[Cet article peut dévoiler certains éléments des films Priscilla et May December]
À quinze jours d’intervalle, j’ai pu voir deux films très attendus : Priscilla et May December. Tous les deux représentent deux relations entre des adultes et de très jeunes adolescent·es. Dans un cas c’est un homme, super star du rock’n’roll, Elvis Presley, qui séduit la jeune Priscilla, dans l’autre c’est une femme, Gracie, magistralement incarnée par Julianne Moore qui lie une relation avec un jeune garçon de treize ans. Tout oppose ces films, tant dans leur réalisation que dans leur propos. Pourtant ils parlent tous les deux des femmes et m’ont amenée à certaines réflexions, toutes plus subjectives les unes que les autres.
Le propos de Sofia Coppola est clair : dans Priscilla il est question avant tout d’emprise. Luc Chessel pour Libération écrivait qu’un détail iconique portait à lui seul le film, celui de Priscilla mettant des faux cils pour aller accoucher. Le film a reçu l’aval de la vraie Priscilla Presley, elle en est même la productrice. C’est vraiment elle, pourtant la Priscilla que l’on voit à l’écran a toute l’épaisseur d’un personnage. De ses 14 à ses 27 ans, elle aura vécu dans la prison qu’aura érigée autour d’elle le King, sex symbol parmi les sex symbols. Cailee Spaeny incarne à merveille cette jeune fille modelée pour répondre aux envies d’un homme qui exige tout d’elle mais ne lui donne rien, en tout cas rien d’essentiel.
Les séquences qui montrent la solitude de Priscilla permettent de saisir son enfermement. La photographie impeccable et la fascination de la réalisatrice pour des sixties fantasmées racontent les schémas de domination poussés à l’extrême. Au-delà de la simple différence d’âge, c’est toute la relation d’emprise qui est montrée ici : prises de somnifères, d’amphétamines, isolement, infidélités, exigences quant à l’apparence, Priscilla est entièrement et totalement dominée par l’archétype du mâle hétérosexuel. Jusque sur son désir, toujours ignoré et repoussé, Elvis impose sa loi royale. Et avec l’annonce du divorce, c’est toute une histoire de libération, de délivrance que raconte Coppola. Tournant le dos à Graceland, Priscilla se libère au son anachronique du « I will always love you » de Dolly Parton. Mais le propos ici est autre : Priscilla ne dit pas we both know that I’m not what you need, elle embrasse enfin sa propre destinée.
De l’autre côté, May December: autre époque, autre histoire, autre réalisateur. Todd Haynes porte à l’écran la relation de deux femmes incarnées par les magistrales Julianne Moore et Natalie Portman sur fond de scandale sexuel. Elizabeth est une actrice qui doit interpréter le rôle de Gracie qui avait la trentaine passée lorsqu’elle a été surprise en pleine relation sexuelle avec Joe, un garçon de 13 ans. À l’inverse d’Elvis qui refuse le désir de Priscilla, Todd Haynes nous parle de désir. Il porte un regard dénué de tout jugement et renvoie les spectateurices à leur propre appréciation, ça n’est pas son propos. Saisir ce désir amoral, c’est la tâche d’Elizabeth et à mesure que la comédienne découvre son sujet, les spectateurices comprennent la complexité du personnage joué par Julianne Moore. Et Gracie aussi est enfermée dans le patriarcat : la longue séquence au sujet du maquillage et l’importance des détails liés à l’apparence montre son attachement aux codes et aux stéréotypes genrés.
Une réplique est particulièrement frappante : alors qu’elle assiste aux essayages de la robe que sa fille va porter pour sa remise de diplôme, Gracie lui fait remarquer qu’elle est vraiment une femme moderne, à assumer son corps en montrant ses bras. Elle insiste sur la différence entre elles, entre deux époques. Et d’une certaine façon, c’est parce qu’elle a brisé l’ordre des choses en commettant l’impensable qu’elle a permis à sa fille de se libérer. Même si ce moment rappelle qu’on a à faire à un personnage qui veut contrôler, les corps, la jeunesse, l’apparence, on peut voir ici son enfermement dans des normes et stéréotypes patriarcaux que son geste scandaleux, celui de vivre pleinement sa relation avec un tout jeune garçon a contribué à subvertir. Les deux actrices sont époustouflantes, et Todd Haynes sait comme personne magnifier les femmes, dépeindre leur fragilité et leurs forces. Gracie revendique sa naïveté mais elle s’affirme aussi en femme secure. Elle refuse le récit qui ferait d’elle une victime, reproduisant un traumatisme originel. Elle est aussi libre qu’enfermée. D’ailleurs, lorsqu’il est question de l’origine de la relation avec Joe, elle lui en attribuera l’entière responsabilité.
Le film montre bien, lui aussi, une relation d’emprise et Joe ne cesse de recevoir des ordres et directives de son épouse. Elle contrôle toute sa vie qu’elle a façonnée selon son bon vouloir. Si elle essaie de faire porter la responsabilité sur lui, c’est qu’elle affirme qu’il était en mesure de consentir, de façon à nier le déséquilibre de la relation. Toutefois Gracie n’aura de cesse de surjouer la normalité, une normalité pleine de clichés sur le rôle de la ménagère qui s’occupe à faire des gâteaux que lui commandent les gens bienveillants qui l’entourent. Elle semble presque imperméable au scandale et à la violence qu’elle rencontre. Rien n’est normal dans cette vie et dans cette relation et le réalisateur montre avant tout l’effondrement des personnages qu’il s’agissait d’abord de fixer, de cerner.
Coppola comme Haynes maîtrisent totalement l’esthétique impeccable de leurs films et s’ils portent des propos diamétralement opposés en apparence, ils interrogent la place des femmes dans les cadres sclérosants du patriarcat. Et ils s’inscrivent ainsi dans une lignée de films importants qui feront évoluer le regard sur les rôles auxquels sont réduites les femmes dans les couples hétérosexuels.
Priscilla, Sofia Coppola, 3 janvier 2024 et May December, Todd Haynes, 24 janvier 2024