ce que m’a apporté ce livre apporte aussi quelque chose aux autres.
Nathy : J’aimerais transmettre ce livre à ma soeur, ma mère, à mes enfants, ou même mon petit frère. Lorsque j’irai en Côte D’Ivoire voir ma famille, j’emmènerai le livre avec moi, parce que cela pourrait inspirer les femmes qui vivent là-bas. Si je devais poser des mots-clés sur cet ouvrages, je dirai : transmission, diversité, partage.
Nina : J’ajouterais « réconfort ». Avec l’ancienne version, déjà, je l’utilisais dans les moments difficiles, quand j’avais envie de me redonner du courage. Et j’espère utiliser le nouveau de la même manière.
Notre corps, nous-mêmes
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