Poésie : « Dépravé »

Quand t’es un dépravé, t’es partout
Dans les souvenirs d’étés, rideaux fermés, fenêtre ouverte
Sur les lèvres des autres, peu importe où elles explorent
Dans la mémoire floue, dans la foule des mecs d’avants
Dans un WhatsApp, dans un numéro sans nom
Tu t’es écoulé dans un dialogue nocturne
Tu reviens dans les phrases qui ont marqué l’autre
« T’es beau là » ; « J’espère que ça ira mieux » ; « J’ai vraiment envie qu’on se revoie »
Ces mots qu’il serre contre lui quand il a froid
T’as même été dans tes potes.

T’as un peu de toi à Berlin, dans la pénombre d’une boite
Sur un parking, sur une clairière
Sur des centaines de literies qui ont été lavées, recyclées, qui sont peut-être devenues d’autres textiles pour d’autres dépravés
Et t’es dans le cœur de certains, parfois. Parce que ça n’empêche clairement pas, loin de là.
Si ces petits morceaux de toi que t’as laissé se réveillaient au même moment, étincelaient avec la lueur d’une étoile, t’illuminerais sûrement l’Europe entière et quelques phares lointains.
Ça ferait de toi une salope omnisciente, si ces éclats se connectaient l’une à l’autre pour former un vaste réseau, un réseau d’amour pur, qui brûlerait les chairs là où t’es passé.

Et pourtant quand t’es un dépravé, t’es nulle part
T’es une relation de six mois batardée, qui sent plus le jus que le sentiment.
Mais il y en a quand même du sentiment, parfois.
T’es dans le silence. T’es le premier d’un type qui est pour toi le centième (et encore)
T’es une vieille photo mal cadrée. Un regret, une tromperie. Un nom à ne pas prononcer en présence de l’autre.
T’es le dernier type avant qu’il se case. Bien propre, fini la vie de salope.
Mais tu regrettes pas. Quelques-uns, t’aimerais ne plus être chez eux, certes. Il y en a dont t’es pas fier, qui t’ont abimé. C’est à la fois fort et fragile, un dépravé comme toi.
Car cette vie, c’est une bénédiction qui te fais parfois rester dans des recoins sales. C’est comme ça. T’y laisses forcément un peu de toi mais t’apprends pas mal aussi. T’es celui que ceux bien chics disent être « pas normal, on est pas tous comme ça ». Pourtant ils aimeraient bien ça, être dépravé, s’ils ne l’ont pas déjà été.
Parce qu’il y a une certaine fierté. Quand t’es un dépravé, t’es un dépravé qui se souvient de ceux qui ne pouvaient pas être des dépravés aussi librement que toi
Et dans ton lit se réveillent les urinoirs et les endroits sombres
Les cachettes, les bois, les bars, les backrooms, les hontes
Il y a de l’avidité historique, du désir pédé dans une mémoire commune
Un dépravé dans laquelle vit tous les vieux dépravés qui sont plus là
Et tu peux bien finir par choisir un homme parmi tous ceux à qui tu t’es donné et faire vos petites dépravations de votre petit côté…
Il y aura toujours quelques morceaux d’eux en toi, et ça te va. C’est joli d’avoir tous ces jolis garçons en toi. Tu les gardes, promis, vous serez toujours là.

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