Le déni lesbien, de l’Observatoire de la lesbophobie est paru récemment. L’ouvrage aborde principalement la question de la visibilité ou plutôt de l’invisibilisation des lesbiennes dans la société. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de discuter avec les autrices de l’ouvrage Les dessous lesbiens de la chanson et l’un des points saillants de notre entretien a été le fait d’alimenter un matrimoine lesbien en explorant les textes et sous-textes de chansons populaires. Ces deux exemples récents, dont je ne critique ni le sérieux ni l’intérêt, m’ont amenée à m’interroger sur les enjeux de visibilité et de représentation. S’il est évident que le manque de représentations positives mène à la haine de soi, il me semble que nous devrions aller bien plus loin que la seule visibilité.
Dans mon parcours et ma construction de lesbienne, j’ai expérimenté de près cette absence de modèles. Je me souviens de l’époque où, avec ma première vraie amoureuse, on cherchait compulsivement tous les films et tous les livres qui mettaient en scène des lesbiennes. Et si possible des lesbiennes heureuses. Je crois qu’il y a 15 ans, parler de l’absence de représentation des minorités de genres ou sexuelles avait encore un sens et ça en a probablement encore un pour les jeunes lesbiennes. Je suis sortie du placard à peu près au moment de la Manif pour tous, il va sans dire que c’était une époque où nous avions besoin d’exister en dehors des discours de haine, sans même parler des époques plus anciennes. Les enjeux autour de la visibilité et de la représentation sont certains. Il est nécessaire de produire nos propres récits, d’avoir nos modèles, de pouvoir se dire que l’on est pas seule et que l’on a droit sinon d’être heureues au moins d’exister et de survivre. Ceci étant dit, peut-on, comme il y a 10 ans, se contenter de faire de la visibilité le premier de notre combat ? Voire se contenter des enjeux de représentation ?
Les productions culturelles qui mettent en scène des personnages queer sont beaucoup plus nombreuses, grâce, notamment au développement des plateformes de streaming. Dans le monde de la musique, on ne compte pas un jour sans que paraisse un article sur le renouveau de la pop, résolument queer lui aussi. Les Jeux olympiques récents nous ont aussi donné quelques belles images : pensons par exemple à Marie Patrouillet et sa femme. Une DJ lesbienne (qui a quand même sorti un titre intitulé « Muy lesbienne ») a enflammé le dancefloor, Chloé, icône lesbienne de la scène électro figurait au line up de la soirée de cloture. On a même un temps espéré avoir une première ministre out en la personne de Lucie Castets (et là vraiment : on aurait pu dire « bravo les lesbiennes ! ») Si l’on s’en tient à la question de savoir si les personnes lesbiennes sont plus visibles ou mieux représentées dans la société, je pense qu’il est important de mesurer le chemin parcouru.
Mais au-delà, je crois qu’on doit s’interroger sur ces représentations elles-mêmes : si les lesbiennes sont plus présentes dans l’espace public, n’avons-nous que des raisons de nous réjouir ? Le film Langue étrangère de Claire Burger, par exemple, est présenté comme un film sur le couple franco-allemand alors même qu’il aborde clairement un amour adolescent entre deux jeunes filles (et que la BO est signée Rebeka Warrior : peut-on faire plus lesbien ?) : la relation amoureuse, pourtant centrale dans le film, devient anecdotique dans son traitement par les médias. Sylvie Cachin, directrice générale et artistique du festival Everybody’s perfect nous expliquait récemment avoir voulu mettre en avant la joie lesbienne comme thématique centrale du festival et qu’il avait été très compliqué de sortir d’une forme de misérabilisme des représentations de femmes lesbiennes. Les enjeux de visibilité des minorités, bien qu’importants pour leur reconnaissance sociale, ne suffisent pas à eux seuls : nous devons revendiquer notre agentivité, c’est-à-dire notre capacité à agir et à influencer activement la réalité, afin de nous assurer une véritable autonomie et de transformer les structures mêmes du pouvoir.
On a eu le mariage, on a eu la PMA, alors c’est bon ? N’avons-nous plus de luttes à mener ? Devenons-nous composer avec une société toute entière fondée sur un système oppresseur sous prétexte que l’on nous voit et que l’on nous tolère dans les sphères culturelles, médiatiques et même, soyons folles, politiques ? Le site de l’Observatoire de la lesbophobie définit celle-ci en homepage et cette définition se termine ainsi : « La lesbophobie conduit à l’invisibilisation des lesbiennes dans leur vie quotidienne et à leur effacement dans la société. »
Pourtant, non, la lesbophobie ce n’est pas d’être invisible : la lesbophobie, ce sont les insultes et le fait de se voir rappelées à la place qu’on occupe dans l’ordre sexuel et l’ordre du genre. Une place subordonnée en tant que lesbienne et en tant femme. SOS Homophobie écrit: « Les agressions [lesbophobes] prennent la forme de moqueries dans 47% des cas.[…] 76% des actes de lesbophobie dans l’espace public se sont déroulés dans la rue ou dans un parc. En outre, la non-reconnaissance du lesbianisme comme sexualité à part entière engendre le fait que son affirmation peut être interprétée comme un signe de disponibilité, ou une attitude outrancière qu’il s’agit de contenir. Une indifférence, un refus, une rebuffade face à une proposition masculine vécue comme “licite” peuvent apparaître comme la rupture tacite d’un contrat hétérosexuel. Elles entraînent le plus souvent des insultes et parfois des violences physiques, dans 13% des cas déclarés.» (Enquête sur la visibilité des lesbiennes et la lesbophobie, 2015, SOS Homophobie)
Concrètement, dans nos vies quotidiennes, la lesbophobie, c’est les « sale gouine » et les « t’es lesbienne parce que t’as pas goûté à ma bite ». La lesbophobie, c’est les viols correctifs. La lesbophobie c’est aussi souvent, une double peine au travail avec des discriminations liées à la fois au statut même de femme et à celui d’homosexuelle. C’est aussi, ces mères qui n’osent pas prendre de « congé de paternité et d’accueil de l’enfant » pour ne pas s’outer.
D’ailleurs SOS Homophobie fait étroitement le lien entre visibilité et lesbophobie : parce qu’une lesbienne visible dans l’espace public (et a fortiori deux lesbiennes visibles dans l’espace public), c’est une cible privilégiée pour les agresseurs sexistes. On ne peut pas parler de visibilité sans parler de son revers.
Alors, est-ce que — et encore une fois avec tout l’amour et le respect que je leur porte — on va se contenter de Barbara Butch et Chloé aux JO ? Il reste de nombreuses questions liées à nos conditions matérielles d’existence à régler : j’aimerais pouvoir me promener sans redouter les allusions graveleuses d’un vieil homme excité par la catégorie « lesbiennes » de Pornhub, je passerai à la TV plus tard.
En tant que lesbiennes, il est urgent de réinvestir les luttes féministes en nous rappelant que dans les années 1970, à l’aube de la création des Gouines Rouges, Anne-Marie Grélois écrivait que « notre place est à l’intersection des mouvements qui libéreront les femmes et les homosexuels. » À cette époque aussi elles se réunissaient en AG sur le thème « les lesbiennes sont-elles des femmes ? » La société aurait-elle donc tant évolué que l’on n’ait plus à revendiquer l’abolition d’un système hétéropatriarcal qui fait de la lesbienne une femme incomplète ? Est-ce que nous avons si peu d’ambition en tant que communauté pour ne pas voir qu’il faut réinvestir les luttes féministes pour aller jusqu’au bout de notre démarche ? Nous avons échappé à la domination masculine dans nos sphères affectives, détruisons l’ordre sexiste qui opprime toutes les femmes et une grande majorité des hommes.
Sans vouloir faire des Gouines Rouges l’alpha et l’oméga de la lutte : si elles avaient réussi, je ne serais pas en train d’écrire ces mots. Pourtant, il me semble que malgré leur autonomisation à la fois par rapport au FHAR et au MLF, elles avaient pour ambition de porter ces doubles revendications, en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles. Il faut donc se pencher sur la question de la non-mixité que l’on brandit un peu trop rapidement comme une fin en soi au motif que les lesbiennes auraient plus de mal à exister ou être considérées dans les sphères militantes. La non-mixité est un outil pour construire les luttes et elle ne doit en aucun cas fragmenter les collectifs qui portent des revendications communes : la destruction d’un système patriarcal qui nous oppriment tous·tes. Peut-être aussi serait-il temps d’arrêter de s’isoler dans des postures stériles où l’on ne pense pas pouvoir partager un boulodrome avec un homme gay et cis. Peut-être serait-il temps de penser véritablement l’inclusion des personnes trans dans les espaces qui se revendiquent lesbiens. Peut-être avons-nous d’autres questions plus urgentes pour améliorer, matériellement et concrètement nos conditions d’existence en tant que communauté qui ne saurait toutefois se couper de tous·tes celleux qu’un même système opprime.
On ne gagne pas des droits en se contentant de drapeaux au fronton des mairies, en affichant du orange, du blanc, du rose et du violet dans nos stories sur Instagram et en se félicitant des trophées de Megan Rapinoe. Je ne veux plus d’une visibilité de surface, du dykewashing bon marché. Continuons à célébrer nos histoires, nos parcours, nos ancêtres : mais pas parce qu’elles ont simplement existé et qu’on veut dire « regardez, on existe, on a toujours été là, alors tolérez-nous.» Il est de notre responsabilité d’exiger plus et de faire mieux. Nous devons avoir plus d’ambition et ne plus nous satisfaire de seulement exister. Arrachons de nouveaux droits dans la lutte et réclamons plus que des modèles à suivre.