Rencontre avec Maud Royer, autrice du livre Le lobby transphobe

Indispensable analyse de la période actuelle et des stratégies de nos ennemi·es politiques, Le lobby transphobe est l’œuvre de la militante féministe Maud Royer. Forte de son expérience en tant que présidente de l’association Nous Toutes, elle revient avec Friction Magazine sur la vision lobbyiste des anti-trans, le caractère international de cette offensive et la façon dont l’espace médiatique français s’en est également emparé. Une façon de nous rappeler les stratégies de nos adversaires politiques mais aussi de nous faire réaliser les quelques victoires militantes que nous leur avons arraché ces dernières années.

Pour commencer, est-ce que tu peux m’expliquer le titre de ce livre, comment tu l’as choisi ?

Il y a deux éléments qui rentrent en compte. Le premier, c’est évidemment de se réapproprier quelque chose qui est souvent utilisé contre nous, c’est-à-dire la dénonciation d’un supposé lobby LGBT et depuis quelques années d’un lobby trans. En vérité, il n’y a pas particulièrement en France d’organisations LGBT surfinancées qui agissent comme des lobbys. Il s’agissait aussi de montrer que parmi les réactionnaires qui s’organisent pour faire reculer les droits des personnes trans, il y en a qui agissent véritablement comme des lobbys, c’est-à-dire des organisations qui n’ont pas d’assises militantes particulières mais qui cherchent à influer les politiques des gouvernements et des parlementaires. C’est particulièrement le cas de l’observatoire de la petite sirène, dont je parle beaucoup dans ce livre.

Justement, tu évoques les autrices de Transmania à un moment, qui ont été soutenues par une campagne de com’ très importante. Est-ce que tu as comparé l’abattement médiatique autour de ce livre à la façon dont le tien est reçu ou ignoré par certains médias, par exemple ? Ou ce ne sont pas du tout les mêmes grilles d’analyse ?

Non, parce que ça ne sert à rien de comparer des choses qui sont pas comparables. En réalité dans l’effervescence médiatique autour de Transmania, il y a bien entendu les médias d’extrême-droite mais à la racine il y a aussi le sérieux qui a été accordé à ce livre de la part de la gauche. On peut dire que c’est à raison, qu’il aurait été honteux de laisser passer ça sans rien dire mais je crois qu’il y a une erreur qui est parfois faite : celle de tirer la couverture à soi quand on combat l’extrême-droite. Cela aboutit, quand tout le monde s’y met, à donner plus de visibilité à leurs discours. Malheureusement, le travail le plus efficace quand il s’agit vraiment de faire taire l’extrême-droite est souvent invisible.

Mais l’air de rien, je crois que dans les librairies, dans les médias, le principal soutien ne vient pas de la totalité du champ médiatique mais particulièrement celui de la droite et de l’extrême-droite, avec cette caractéristique de la période contemporaine où une des grosses fonctions de leurs médias, c’est de créer de l’hégémonie sur la droite, au-delà de créer de l’hégémonie sur la société. Et ça, ça a très bien fonctionné. Moi ce qui m’a surprise dans le succès de Transmania, c’est pas seulement qu’il a été pris par l’extrême-droite, ce n’est pas choquant étant donné les fréquentations de Marguerite Stern et de Dora Moutot ces dernières années. Ce qui devrait nous alerter, c’est qu’au même moment ce soit LR au Sénat qui a porté une loi de recul des droits des enfants trans. En dehors de mon livre, en général la défense des droits LGBT reçoit beaucoup moins d’argent et beaucoup moins de soutien financier de la part des gens. C’est ça aussi qui se joue, au niveau du droit européen, avec le financement des mouvements anti-choix, pas seulement contre les droits des personnes trans mais aussi contre le droit à l’IVG.

Mon livre, c’est une pierre à l’édifice de ce qui, je crois, est un mouvement de société. Malgré tout cet argent, tout ce travail de lobbying qui est fait à l’extrême-droite contre les droits des personnes trans, je pense que la société progresse. On constate de plus en plus une « déconnexion » entre une montée de l’extrême droite qui combat ces questions-là et en réalité une société qui évolue. Cela dit aussi quelque chose d’un système démocratique dysfonctionnel, par ailleurs.

Tu affirmes dans le livre qu’il y a eu un échec de la vague transphobe dans le milieu féministe. Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi ça te paraissait important de le rappeler et l’affirmer ?

Dans les milieu féministes, il y a plein de milieux féministes ! Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu un échec de la vague transphobe dans le mouvement social féministe. C’est-à-dire dans les manifestations récentes qui réunissaient encore des centaines de milliers de femmes dans la rue, il y avait des centaines de pancartes contre la transphobie. Et ça, c’est le cas depuis plusieurs années, dans toutes les grandes manifestations féministes. Si on regarde les slogans et les mots d’ordre, les féministes, dans leur extrême majorité, alors même que plusieurs ne sont pas concernées directement, on conclut un lien entre les droits LGBT, particulièrement les droits des personnes trans et le droit à disposer de son corps.

Pendant dix ans, il y avait une division assez importante dans le mouvement féministe autour d’un triptyque « travail du sexe – voile – transidentité ». Il y a une brèche qui s’est ouverte sur la transidentité, même les féministes qui s’opposent aux droits des travailleuses du sexe, qui sont contre le port du voile dans le sens où elles refusent aux femmes qui le choisissent le droit de le porter, elles ont cédé sur le droit des personnes trans. Bien sûr qu’elles sont encore transphobes mais elles ne l’écrivent plus noir sur blanc ou alors une extrême minorité d’entre elles. Dans leurs textes, elles ont un peu obligées de mentionner les femmes trans. Et ça, c’est vraiment une victoire politique et une brèche qu’on a ouverte contre un certain féminisme qui exclut un bon nombre de femmes.

Ce qui m’a aussi frappé dans le livre mais pas trop surpris non plus c’est que tu cites parfois des médias de gauche ou plutôt qui se disent de gauche et qui ont donné la parole à des propos transphobes. Libé, Quotidien, bon Charlie Hebdo, mais c’est Charlie Hebdo… Est-ce que tu penses que la gauche a eu un rôle conséquent dans la montée actuelle de la transphobie ou c’est qu’un élément très anecdotique par rapport à la transphobie écrasante de la droite, de l’extrême droite ?

Non, je ne pense pas qu’elle ait eu un rôle conséquent. En réalité, il y a des gens qui viennent de la gauche qui ont eu un rôle conséquent dans la montée de la transphobie, en particulier Caroline Eliaschef, une des fondatrices de l’observatoire de la petite sirène. Je ne sais pas si elle a jamais tenu des propos de gauche dans sa vie, mais c’est quelqu’un qui incarnait déjà la gauche contre le Pacs, s’est opposée à la PMA, etc. Le fait que ces gens-là viennent de la gauche a été reflété pendant un certain temps dans les médias de gauche, ils avaient le droit de cité, notamment dans Libé mais en même temps que ce rapport de force a bougé dans le féminisme, il a bougé dans toute la gauche. C’est-à-dire que Carole Eliacheff, qui vient de la gauche, aujourd’hui, elle a écrit un rapport pour les Républicains au Sénat. Elle n’a pas réussi à trouver d’allié·es à gauche, elle n’a réussi à en trouver qu’à droite. Et aujourd’hui, je ne pense pas que Libé lui donnerait la parole comme ils lui ont donné la parole en 2022. Pour moi, ce qui s’est passé durant cette période-là, où la gauche a un peu donné la parole aux transphobes, ce n’est pas ça qui les a propulsé. Il s’agissait du dernier baroude d’honneur, c’est les derniers moments où ces gens-là ont pu s’exprimer comme étant de gauche de manière crédible mais aujourd’hui, ils n’y arrivent plus. Même Charlie Hebdo, c’est quand même compliqué. Il y a peu de gens aujourd’hui qui les considèrent comme franchement à gauche aujourd’hui.

Tu évoques un conflit imaginaire entre lesbiennes et femmes trans. Est-ce que tu pourrais revenir là-dessus et sur les effets que ce dit conflit a sur la sociabilité entre lesbiennes cis et lesbiennes trans ?

Il y a quelque chose qui s’est produit en France en même temps que cette tentative d’installer la transphobie en féminisme : l’instrumentalisation des lesbiennes dans le discours transphobe. De la même façon que ça s’est fait en Angleterre, les lesbiennes ont été instrumentalisées avec cette idée selon laquelle elles ne veulent pas des femmes trans dans leurs espaces, que le lesbianisme ce ne sont que des relations entre des femmes assignées femmes à la naissance, qu’il ne peut pas y avoir des lesbiennes trans… Pour moi, ce discours connaît un succès – tout relatif mais un succès – surtout auprès des hétéros. Réduire le lesbianisme par « mais purée, comment baisent-elles ? » c’est le même truc lesbophobe de se focaliser sur la génitalité. Quand on se demande comment les lesbiennes baisent, c’est à travers une vision hétéro qui ne conçoit pas le rapport sexuel comme autre chose que la pénétration pénis-vagin. Comme la société hétéro n’arrive pas à penser le lesbianisme, il y a cette façon de penser uniquement par le prise des organes génitaux. Donc lesbiennes trans, c’est inconcevable.

Or le lesbianisme, ce sont des relations entre femmes. Avant d’être des relations sexuelles, ce sont des relations sociales ! Être en couple avec des femmes, c’est une position particulière dans la société quand on est une femme, c’est aussi un rapport à l’hétérosexualité en tant que régime politique et c’est ça qui fait la particularité du lesbianisme. On se retrouve avec des situations absurdes où régulièrement on peut avoir affaire à des personnes hétérosexuelles qui sont pour les droits des personnes trans et qui sont persuadées que le problème c’est les lesbiennes. Il y a donc à la fois une fétichisation des personnes trans et des lesbiennes dans ce qu’on suppose être leurs affects. Même si ce n’est pas vrai, toutes les études montrent que les lesbiennes sont la catégorie de la population, si on prend l’orientation sexuelle et le genre, la moins transphobe. Et en même temps, il y a une fétichisation lesbophobe des lesbiennes qui sont classées comme « des méchantes transphobes », ce qui n’est pas loin d’ailleurs de l’image des méchantes féministes, avec cette image de lesbiennes trop violentes que peut aussi produire un certain féminisme hétéro. Une fétichisation qu’on retrouve y compris dans les milieux LGBT, dans des milieux mixtes où des hommes cis gays peuvent produire des discours du type « c’est compliqué les trans, on a un problème avec les lesbiennes » qui n’existe pas, qui est de l’ordre du fantasme.

Ce que tout cela produit, c’est beaucoup de lesbophobie internalisée, beaucoup de lesbophobie chez certaines femmes trans extérieures au milieu lesbien mais aussi chez celles qui ont uniquement des relations avec d’autres femmes, en particulier trans et qui ne se disent pas lesbiennes parce que pour elles, c’est associé à un milieu social qu’elles supposent transphobes. En vérité, elles sont elles-mêmes le milieu lesbien mais ne sont même plus capables de le produire ou de le dire à cause de la peur absurde de certaines femmes d’accéder à des espaces qui, en réalité, leur sont ouverts.

Je ne dis pas qu’il y n’y a aucune violence transphobe ou de cis-centrisme dans les milieux lesbiens, évidemment qu’il y en a. C’est un vrai problème qu’on doit combattre mais on ne peut pas faire comme si les milieux lesbiens qui, dans leur très grande majorité, rejettent la transphobie et parfois malgré eux produisent de la transphobie structurelle de la société c’était la même chose que des milieux lesbiens qui seraient tous TERFs et militeraient activement contre les droits des personnes trans.

Ce qui m’a aussi beaucoup marqué, c’est la fin de ton livre qui porte vraiment sur nos actions concrètes, notamment avec la loi sur le changement d’état civil. Pourquoi selon toi, c’est important d’imposer une volonté d’accéder à des droits en plus, d’agir et non pas seulement de réagir ?

Je ne pense pas qu’on puisse faire reculer ceux qui attaquent nos droits actuellement en repoussant sans cesse leurs attaques. Ces gens-là ne se lassent pas ! Et le seul moyen de leur clouer le bec, c’est de leur imposer une défaite sur nos termes, et en particulier de faire avancer nos droits. Ce qui a mis fin aux manifs de la manif pour tous, c’est le vote du mariage pour tous. Ça n’a pas mis fin mais tout le monde s’en foutait après. Et donc là, effectivement, on a pour moi une base de construction possible d’un rapport de force pour le changement d’état civil. Ce n’est pas l’alpha et l’oméga qui va résoudre tout dans la vie des personnes trans, bien entendu mais c’est une victoire possible parce que l’Espagne vient de le faire, parce que l’Allemagne vient de le faire. Quand ils proposent des textes de loi pour faire reculer les droits des enfants trans, en face il faut quelque chose autour de quoi mobiliser le monde politique, pour dire qu’il ne faut pas seulement voter contre mais juger les termes du débat.

Il faut déjà qu’on parle moins de la santé car c’est un des domaines qu’on arrive à faire avancer sans avoir besoin de politiques, sans avoir besoin des lois. Ces vingt dernières années, on a fait avancer directement le monde médical par l’intervention des personnes trans. Excluons du débat politique la santé et allons sur ce qui est un peu le cœur de la transphobie d’État, au moins symboliquement. Est-ce que l’État peut décider du genre des personnes ? Nous répondons non, nous répondons que la seule logique possible si l’État ne veut pas être producteur directement de transphobie, c’est l’autodétermination.

Tu évoques l’Espagne, tu évoques les autres pays qui travaillent sur cette question d’état civil. Est-ce que tu as l’impression qu’il y a quand même une alliance des organisations trans contre cette vague de transphobie internationale ? Parce que quand on constate le soutien qu’apporte J.K. Rowling à Marguerite Stern, ce genre de choses, on a l’impression qu’elles sont vachement connectées.

Parce qu’ils ont des grandes stars, comme ça. Nous, on a pas des stars de nos droits identifiés tant que ça, en Europe. C’est toujours difficile de construire des alliances, ça dépend des contextes des différents pays. Dans plein de pays les organisations trans sont soit jeunes, soit historiquement pas tournées vers la politique et plutôt vers la santé et l’autosupport, y compris en France. Je pense que c’est une adaptation récente aussi du milieu associatif dû au fait que nos droits soient discutés dans le champ politique. Pendant longtemps, c’était quand même moins le cas et donc ça se construit petit à petit. Moi je vois quand même des choses se construire notamment au niveau européen et je pense qu’y compris au niveau international, les organisations LGBT saisissent l’importance des droits des personnes trans pour défendre les droits de toustes car c’est là que se dessine la ligne de front.