OBJETS DU QUOTIDIEN #3 – Hello Kitty

Notre rédactrice Fanny s’intéresse aux objets et à leur charge symbolique. Dans cette rubrique, elle parlera de l’influence qu’ont les objets sur nos modes de vie et surtout sur les systèmes de domination et d’oppression (en particulier liés au genre et à la sexualité) qu’ils alimentent. Dans ce troisième volet, elle nous parle de Hello Kitty et des jouets. 

Les fêtes de fin d’année s’achèvent et impossible de passer à côté, cette année encore, des catalogues et des vitrines remplies de façon monochrome de jouets de plus en plus nombreux. Une figure en particulier m’a intéressée, celle d’Hello Kitty qui continue, 44 ans après sa naissance, de remplir les listes de Noël des enfants, et surtout celles des petites filles. Hello Kitty pose aujourd’hui la question suivante : Est-elle un des marqueurs d’une société sexiste ou représente-elle une forme d’empowerment contemporain ?

La culture du mignon

Hello Kitty est un personnage créé par la société Sanrio en 1974. Santaro Tsuji, son fondateur, s’est inspiré de la tradition japonaise de l’art d’offrir (« petits cadeaux, grands sourires ») pour créer un modèle économique basé sur une une grande diversité de produits. Quand certaines sociétés produisaient 100 000 unités d’un objet, Sanrio en produit 1000 de 100 produits. Elle rapporte aujourd’hui plus de 7 milliards de dollars à l’entreprise chaque année. Le premier objet Hello Kitty était un porte-monnaie portant la mention « Hello ». Ce personnage amorce la tradition du kawaii, qui signifie « mignon », dans la lignée des poupées traditionnelles japonaises Kokeshi.

Hello Kitty est, nous le savons depuis l’annonce de Sanrio en 2014, une écolière britannique et non un chat. Sa nationalité britannique correspond à une fascination japonaise pour l’Angleterre à l’époque de sa création. La vie de Hello Kitty se calque sur celui d’une petite anglaise issue d’un milieu aisé : elle possède un piano à queue et prend des cours de cheval, elle voyage, ce à quoi beaucoup des petites filles japonaise qui l’idolâtrent n’ont souvent pas accès.   

La culture kawaii, née au Japon, construit un univers à première vue innocent empli de figures colorées, réconfortantes, qui nous ramènent vers l’enfance. Cette innocence fait partie intégrante de la philosophie kawaii, qui a un succès mondial depuis plusieurs années. Elle constitue un levier de soft power pour le Japon, d’autant que la culture kawaii procède de ce que Koichi Iwabuchi appelle « cultural deodorization » où l’évacuation, au travers de produits culturels, de toute conscience de l’autre, le lissage des spécificités culturelles. La culture kawaii renvoie une image rassurante et naïve du Japon. Hello Kitty incarne cette réussite car, dès 1976, elle apparaît aux États-Unis, d’abord dans un magasin de San José, en Californie. Malgré des échecs successifs les premières années, le personnage trouve rapidement succès parmi les membres de la communauté asiatique-américaine, qui voient en Hello Kitty une figure identitaire similaire à celle de Bruce Lee.

Cependant, on peut s’interroger sur les enjeux que représentent cette culture du mignon, qui est majoritairement associée aux femmes et aux petites filles. La chercheuse Sharon Kinsella, spécialisée dans la culture populaire japonaise, note le fait que Hello Kitty n’a pas de bouche, suggérant que le personnage est représentatif d’un idéal de faiblesse féminine : Pour elle, Hello Kitty « ne possède pas d’orifices corporels, elle est non sexuée, muette, pas sûre d’elle, impuissante ou égarée ». En effet, sa bouche invisible a été remarquée dès sa création, et les critiques ont afflué pour dénoncer ce modèle anti-féministe qui renvoie à une vision des femmes (notamment asiatiques) silencieuses et soumises et qui alimente des stéréotypes orientalistes sur les femmes japonaises et asiatiques en général.

C’est par exemple Angela Choi, dans son roman Hello Kitty Must Die, en 2010, qui fait ce constat : « Je déteste Hello Kitty. Je la déteste de ne pas avoir de bouche ou de crocs comme un vrai chat. Elle ne peut pas manger, mordre […], sucer ou dire à n’importe qui d’aller se faire foutre. Elle n’a pas de sourcils, elle ne peut pas paraître en colère. [..] Juste sans griffes, sans crocs, sans voix, avec cette expression vide et placide surmontée d’un ruban rose ». Une campagne de l’UNICEF nommant Hello Kitty « Amie spéciale des enfants » après la donation de 150 000 $ de Sanrio au fond pour les programmes d’éducation des filles, avait également été sévèrement critiquée. Comment un chat qui n’a pas de bouche pourrait être le porte parole de quoi que ce soit, en particulier de l’éducation des filles ?

Il est nécessaire de dépasser l’image inoffensive de ce personnage pour questionner ce qu’elle représente et ce qu’elle véhicule auprès des femmes et plus particulièrement des petites filles. Hello Kitty est-elle donc un outil qui cultive l’idée que les femmes doivent être mignonnes, petites, délicates, prendre le moins de place possible dans l’espace physique et sonore ? La comédienne Kristina Wong, qui a créé une série sur You Tube nommée Radical Cram School et qui vise à « apprendre sur la justice sociale, la révolution et comment être puissant.e.s avec nos corps », évoque notamment, dans l’un des épisodes, les problématiques liées à l’image de Hello Kitty vis à vis de la parole des personnes asiatiques.

« Think pink » ou l’injonction au monochrome

Une des caractéristiques principales de Hello Kitty est la gamme colorée dans laquelle elle évolue : le rose. Cette couleur est aujourd’hui associée aux femmes et aux petites filles, mais ce ne fut pas toujours le cas. Le rose, proche du rouge renvoyait jusqu’au début du XXe siècle à la masculinité tandis que le bleu, la couleur de la pureté, de la Vierge Marie, était associée à la féminité. Anne Daflon Novelle, psychosociologue, explique dans le documentaire Princesses, Pop Stars & Girl Power que le rose n’est pas inné ou génétique chez les filles du fait de cette histoire récente des couleurs genrées. Le pantone 219, le rose barbie, devient donc, au cours du XXe siècle, la couleur des filles. Cette séparation genrée est renforcée par l’évolution des catalogues de jouets qui, selon Mona Zegai, se teintent de rose et de bleu entre 1992 et 1997. Ce repère visuel est le reflet de l’émergence de catégories de jouets « pour filles » et  « pour garçons », alors qu’auparavant les jouets étaient davantage classés par activité ou typologie. Ainsi, 36% des catalogues actuels sont consacrées spécifiquement aux garçons ou aux filles. Les filles se voient associées au « domaine de la puériculture avec des poupons ainsi que leurs lits, berceaux, landaus, des jeux ménagers et dinettes pour s’occuper de la maison et des poupées ou poupées mannequin pour leur faire vivre des histoires et développer leur sensibilité esthétique ». Hello Kitty, quant à elle, occupe une place prépondérante depuis plusieurs décennies dans les catalogues de jouets, possédant à elles seules souvent plusieurs pages (dans la catégorie filles, évidemment) ainsi que son nom dans le sommaire.

Les petites filles voient donc leur espace de vie, leur univers se colorer de façon monochrome. Le Pink and Blue Project de Jeong Mee Yoon témoigne de l’uniformisation des chambres des enfants, en photographiant des enfants entourés de leurs jouets. Le problème de la couleur rose n’est donc évidemment pas son existence en tant que tel mais d’une part ce qu’elle symbolise, et d’autre part son monopole chez les filles. Les valeurs associées au rose, la douceur, la beauté ne sont pas un problème en soit, c’est l’absence d’autres valeurs véhiculées auprès des petites filles qui est problématique. Les photographies de Jeong Mee Yoon en sont donc d’autant plus accablantes.

Hello Kitty baignant la plupart du temps dans cette effusion de rose et étant, dans sa conception marketing, un objet de collection, participe de la création des chambres monochromes des petites filles. Masao Gunji, Guiness Record pour sa collection d’objets Hello Kitty (plus de 5000) illustre cette prédisposition de Hello Kitty à l’accumulation. L’écolière est un personnage fort de l’univers transmédia genré des petites filles, et elle constitue un objet de socialisation entre les enfants, notamment à l’école. Catherine Monnot décrit, dans Petites filles d’aujourd’hui. L’apprentissage de la féminité, « la cours de récréation comme [une] microsociété ». Elle explique que « l’intégration sociale recherchée par le biais de ces activités [ ndlr : ensemble des pratiques et jeux observés dans les écoles : par exemple, le sport, les jeux de billes, pogs, collection Pokémon ou Diddl, idoles musicales …] apparaît ainsi supérieure à l’envie de s’affirmer personnellement ». Ainsi, Hello Kitty a, par période, envahi les discussions des enfants, avec les valeurs qu’elle transmet.

Que faire alors d’Hello Kitty, du rose et du “mignon” ? Faut-il condamner une figure qui a empli l’enfance de tant de personnes ou peut-on se réconcilier avec cette figure forte de la culture pop ?

No bad memories

Depuis 2012, Rachel Simone Weil alimente le FEMICOM Museum, qui est « un musée hybride physique/numérique et une archive dédiée à la préservation et la ré-imagination de la féminité, l’enfance des filles, et l’esthétique du « mignon » au travers des jeux vidéos et jeux électroniques du XXe siècle ». Sa démarche, sans mettre de côté les stéréotypes qui ont nourri cette culture « girly », la célèbre comme une esthétique à part entière, et une culture qui a nourri notre enfance. Elle explique qu’en « rassemblant ces artefacts électroniques dans des archives centrales, [elle] espère encourager les comparaisons entre eux et poser des questions sur les stéréotypes liés aux rôles de genre et sur la manière dont ils ont façonné les jeux et les expériences informatiques modernes ». Elle pose sur cette démarche le slogan « no bad memories ».

Hello Kitty est une figure composite, source de nombreux débats. Hello Kitty est-elle sexiste ou féministe ? Elle fut par exemple utilisé comme mascotte par les Riot Grrrl, dont les idées radicales semblent à priori peu compatibles avec le personnage japonais. Christino Reiko Yano écrit, dans Mondialisation Pink: Hello Kitty Trek Across the Pacific, que « Hello Kitty devient alors un moyen pour ces femmes punk de se moquer des stéréotypes, en disant, en fait, “ nous pouvons nous approprier mignon à nos propres fins, à nos propres conditions” ». Elle est aussi utilisée par les activistes queer aujourd’hui comme figure d’empowerment. Citons par exemple le rappeur Candyken, dont l’univers déjanté et l’adoration d’Hello Kitty produit une critique acide des stéréotypes de genre. De plus en plus d’hommes s’approprient ce personnage kawaii (avec l’appui de Sanrio, qui lance le Hello Kitty Men Project  en 2014, pour expliquer qu’Hello Kitty s’adresse aussi aux hommes) brisant ainsi les stéréotypes de genre qui accompagnent Hello Kitty depuis sa création.

Hello Kitty peut donc devenir une figure d’empowerment autant qu’elle peut véhiculer des stéréotypes. Cela peut s’expliquer par la conception même de cette figure. En effet, Sanrio l’a conçu comme « une table de résonance pour se synchroniser avec l’humeur du spectateur », autrement dit comme une feuille blanche à laquelle chacun.e peut s’identifier. C’est « le chat pour toutes les occasions et tous les consommateurs ». Yuko Yamaguchi, dessinatrice de Hello Kitty depuis 1980, explique que les utilisatrices de Hello Kitty se sentent écoutées, comprises, notamment grâce au fait qu’elle n’a pas de bouche. Elle peut finalement être la porte-parole de tout.e.s. La performeuse Denise Uyehara travaille sur le personnage d’Hello Kitty et sur ses contradictions : « Je me suis intéressée au jeu avec la notion de “mignon”, en ne l’étiquetant pas comme une faiblesse, ni totalement bon ni totalement mal. C’est une des nombreuses facettes de qui nous sommes ». La culture girly est donc souvent piégée entre ses fantômes et ses occurrences contemporaines au sein des luttes féministes et queer. De la même manière que l’industrie musicale s’est emparée du slogan « Girl power », né dans les concerts des punks féministes Riot Girls, et réutilisé comme slogan marketing dans une culture musicale populaire (Spice Girls, Rihanna, Beyoncé …), Hello Kitty est-elle le produit d’un détournement commercial dédié à une culture féministe de plus en plus populaire ou constitue-elle un réel levier d’empowerment et de reconstruction des genres?

*** POUR EN SAVOIR PLUS :

CHOI Angela, Hello Kitty Must Die. New York City : Gallery Books, 2010.

DENJEAN Cécile, Princesses, Popstar et Girl Power. Arte France, La Compagnie des Phares et Balises (CPB), 2014.  

MONNOT Catherine, Petites filles. Apprentissage de la féminité. Paris : Editions Autrement, 2013.

www.nobadmemories.com

STERN Tom, The Toys that Made Us : Hello Kitty. Saison 2, épisode 4. 2018.

ZEGAI Mona, Trente ans de catalogues de jouets : Mouvances et permanences des catégories de genre. Colloque  » Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales « , AISLF / Ministère de la culture et de la communication, Paris, 2010.

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