Il y a quelques années de ça, nous avions publié une série d’articles sur les objets de quotidien et sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur nos modes de vie. Cette série analysait surtout les systèmes de domination et d’oppression (en particulier liés au genre et à la sexualité) qu’ils alimentent. Mais comme notre queerness n’est pas seulement symbolisée par ces objets qui renvoient directement au genre ou au sexe, ni par des choses aussi symboliques qu’un drapeau ou un bouquin de Monique Wittig, Maxime a eu envie de rendre hommage à d’autres petits objets du quotidien qui ont marqué son identité, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Et aujourd’hui, on ouvre le bal avec le casque audio.
Un petit carré platine et bleu, cinq boutons (ce qui semblait peu à l’époque). Mon petit iPod shuffle et surtout, ces écouteurs qu’on passe son temps à démêler car toujours plongés dans une poche de jean.
Je me souviens du grésillement de celui gauche, celui que je pétais systématiquement, probablement parce que manipulé davantage que l’écouteur droit qui lui qui pendait généralement dans mon cou d’enfant.
Je me souviens des voix de Katy Perry, de Mika et de Britney, des voix qui, avec le recul, étaient un peu plus aigües à cause de la mauvaise qualité de mes écouteurs.
Je me souviens du chemin du collège, de mes pas sautillants. Je chantais comme si le monde n’existait pas, comme si le 15ème arrondissement de Paris ne deviendrait pas quelques années plus tard l’un des fiefs de la Manif pour Tous. Ces trajets doivent être mes premiers moments de liberté musicale, à taper mes plus beaux lipsync sur du Pink sans me soucier du regard des autres. Ces rues pavées ont été mes premiers dancefloors, en quelque sorte.
A l’apparition du covid, le port du masque m’a au moins permis de renouer avec ce petit rituel. En effet, une fois passé l’âge adulte, j’ai réalisé qu’il n’était pas possible de babiller sur de la pop dans l’espace public. Grâce au masque, j’ai retrouvé ce plaisir-là, encore plus incroyable depuis que j’ai troqué mes écouteurs bon marché contre un casque audio… bon marché aussi. Et pourtant, il fait l’affaire. Cela fait maintenant treize ans que je me sépare volontairement du monde ainsi. Mes trajets solitaires sans musique doivent se compter sur les doigts d’une main.
Même s’il m’encombre, même si je l’ai oublié maintes et maintes fois sur la table d’un bar, je ne sors jamais sans mon casque. Parfois, je me dis que je maltraite sans doute un peu trop mon petit allié contre l’homophobie, mon beau poppers dilateur de fierté.
Combien d’altercations potentielles ai-je pu sciemment ignorer grâce à son excellente isolation ? Combien de visages de mecs bourrés éructant contre moi sont devenus muets, leurs insultes devinables qu’aux mouvements de leurs lèvres ? Tous ces regards désobligeants qui ont été relégués de wannabe antagonistes à figurants hideux et sans répliques. J’ai appris à rester collé contre la vitre du noctilien, à contempler le paysage tel une héroïne fière mais discrète, qui préfère contempler ses sentiments plutôt que de se soucier de la haine qu’elle fait naître chez les autres. Les groupes d’hommes sont moins terrifiants lorsqu’une diva de la pop me dit de marcher droit.
Dès que mon casque n’a plus de batterie, je ressens comme une petite panique. Je réagis comme le capitaine d’un bateau à la coque trouée, je blêmis à l’idée de réentendre le monde, de ne pas pouvoir activer avec la pression d’un bouton un sentiment de sécurité si artificiel. Car je sais que j’ai déployé ce petit stratagème pour me faire croire que tout ira bien, que tant que la barrière sonore entre moi et le monde est érigée, il ne peut rien m’arriver. C’est faux, j’en ai bien conscience.
J’essaye de me réhabituer au bruit du monde, doucement, sûrement. Dans les transports, parfois. J’essaye d’accepter l’absence de stimulation permanente. Pour ce qui est des retours tard le soir, quand je suis plus exubérant et que j’ai les ongles vernis… Je crois qu’il faudra attendre encore un peu avant que je réentende la nuit.