Je crois que je connais les villes que je visite par les applications de rencontres.
Dès que j’arrive dans une nouvelle ville, que ce soit en France ou à l’étranger, j’ai toujours le réflexe d’allumer mon téléphone et d’ouvrir Grindr. Plonger à l’intérieur de cette map, pleine de visages, de torses et de profil sans photo, me donne toujours un aperçu de la ville où je me trouve. Qui vit ici ? Quel est l’âge moyen ? Quels quartiers sont fréquentés par les gays ? C’est toujours drôle de savoir ce qui se trame derrière les fenêtres entrouvertes, derrière les visages que je croise dans la rue, derrière les lieux que je visite. On ne sait jamais sur quoi on va tomber. Surprise.
Les applications ont modifié mon rapport à l’autre. Elles se sont insinuées dans ma vie sans que je m’en rende compte. Dès 15 ans, je me suis inscris sur des premiers sites de rencontres. À l’époque, ce qui m’avait poussé à passer le pas, c’était parce que j’avais compris que j’étais gay et que personne ne l’était autour de moi. Je ne me révélais à personne et personne ne se révélait à moi. La peur m’avait gagné après avoir rentré mon adresse mail et mon mot de passe. Il fallait choisir un pseudo, transférer des photos et écrire une courte bio’. Que dire quand on est un jeune gay campagnard de quinze ans ? Qu’est-ce qu’on peut bien raconter sur nous ?
Je me suis souvenu du nom. J’ai tapé Betolerant dans la barre de recherche de Gmail. Il ne me reste que deux mails perdus dans ma boîte mail. Un du support qui m’explique qu’il faut que je valide mon compte. Un autre de moi qui dit « J’ai eu un petit problème avec mon compte. On en était où ??? ». Message resté sans réponse. Il ne reste plus de traces de ce profil. Les images ont été détruites. Ou sont-elles encore stockées dans les tréfonds d’une base de données, perdues entre l’Île- de-France et les Bouches-du-Rhône ? Il ne me reste alors que les souvenirs : des messages échangés tard le soir quand mes parents allaient se coucher, les réponses de certains profils qui m’avaient excité toute la nuit, la découverte de la transidentité. J’étais stupéfait de découvrir la pluralité des profils, des visages, des corps. La pluralité de ceux et celles qui habitaient mon monde. Je n’y croyais pas. Il existait une vie où j’étais moi, pour le moment numérique, à côté d’une autre vie où je n’étais pas vraiment moi. Deux mondes cohabitaient : le monde hétéronormé de ma campagne normande et le monde gay, lesbien, trans de mon ordinateur. Deux endroits. Deux identités. Deux univers que je n’arrivais pas à se faire rencontrer mais qui cohabitaient à l’intérieur de moi.
Ensuite, ce fut les premières rencontres virtuelles. Et quand je dis rencontre, c’est parce que ce n’était pas des messages échangés en toute amitié ou de simples bavardages. J’avais trouvé un site, une sorte de Chatroulette à la française, où je me rendais souvent. Quand je m’y connectais, je voyais défiler des images d’hommes et de femmes nues, en face de moi. Chacun y allait de son petit commentaire : chercher plan cam, petit soumis à grosse bite, Actif chaud, jeune femme sexy. Il y avait du fake, comme sur chaque interface virtuelle. Mais pas que. Je me rappelle regarder ces images, ébahi par leur potentialité érotique. Ces images contenaient la puissance érotique des images pornographiques que j’avais vu toute mon adolescence mais elles étaient réelles ! Ces gens étaient chez eux, comme moi, et se touchaient devant leur ordinateur devant des milliers de personnes. Certains attendaient de trouver quelqu’un avec qui passer en privé, d’autres venaient ici pour s’exhiber.
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Un soir, il fait nuit et très froid dehors, je suis bien au chaud dans ma chambre. Sous la couette, je me masturbe en zappant les images. Je clique sur next et reste quelques secondes, engageant parfois un chat virtuel qui se solde souvent par un échec. Puis, je tombe sur la caméra d’un jeune mec. Il dit avoir dix-neuf ans. J’en ai quinze à l’époque. Je le regarde. Je crois qu’il était fin, mince et qu’on voyait derrière son caleçon une énorme bosse. Pas de poil. L’image parfait du twink. On engage la conversation. Il ne parle pas comme les autres. Il a l’air plus agréable, plus avenant.
Au bout de quelques messages, il me dit qu’on pourrait continuer à se parler sur Skype, que ça serait plus sympa. Je prends mon courage à deux mains et je lui envoie mon pseudo. Ni une, ni deux, il m’appelle. Je prends peur. Ça résonne dans toute ma chambre. Je cours attraper des écouteurs et je décroche.
On se masturbe pendant plusieurs minutes en se regardant l’un et l’autre. Pour rester anonyme, aucun de nous deux ne montre son visage. C’est ultra excitant : c’est comme mon premier rapport sexuel, coupé par un écran, l’un et l’autre
à des centaines de kilomètres de distance. Mais c’est super excitant. Ça me plaît de le regarder l’écran et de savoir que lui aussi me regarde. Qu’est-ce qu’il s’imagine de mon visage ? Pour la première fois, je fais l’expérience de mon pouvoir de séduction : je deviens un corps désirable par d’autres. Je prends mon pied. Il me demande si je veux me mettre un doigt dans les fesses, que ça l’excite. Je me caresse le trou et rentre timidement mon doigt dans mon anus sec et serré. C’est une sensation étrange. Je deviens de plus en plus rouge. Ça me fait du bien mais j’ai du mal à comprendre quoi. J’intellectualise. Je me touche les fesses et pour la première fois je comprends qu’il existe une autre zone, un autre endroit du corps qui est réceptif à mon toucher. Qu’il n’y a pas que mon pénis que je tiens entre mes mains. Je rougis encore plus. Et là je jouis. Je regarde l’écran, il vient de jouir, quelques secondes avant moi. Il éteint sa caméra.
Retour au réel. Sur mon écran d’ordinateur noircit, je me regarde, rouge et suant, le torse plein de sperme. Je viens d’avoir mon premier orgasme. Je ne comprends pas comment ça s’est passé. Je n’ai vécu qu’une suite de sensations qui se sont transformées en une sensation encore plus forte, encore plus impressionnante. Je referme l’écran de l’ordinateur. Retour au réel. La honte. Comment est-ce possible d’avoir montré mon corps à cet homme que je connais pas ? Le secret me rattrape. Je ne dois dire ça à personne. Et si cet homme venait à diffuser des images de moi dans mon bahut ? S’il arrivait à rependre une rumeur ? Si on apprenait que j’étais gay ? S’il donnait mon
pseudo à tout le monde et qu’on me retrouvait ? Le secret me suit partout.
Je vais chercher du papier dans les toilettes qui se trouvent en face de ma chambre. Je m’essuie. Je retourne dans mon lit. Devant moi, les volets fermés, je me regarde dans la vitre : c’est bien moi en transparence. Je me reconnais sans vraiment me reconnaître. Comme si je venais de me voir grandir d’un coup. Ce n’est plus le jeune adolescent, c’est l’homme adulte en devenir que je vois.
Thibaut écrit également dans la revue Les Embrouillonnements. Pour le deuxième numéro, l’Envie, il y a rédigé un texte à propos d’un sosie de Johnny Hallyday.