Réalisatrice des mythiques The L Word et Go Fish, Rose Troche nous parle cinéma lesbien en compagnie de l’actrice V.S Brodie

À l’occasion du trentième anniversaire de Go Fish, film emblématique du cinéma lesbien, nous avons rencontré sa réalisatrice Rose Troche et l’une de ses actrices principales V.S Brodie, dans le cadre du festival Chéries Chéris. Entre quelques anecdotes de tournage, toutes deux reviennent sur la genèse de ce monument de la culture lesbienne. Elles nous partagent leurs réflexions sur les représentations queers à l’écran, et leur amour pour le cinéma indépendant et communautaire.

“On projetait notre vécu sur des histoires qui n’étaient pas les nôtres”

Comment vous êtes-vous rencontrées ? 

V.S. Brodie : Rose et moi, on se connaît depuis 34 ans. On s’est rencontrées dans le milieu militant à Chicago, via les associations Act-Up et Queer Nation.

Rose Troche : À Queer Nation, on militait pour la visibilité queer. On organisait des actions dans les centres commerciaux, des kiss-in : à un signal donné, on s’embrassait toutes en même temps. D’ailleurs, on n’embrassait évidemment jamais la personne qu’on voulait embrasser. Les agents de sécurité débarquaient en une seconde, nous chassaient, et on courait jusqu’à la camionnette pour s’enfuir.

Aujourd’hui, on va beaucoup parler des représentations lesbiennes au cinéma. Y a-t-il un film qui a provoqué votre “éveil queer” ?

V.S Brodie : Oui, j’avais 5 ans quand j’ai vu The Sound of Music [Robert Wise, 1965]. Il y a cette scène où Julie Andrews court dans une montée, et je me souviens avoir pensé : Je veux être sa copine. Ou peut-être son mari. Je ne sais pas. C’était mon tout premier crush.

Rose Troche : Moi, c’était The Hunger [Tony Scott, 1983]. Le personnage de Susan Sarandon m’a bouleversée. Il y a cette scène où elle embrasse Miriam Blaylock, une vampire. Rembobiner. Rembobiner. Rembobiner. Rembobiner. Je l’ai repassée en boucle.

V.S Brodie : Pour moi, il y a aussi eu Fried Green Tomatoes [Jon Avnet, 1991]. Pourtant, ce n’est même pas vraiment un film lesbien.

Rose Troche : Oui, mais de toute façon, on prenait tout ce qu’on pouvait. Historiquement, les femmes ont toujours dû se réapproprier des récits qui ne les représentaient pas. On devait s’identifier aux personnages principaux masculins parce qu’on ne s’identifiait ni à leurs épouses, ni aux autres rôles secondaires. On projetait notre vécu sur des histoires qui n’étaient pas les nôtres, par nécessité. Cette capacité à se réapproprier les récits nous a permis d’apprécier des films dans lesquels nous n’étions pas présent·es. Et évidemment, tout ça est encore pire pour les personnes queers et les personnes racisées.

On était des butchs, et on n’allait pas changer ça pour mieux passer à l’écran”

C’est de ce constat qu’est né Go Fish

Rose Troche : Exactement. La raison pour laquelle j’ai fait Go Fish, c’est justement qu’on ne se voyait nulle part. Quand j’étais en école de cinéma, l’une de mes principales motivations était de créer des représentations pour les personnes comme moi, invisibles à l’écran. À l’origine, c’était un court-métrage. Je n’imaginais tellement pas commencer une carrière avec cette histoire.

En parallèle, j’avais aussi toujours eu cette idée romantique de faire un projet avec une partenaire. À l’époque, j’étais en couple avec Guinevere Turner [actrice et co-scénariste du film]. Elle voulait écrire des nouvelles, je voulais faire des films. Le but était la visibilité lesbienne, on s’est dit “Let’s do this thing”. V.S était une bonne amie à nous, c’était la première personne à être castée.

Saviez-vous déjà quelle histoire vous souhaitiez raconter ? 

Rose Troche : Quand on a commencé à écrire Go Fish, on s’est assises à une table et on a fait deux listes. L’une de ce qu’on ne voulait surtout pas voir dans le film, l’autre de ce qu’on voulait voir. On avait écrit : pas de suicide, pas d’histoires tristes, pas de coming out, pas de scènes de sexe métaphoriques. 

V.S Brodie : Il y avait quelques représentations à l’époque, mais elles étaient très lissées. Les lesbiennes à l’écran n’étaient que féminines, on féminisait même les butch. 

Rose Troche : Donc on a voulu rompre avec cette image lissée. Nous, on était désordonnées, cosmopolites, c’était nos crânes rasés, nos piercings, nos canapés miteux et nos chats. On était des butchs, et on n’allait pas changer ça pour mieux passer à l’écran.

V.S. : Dans la liste de ce qu’on voulait voir, il y avait surtout “Une belle histoire d’amour, douce et mignonne”

Rose Troche : Et on n’avait même pas écrit “Montrer la communauté” tant c’était une évidence. Le film était littéralement né de notre communauté, fait par et pour elle.

Le film a été produit de façon indépendante. Comment s’est passé le tournage ?

V.S. Brodie : Personne n’avait d’expérience : ni les actrices, ni l’équipe. Je n’avais jamais joué avant. Et quand je n’étais pas devant la caméra, j’aidais au dolly ou sur le plateau.

Rose Troche : Tout ça a pris deux ans : on tournait les soirs, les week-ends, pendant les vacances. Au fur et à mesure, les gens nous aidaient de plus en plus. Ce modèle de création participative, j’aimerais beaucoup le tester de nouveau. Le matériel appartenait à l’université, tout le reste était à nous.

“À l’époque de Go Fish, on était profondément lié·es les un·es aux autres. Il y avait un soutien collectif, une « sécurité du nombre »

C’était un tournage très queer, non ?

V.S Brodie : Toute l’équipe était queer, à la fois devant et derrière la caméra. C’était une bulle qui reflétait le monde qu’on voulait montrer. Pour moi, la représentation qui se joue dans un film est aussi derrière la caméra, ce n’est pas juste les acteurs. C’est aussi ceux qui font le film. 

Rose Troche : À l’époque, des gens extérieurs à cette communauté ne se seraient jamais investis pour le film. Déjà, pas pour leur carrière, car il aurait fallu avoir une boule de cristal pour savoir qu’on irait à Sundance [rires], moi je pensais que le film ne ferait que quelques festivals gays.

Ensuite, parce qu’aucun·e acteur·ice professionnel·le n’aurait accepté cette organisation : on avait beaucoup de problèmes d’argent, il y a eu six mois sans tournage…. Alors que si tu dis aux gens “On fait ça par militantisme, on fait ça pour notre communauté” c’est là qu’ils s’investissent, même s’ils n’ont jamais fait de cinéma avant.

Et puis, on avait besoin d’un espace safe, parce qu’on travaillait avec des non-actrices qui devaient parfois se dévoiler devant la caméra, se déshabiller, etc. Si on n’était pas dans ce safe space, elles n’auraient jamais pu le faire, se sentir confortable et en confiance.

“On a réalisé qu’on ne pourrait jamais retrouver l’insouciance […] qu’on avait en faisant Go Fish. Aujourd’hui, on est bien trop cyniques pour ça”

Selon vous, pourquoi, 30 ans après, Go Fish reste-t-il un monument du cinéma lesbien ?

V.S Brodie : Il y plusieurs choses. Déjà, il y a une certaine nostalgie des années 90. Ensuite, je pense déjà que l’aspect communautaire a marqué. Les gens recherchent cette communauté, ces amitiés fortes. Ils sont intrigués par la manière dont on s’est rencontrées, dont on a maintenu nos liens. 

Rose Troche : À l’époque, notre manière de vivre la queerness, c’était d’être ensemble. Car on ne pouvait pas compter sur des structures comme le mariage. Depuis que l’institution du mariage est accessible aux couples queers, ils peuvent se mettre dans une bulle à deux, une famille nucléaire. Et selon moi, le mariage queer peut parfois effacer, d’une certaine manière, cette nécessité du collectif. À l’époque de Go Fish, on était profondément liés les un·es aux autres. Il y avait soutien collectif, une « sécurité du nombre ». Cette véritable connexion existe dans le film, et aujourd’hui, je crois qu’il y a un désir du public de retrouver ça.

V.S Brodie : Le film est aussi particulièrement tendre et mignon, pas seulement à travers l’histoire d’amour, mais dans les relations entre tous les personnages. Cela a vraiment touché le public. 

Rose Troche : Et après 30 ans de carrière, je réalise qu’il y a certaines choses qu’on ne peut pas tricher. Un acteur peut transmettre beaucoup, mais l’authenticité que l’on retrouve dans Go Fish vient d’ailleurs. Comme on l’a dit plus haut, c’était aussi nos propres canapés, nos habits, nos chats, nos vies. Sur le tournage, les actrices sont devenues très proches, elles ont même fini colocataires. 

Quand les acteurs n’étaient pas devant la caméra, ils étaient derrière pour aider. Cette dynamique a vraiment renforcé le groupe. On s’est tous investis pleinement dans le projet, et cet effort collectif nous donnait de l’énergie. On voulait être ensemble, ressentir notre communauté. Et je pense que cela transparaît à l’écran.

Ce qui est particulier aussi, c’est qu’il n’y a pas d’antagoniste dans le film. Juste de l’amour entre amis, et des gens qui essaient de faire cupidon entre deux lesbiennes. Si on proposait ce scénario dans une école de cinéma, on nous demanderait : « Mais où est le conflit ? Où est la tension, l’antagoniste ? » Ici, la seule tension, c’est : « Est-ce qu’elles vont s’embrasser ? »

Vous avez déjà pensé à faire Go Fish 2 ?

Rose : On avait envisagé de faire Go Fish 2. On s’est retrouvées autour d’une bouteille de vin pour en discuter, mais on s’est vite résignées. On a réalisé qu’on ne pourrait jamais retrouver l’ insouciance -je dirais presque la naïveté- qu’on avait en faisant Go Fish. Aujourd’hui, on est bien trop cyniques pour ça. Il y avait une sincérité, une vulnérabilité à cœur ouvert dans le premier film, et je pense que c’est ça qui l’a rendu si spécial.

Quelle en aurait été l’intrigue ?

Rose Troche : Ça se serait appelé Go Fuck Yourself.

V.S Brodie : C’est ce qu’on voulait dire par “trop cyniques” ! [rires] Mais l’idée principale, c’était de reprendre les personnages d’origine tout en explorant les enjeux des nouvelles générations.

Rose Troche : Dans Go Fish 2, Ely et Max auraient rompu depuis longtemps. L’intrigue aurait tourné autour de leurs retrouvailles et de la manière dont elles se remettent ensemble. Wendy, toujours professeure, aurait eu une relation avec une de ses étudiantes, en couple polyamoureux. Ce personnage plus jeune aurait représenté cette nouvelle génération, pleine d’énergie mais aussi source de confusion et d’épuisement pour Wendy. Quant à Darya, elle serait devenue l’exact opposé de la “joueuse” qu’elle était : mariée, rangée, avec des enfants.

L’élément déclencheur de leurs retrouvailles aurait été un événement, sûrement un enterrement. L’enterrement du mec avec qui Darya avait couché peut-être… [rires].

“Le point commun entre Go Fish, Heartstopper et The L Word, c’est leur capacité à créer des espaces presque fantastiques, des bulles de queerness où l’on se sent en sécurité”

Rose, après Go Fish, tu as rejoint The L Word. Est-ce que tu as apporté un peu de la philosophie de Go Fish dans l’écriture de la série ?

Rose Troche : Après Go Fish, on m’a proposé d’écrire un pilote sur un groupe de femmes à Los Angeles. Au début, je me suis dit “Oula, autant de lesbiennes, je vais être cataloguée puissance mille au cinéma”. Mais je l’étais déjà. Et en même temps, je me suis dit qu’il y avait beaucoup de potentiel et de longévité, dans le fait d’écrire sur un groupe d’amis. 

Ce que j’ai gardé, c’est cette même idée de la famille choisie. C’est cette façon de se soutenir, et de s’élever mutuellement, qui je pense est si particulière à l’expérience queer. 

Que retiens-tu de ton expérience à The L Word ?

Rose Troche : C’est le fait d’avoir pu, tout en travaillant et en passant des bons moments, réellement aider des gens. J’ai reçu des lettres incroyables : des femmes qui attendaient 17  heures pour télécharger un épisode car leur réseau était pourri, qui me disaient qu’elles couraient jusqu’à chez elles pour regarder le dernier épisode, et qu’elles étaient tellement impatientes. Ces lettres me faisaient réaliser à quel point notre communauté est littéralement affamée de représentations authentiques d’elle-même. Il y avait vraiment cette nécessité de pouvoir se voir quelque part. C’est ce qui m’a marqué le plus : la possibilité, en tant que réalisatrice, d’avoir un réel impact, d’aider les gens.

Quand je regarde des séries comme Heartstopper aujourd’hui, je me dis que si j’avais eu ça au lycée, j’aurais pensé : “Mais waw, être queer, c’est incroyable !”. Le point commun entre Go Fish, Heartstopper et The L Word, c’est leur capacité à créer des espaces presque fantastiques, des bulles de queerness où l’on se sent en sécurité. C’est des univers qui ressemblent presque à de la science-fiction : tout le monde au café est gay, personne ne te fait chier dans la rue. Parfois, ce dont on a besoin, ce n’est pas une confrontation brutale avec la réalité, c’est un refuge, un espace réconfortant où l’on peut respirer.

“Avec le temps, ma façon de tourner des scènes d’intimité a beaucoup évolué”


Dans The L Word, il y  beaucoup de scènes de sexe lesbien, ce qui était assez inédit pour l’époque. Comment avez-vous réalisé ces scènes ?

Rose Troche : Quand on écrivait des scènes de sexe, l’intention était essentielle. On savait que ces scènes étaient pensées pour le plaisir des femmes, qu’elles devaient refléter leur désir. Au fil du temps, j’ai compris que les spectatrices voulaient aussi voir des scènes plus explicites, qu’il y avait une réelle demande pour ces représentations. Quand il n’y en avait pas pendant plusieurs épisodes, on recevait des réclamations [rires].

Aviez-vous des coordinateur·trices d’intimité à l’époque ?

Non, et je dois dire que, personnellement, je ne suis pas convaincue que ce soit la meilleure solution. Je les compare souvent aux « référents COVID » : c’est utile et nécessaire, mais parfois, ça peut être trop mécanique. Dans certains cas, aux États-Unis, les coordinateur·ices détaillent tout à l’extrême : “D’accord, donc ton bras gauche va aller sur son épaule gauche pendant environ trois secondes, puis il glissera vers son sein droit à telle hauteur et tu pousseras un soupir.” Ce niveau de planification peut enlever une forme d’authenticité, selon moi.

Avec le temps, ma façon de tourner des scènes d’intimité a beaucoup évolué. Au début, j’étais jeune et timide. Pour Go Fish, je leur avais dit : “Vous voulez peut-être boire un verre de vin pour vous détendre et ensuite aller vous embrasser sur le canapé ?” Ce qui est évidemment la pire approche possible. Je manquais de confiance en moi, alors que pour être réalisatrice, il faut être claire, il faut guider et diriger ses actrices.

Aujourd’hui, j’ai une méthode bien plus structurée. Je numérote chaque étape à l’avance. Sur le plateau, je donne simplement les consignes en fonction de numéros.  Par exemple, elles savent que quand je dis “1”, il faut commencer à s’embrasser, qu’au “2”, l’une pourra commencer à enlever son tee-shirt, etc. Donc il y a un cadre d’actions à accomplir, mais on laisse aux actrices le choix de trouver leur propre rythme et leur manière d’exécuter ces actions. Ça enlève toute la tension et l’embarras. Et pour les moments les plus intenses, comme simuler un orgasme, j’utilise un compte à rebours inverse, de 10 à 0. Elles savent qu’à “0”, il faut atteindre le climax. Ce système clarifie les attentes, les étapes. Ça allège la pression et rappelle qu’on est sur un plateau dans un cadre professionnel.

D’ailleurs, au bout d’un moment, à cause de toutes les scènes de sexe de The L Word, je me suis retrouvée à court d’idées. J’avais épuisé tout mon répertoire, il n’y avait plus rien dans la bibliothèque. Je devais appeler V.S et être en mode : “Raconte-moi ton week-end, que j’ai un peu d’inspiration” [rires].

“Trouvez des amis, prenez une caméra, et lancez-vous”

Si tu avais tous les moyens du monde pour réaliser ton film ou ta série rêvée, quelle en  serait l’histoire ?

Rose Troche : Je ferais une série lesbienne sur les années 90 à New York. J’aimerais aussi réaliser un bon revenge movie. J’en vois tellement réalisés par des hommes, et souvent, ça laisse à désirer. Une version de I Spit on Your Grave [Steven R. Monro, 2011], mais avec un gang de femmes plus âgées, qui se rassemble pour jouer les justicières.

Pour finir, as-tu un conseil pour les jeunes cinéastes queers qui veulent se lancer ?

Trouvez des amis, prenez une caméra, et lancez-vous. Apprenez à écrire en fonction de vos moyens, surtout pour vos premiers films. Ne commencez pas par un long-métrage de science-fiction qui demande un gros budget, et pour lequel vous n’avez pas encore assez d’expérience. C’est peut-être une bonne idée, mais il faut commencer petit. Le cinéma, c’est un artisanat : il faut pratiquer pour progresser.

Rassemblez quelques amis, prenez un iPhone si besoin, et dites-leur : “Allez, on fait un truc, on tourne.” Même avec un équipement minimal et un petit cadran, vous pouvez faire un truc. Mais ce qui compte le plus, c’est d’avoir une bonne idée. Sachez ce que vous voulez dire.