« Le cinéma d’auteur des pays du sud est souvent nourri d’images coloniales. Lorsqu’on ne répète pas cette image exotisante de nos cultures, notre message est invalidé » – Thais Guisasola & Simon(è) Jaikiriuma Paetau
C’est au Festival International de Cinéma de Carthagène des Indes, le plus ancien d’Amérique Latine, où leur road-movie punk-queer le Chuchotement du Jaguar a été primé, qu’on a rencontré Thaïs Guisola et Simon(e) Jaikiriuma Paetau. Les cinéastes nous ont parlé de la manière dont ils associent corps queers et spiritualité et du défi que représente la réalisation et la diffusion d’une oeuvre politique au sein d’un paysage cinématographique toujours marqué par des dynamiques patriarcales, hétéronormatives et coloniales.
Synopsis du film
Dans un champ de maïs trans-génique, un(e) artiste s’auto-pénètre avec un épis de maïs en ignorant que sa mort est imminente. Sa soeur Ana, qui suit ses pas en emportant ses cendres, s’embarque dans un voyage à travers l’Amazonie qui se convertira en une recherche spirituelle et érotique.
FRICTION : Pouvez-vous faire une brève présentation du film et nous parler du processus, de votre rencontre et de la décision de partir filmer en Amazonie ?
O Sussurro Do Jaguar est un road movie queer-punk que navigue librement entre la performance, les paysages sonores, le plaidoyer politique et le cinéma narratif. C’est un film hybride qui cherche à questionner les connaissances ancestrales à travers les plantes médicinales et la relation de la protagoniste Ana avec la mort, la jeunesse, la sexualité et la politique. Le film établit un dialogue entre les histoires du colonialisme, la modernisation et l’actualité politique brésilienne et latino-américaine.
Nous sommes un duo de réalisatrice. On s’est connues en étudiant le cinéma à Cuba en 2010. On a toujours partagé nos identités croisées (nous sommes brésilo-américaine et colombo-allemande) queers et unies par nos questionnements sur les frontières, celles des corps et des territoires géographiques.
« Beaucoup veulent faire des films politiques qui touchent à des thèmes politiques mais bien souvent tournés de manière extrêmement hiérarchique et patriarcale, colonialiste, hétéronormative et linéaire. »
Depuis notre rencontre, nous avons eu l’idée de connecter nos pays, le Brésil et la Colombie, et d’explorer dans la voie de nos ancêtres communs qui ont été invisibilisés par l’Histoire dominante (patriarcal, colonial, eurocentrique, capitaliste). L’Amazonie est cette zone où les frontières politiques et géographiques sont dans le même temps invisibles et fortement marquées.
El Susurro do Jaguar est un film auto-produit, pouvez-vous nous parler de cette décision que vous avez prise de ne pas attendre des fonds et des collaborations avec des boites de productions ? Quelle influence ça a pu avoir sur le film ?
Depuis le moment où l’idée à surgit, nous savions que ça allait être un film queer-punk. Nous pensons qu’on ne peut pas séparer l’esthétique de la politique et que les deux doivent être travaillées ensemble.
« Bien souvent dans la manière de produire du cinéma conventionnel à force d’un processus aussi long et complexe on perd le queer, l’intuition et la créativité en route.«
Dans le cinéma cette relation est souvent une grande contradiction, beaucoup veulent faire des films politiques qui touchent à des thèmes politiques mais bien souvent tournés de manière extrêmement hiérarchique et patriarcale, colonialiste, hétéronormative et linéaire.
Le film a été une auto-expérience de recherche de nos propres racines, racines personnelles mais aussi au niveau de l’imaginaire national dans le sens où le Brésil et la Colombie oublient trop souvent leur part indigène et africaine.
Evidemment, le film est imprégné de culture queer, mais au delà de ça on utilise le queer comme méthodologie de tournage et comme point de vue, en établissant une rupture avec les frontières narratives et les processus déjà connus et dominants dans le cinéma.
Nous ressentions aussi une urgence à parler de ces thématiques, et c’est pour ceci que l’on a décidé de faire le film de manière “guerrilla” et auto-produite.
Comme conséquence de cet élan créatif et de cette méthodologie, on était très ouverts au fait d’incorporer ce qu’on trouvait sur notre chemin : les personnes, la nature et les situations ont agit comme des forces d’impulsions pour l’histoire et le processus. Bien souvent, dans la manière de produire du cinéma conventionnel, à force d’un processus aussi long et complexe, on perd le queer, l’intuition et la créativité sur la route.
En Europe en général et en France particulièrement les pratiques rituelles et spirituelles des ancêtres, hors des trois monothéismes, est un thème majoritairement oublié et tabou. Néanmoins depuis quelques années on observe un retour des rituels païens à travers les mouvements féministes et queers qui se ré-approprient l’image de la sorcière comme vecteur d’empowerment. Votre film établit un parallèle entre la spiritualité, l’héritage des ancêtres et le corps queer en Amérique Latine, qu’est-ce qui lie les pratiques ancestrales et la spiritualité avec les luttes queers et dé-coloniales ?
Souvent les personnes LGBTI ne naissent pas au sein d’une famille queer, par conséquent chaque nouvelle génération doit chercher ses propres ancêtres, ceux qui ont résisté et lutté pour les mêmes droits depuis toujours et qui ont laissé un héritage.
Cependant, comme l’Histoire queer est complètement invisibilisée, on doit perpétuellement réécrire ces récits.
Nous étions marquées par le désir d’aborder la recherche des ancêtres depuis un regard qui ne soit pas lié à la biologie sanguine et de nous approprier nos ancêtres queers comme une stratégie politique, pour perpétuer l’héritage de leur résistance et de leur lutte pour une réinvention de la société.
Dans le film, nous nous sommes inspirées de références féministes et queer passées et actuelles comme le groupe de musique punk-féministe brésilien des années 80’ Las Mercenárias, Aérea Negrot, une chanteuse transsexuelle Venezolano-brésilienne qui est la reine de la musique techno-opéra, et on s’est même ré-approprié la figure largement commercialisée qu’est Frida Kahlo.
« Nos connexions avec les histoires de nos ancêtres qui ne font pas partie du récit dominant du monde occidental sont capitales pour reconnaitre l’existence d’autres formes de structures sociales, politiques, de relation à la foi, au corps, au concept de famille, de sexualité et de genre. »
La figure de l’humain-jaguar a été notre connexion depuis la connaissance indigène du yagé (ayahuasca) : le moment où le monde spirituel transforme le corps et dissout les frontières matérielles.
Nous voulions aborder cette question à partir de la rupture de la limite, en mettant en lumière la fluidité des corps et des identités au sein de la nature tropicale, en incitant à la métamorphose, à la recherche des contradictions et des super-positions de sens et de sensations. L’idée était de révéler la complexité et la multiplicité des expériences et des identités queers, comme les possibilités d’être dans le monde passé, actuel et futur.
La possibilité de comprendre les cultures et les pratiques ancestrales comme sciences qui n’utilisent pas la même logique que la science dominante nous ouvre des chemins pour une relation du monde matériel avec le monde spirituel, onirique et d’autres dimensions qui sont largement invalidées par le discours dominant.
La modernisation et la colonisation sont aussi des projets patriarcaux, la re-connexion avec le paganisme et les sorcières est une manière de rompre avec l’hétéronormativité, et les mouvements queers et féministes rencontrent souvent dans ces pratiques spirituelles une manière d’exister et d’avoir une relation radicalement différente avec la foi et le corps.
Elle nous permet de créer de nouvelles utopies et d’imaginer une possibilité de co-existence plus harmonieuse.
Il y a généralement une hiérarchisation de la science au dessus de la spiritualité, comme si les deux ne pouvait co-exister, ce binarisme qui considère que la spiritualité entre nécessairement en contradiction avec la science est aussi une construction colonial que l’on a hérité du temps des Lumières.
Vous vivez entre l’Europe et l’Amérique Latine et le film a était présenté à la Documenta 14 à Berlin et au FICCI en Colombie, comment est-il reçu des deux côtés de l’Atlantique ?
Pour nous c’était très intéressant d’observer les réactions dans ces deux contextes bien distincts. En Allemagne nous avons présenté “The Whisper of the Jaguar” au Fridericianum, au musée de Kassel et à la Documenta 14, devant un public nombreux.
« Le cinéma d’auteur des pays du sud est souvent nourri d’images coloniales. Lorsqu’on ne répète pas cette image exotisante de l’Amérique Latine notre message est invalidé. »
Les réactions étaient très intéressantes, il y a un professeur d’arts qui a fait un parallèle entre les savoirs ancestraux dont on parle et la méthodologie queer du film avec la connaissances insufflées en cours et il s’est demandé comment s’en inspirer pour réinventer différentes formes d’éducation.
Mais globalement, la projection au Festival International de Cinéma de Cartagena a été beaucoup plus intense, dramatique et puissante. Les gens d’Amérique Latine se sont sentis profondément connectés avec le film et se sont beaucoup questionnés sur leurs propres ancêtres.
Nous sommes un peu surprises de ne toujours pas avoir pu être projetées dans un espace de « cinéma » en Europe et seulement dans un espace d’art contempotain, ça dit beaucoup de l’industrie du cinéma et des formes de curation existantes.
Le cinéma d’auteur des pays du sud est souvent nourri d’images coloniale. Lorsqu’on ne répète pas cette image exotisante de l’Amérique Latine notre message est invalidé.
En Europe, on nous a beaucoup demandé où étaient les indigènes dans le film, alors que nous, justement, on cherchait à représenter une autre réalité, à nous poser à nous-même la question de nos ancêtres communs et de notre recherche d’une culture et d’une identité éteinte. L’idée n’était pas de montrer ce qui représente l’ancêtre “authentique”, mais de comprendre comment diverses connaissances ancestrales sont ré-appropriés et commercialisées au sein du monde capitaliste et colonial et comment on peut questionner nos propres possibilités d’accès à ces connaissances et, à travers elles, à nous-mêmes.
La question que l’on s’est posée au final de cette expérience de réception du film et de ces accès inégaux à différents espaces était : quels imaginaires sont soutenus et alimentés par l’industrie cinématographique ? Où certaines images sont-elles consommées et quelles sont les motivations derrières tout ça ? Comment peut-on qualifier l’importance des festivales et des films sans penser à l’impact colonial du Nord sur le Sud ? Comment ces regards définissent ce qui est valide ou non dans le cinéma ? Et comment peut-on revendiquer des espaces pour que différents récits et différentes voix soient écoutées ?