Tess Kinski est souvent présentée comme la dessinatrice féministe «montante», elle signe la BD Super Cyprine aux éditions Massot et imagine une héroïne qui, grâce à sa cyprine corrosive, se vengerait des mecs cis hétéros et de leur violence. Intrigué·es, nous avons voulu en savoir plus. Rencontre.
Tu signes ici ta première bande-dessinée. Est-ce que tu peux me parler un peu de toi et de ton parcours ?
Avant j’étais cheffe de projet dans une entreprise parisienne et pendant plusieurs années en parallèle de mon travail j’ai pris des cours de peinture et j’ai décidé de prendre un an pour savoir si je voulais vraiment vivre de l’art. C’était quelque chose que j’avais toujours voulu faire mais je ne savais pas si j’allais être capable de ne faire que ça. À la base, je voulais plutôt faire de la peinture mais je n’arrivais pas à exprimer la colère que je ressentais à travers ce que je faisais en peinture. À l’époque je lisais beaucoup de bande-dessinée et j’ai eu envie de mettre en forme ma pensée de manière plus didactique que juste plastique. J’avais besoin de ce moyen-là pour m’exprimer. À la suite d’un harcèlement de rue banal, j’ai eu l’idée de créer Super Cyprine. J’ai vraiment fait de la BD pour Super Cyprine.
Tu peux revenir sur la genèse de la bande-dessinée ? C’est en réponse à une situation de harcèlement, c’est ça..?
Oui, c’est une réponse différée. Sur le moment, j’ai pas fait la maligne. [rires]
Comment est-ce qu’on passe d’une situation de harcèlement à la bande-dessinée ?
Concernant mon cas particulier, je ne sais pas pourquoi cette fois-là j’ai été particulièrement en colère et je me repassais la scène en me demandant comment j’aurais pu répondre. À l’époque, j’étais contre la violence, et j’ai évolué un peu sur ce point, mais je me demandais quelle réponse serait adaptée face à cette violence que l’on reçoit. Et je m’imaginais une super-héroïne, une meuf qui se pendrait la tête en bas pour croquer les couilles des mecs. Un truc qui serait de la même manière une intrusion dans le quotidien. Et je suis rentrée et je me suis mise à écrire cette histoire d’une traite.
Un peu plus à froid, je me suis demandé ce qui nous empêchait de répondre. Le compte @lanuitremueparis a fait un post récemment sur la charge mentale de la peur de se faire violer. Au final, c’est toujours cette peur-là. Derrière le harcèlement de rue, il y a quelque chose de sexuel, c’est dans les mots mais c’est sous-tendu par cette idée des violences sexuelles. Qu’est-ce que ce serait une femme qui n’a pas peur de se faire violer ? Et je ne sais pas trop pourquoi j’ai pensé à ça mais j’ai ensuite pensé à cette histoire de cyprine corrosive.
Il y a beaucoup de thèmes qui traversent la BD, à commencer par la sexualité féminine. Le personnage principal blesse en ayant des relations sexuelles. En règle générale, ce sont les mecs qui sont auteurs de violences sexuelles. Tu peux revenir sur cette inversion ?
Au début, elle ne fait pas exprès de blesser. Pour ma narration, il fallait qu’elle se rende compte au fur et à mesure et ça passe par le fait que les mecs avec qui elle a des relations sont blessés. Mais je n’ai pas pensé à cette inversion en écrivant. C’était plus pour servir la narration dans la découverte de son pouvoir.
Ce que je voulais dépeindre, c’était une sexualité cool et joyeuse avec des mecs qui la respectaient, et où elle était centrée sur son propre plaisir. On m’a fait remarquer que ce n’était pas forcément réaliste de représenter une ado qui a déjà cette capacité de gérer son propre désir. Ce n’était pas forcément réaliste mais tant pis, j’avais envie de montrer que la découverte de la sexualité n’est pas que subie ou passive. Je me souviens, ado, c’était toujours les mecs qui étaient sachants, ou se présentaient comme tels, mais ça pourrait être l’inverse ou au moins la même chose.
La cyprine est un fluide soit ignoré soit au contraire fétichisé dans certaines pratiques dans le porno par exemple, avec l’imaginaire autour des femmes fontaines. Ce n’est pas un choix anodin d’en faire la source – sans jeu de mot – du pouvoir de ton héroïne…
Dans la sexualité des femmes, c’est quand même hyper central parce que sans ça, ça ne marche pas. C’est aussi une sorte de métaphore. Je représente une fille qui est un peu punie justement parce que tout fonctionne et tout est fluide dans sa sexualité. Je me souviens quand j’étais jeune, j’avais pas mal de copines qui découvraient la sexualité tôt et qu’on disait « frigides » à l’époque, justement parce qu’elles ne mouillaient pas ou peu. Il y a quelque chose de nécessaire dans les rouages de la sexualité. C’était aussi assez inconscient tout ça… Quand j’étais au lycée, je parlais beaucoup de sexualité avec mes copines et c’était quelque chose de joyeux et j’ai eu de la chance mais ça, on ne savait pas trop comment ça marchait, c’était pas très clair et c’était quelque chose d’un peu bizarre et d’un peu sale.
Effectivement quand elle fait elle-même des recherches sur la cyprine dans la bande-dessinée, elle tombe aussi sur des contenus pornos qui sont assez choquant. Les mecs sont trop fiers de leur sperme et d’éjaculer mais ne serait-ce que le mot « mouille » est difficile à dire, c’est quelque chose qu’on nous inculque dans notre éducation. Je le vois comme l’essence de la sexualité des femmes cis et donc par extension du tabou qu’il y a autour.
Pourquoi avoir donné ce nom au personnage ? Tu aurais pu aussi centrer l’histoire sur la cyprine sans la nommer ainsi…
Pourquoi je l’ai appelé Cypry ? C’est une sorte de raccourci parce que ça la détermine tellement… Je trouve qu’il y a quelque chose de cool dans cette inversion de faire d’un fluide de vie quelque chose de destructeur.
Il y a une dimension burlesque assez claire, qui est d’ailleurs représentée au travers le cabaret. Pourquoi prendre ce parti-là ?
Quand j’ai écrit Super Cyprine, j’ai eu une phase complètement obsessionnelle et j’allais tout le temps au cabaret de Madame Arthur. Je viens d’un milieu très hétéronormé et j’y allais avec mon mec et nos amis et tout le monde était fasciné par les créatures du cabaret. On tombait sous le charme de ces personnes qui arrivaient à se transformer comme ça. Ça m’a aussi réconciliée avec ma féminité de voir ces créatures qui font des attributs féminins culturels une force. Ça m’a beaucoup marquée parce que c’était extrêmement fort dans le respect qu’ils imposaient.
C’était aussi un petit plaisir personnel de me demander en me demandant dans quel milieu je voulais qu’elle évolue et ça me plaisait qu’elle soit recueillie par ces gens. Ça permettait aussi de contrebalancer par rapport à l’image de la masculinité toxique dans laquelle elle évoluait avant et qu’on peut voir avec ses camarades de classe, par exemple, qui subissaient la pression du système et ensuite il y a le harcèlement qu’elle subit en arrivant à Paris.
Ce pouvoir d’ailleurs lui permet de s’intégrer dans une communauté de marginaux·ales. Ça interroge le rapport à la norme aussi…
Ça faisait sens qu’elle s’intègre dans une communauté qui est un peu à l’écart, oui. Dans le sens où eux vont accepter beaucoup plus facilement son pouvoir, et sans poser de questions. Je voulais montrer une communauté dans laquelle on accepte les différences.
Mais son agression au bar, on peut la voir comme une intrusion de mecs toxiques dans ce milieu-là… ça montre aussi d’une certaine façon que cette violence peut être partout.
Je pensais au public de Madame Arthur qui est très bienveillant et j’ai pensé que ce serait d’autant plus glaçant que ça se passe là. J’ai découvert le milieu du cabaret lorsque je travaillais encore dans une grosse boîte qui avait organisé une soirée de Noël dans un endroit où on a pu voir un spectacle qui interrogeait les normes de genre. Et j’ai été fascinée mais je me souviens des réactions des gens avec qui je travaillais qui étaient très mal à l’aise. D’une certaine manière, c’est ce décalage que j’ai voulu retranscrire. J’ai écrit en pleine période Ligue du Lol donc c’était assez naturel d’en faire des journalistes…
Il s’agit du premier tome d’une série, c’est ça ?
Oui, je suis en train de travailler sur le tome 2. Mais ce sera plus violent et plus noir. [rires] Le thème qui m’intéresse, c’est quand même : pourquoi les femmes ne sont pas violentes ? Et je trouve que je ne suis peut-être pas allée assez loin dans le tome 1. Je vais un peu plus loin dans cette réflexion…
Est-ce que tu connais le roman Les Orageuses ? On retrouve, dans un style tout à fait différent, cette même réflexion autour de la violence.
Je pense que c’est une question qui doit se poser davantage. Mona Eltahawy a aussi écrit un ouvrage qui s’appelle Fuck le patriarcat et elle interroge aussi la question de la violence. Elle, elle dit que si les hommes avaient peur de la violence des femmes, les rapports seraient plus équilibrés et si quelques femmes répondaient de manière très brutale et violente de temps en temps, ça changerait le rapport de domination en rééquilibrant les choses. J’ai beau savoir que c’est quelque chose qu’on nous a inculqué, je ne comprends pas pourquoi on ne répond jamais. Et j’admire les femmes qui refusent que les mecs instillent la peur et qui vont répondre systématiquement. C’est vraiment au cœur de ma réflexion.
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