Marie, Léa et Pierre-Antoine forment le collectif Forêt Noire : un collectif de création sonore qui a déjà produit plusieurs projets avant celui qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui Retourner les pierres. Fascinée par cette enquête qui se situe au départ quelque part entre combler les trous de l’histoire et faire parler de fantômes et de défunt·es aux vivant·es, j’ai décidé de les rencontrer pour en apprendre plus sur cette série radiophonique complètement unique en son genre et qui mérite d’être connue.
Le collectif Forêt Noire est né en 2020 et les trois membres du collectif travaillant dans le monde de la culture s’étaient retrouvés affectés par l’atmosphère générale et, explique Marie, « par le manque de lien général et d’énergie qui s’est abattu sur nous, moins finalement lors du premier confinement que lors des périodes de couvre-feu et de vagues successives de mesures et contre-mesures qui ont suivi. » Et une envie est alors née de ce contexte, celle de faire une émission de radio qui permettrait de rassembler des voix et de les faire entendre. Un premier projet, un long format d’une heure quarante est né à ce moment-là, intitulé La seule chose à faire était de construire un feu. « Parce que c’était ça notre envie à ce moment-là, d’allumer un feu et d’entendre des histoires, de partager des histoires. »
Marie explique que déjà, cette démarche permettait de se reconnecter à quelque chose d’un peu ancestral qui, ayant grandi à la campagne lui parlait pas mal, ces veillées d’hiver où avant internet et la télévision, les gens allaient autour du feu se raconter des histoires en se livrant à leurs activités quotidiennes par ailleurs. Ce premier projet permettait cela, cette reconnexion aux légendes, aux contes et aux histoires anciennes qui se transmettaient de générations en générations.
Retourner les pierres pose cette question : quelles sont les histoires qu’on ne raconte plus, qui se sont perdues faute de personne pour les raconter ? C’est une série radiophonique qui se présente comme une enquête mais une enquête qui finalement nous conduit très loin des chemins évidents qu’elle semblait devoir emprunter de prime abord. On part d’un lieu-dit, de « La croix des femmes mortes » pour explorer les histoires de celleux dont on ne parle plus ou presque plus. On y croise ainsi des fantômes qui ne sont finalement pas ceux qu’on attend.
Ce qui a supposé une méthode d’écriture particulière pour les auteurices. Nous leur avons demandé quelle était la spécificité de la création sonore qui préside à l’écriture de Retourner les pierres. Léa nous raconte que l’écriture de la série a pris quasiment deux ans : « À l’origine il y avait vraiment l’envie de faire quelque chose avec les fantômes et d’ouvrir une discussion et Marie nous a parlé de La Croix des femmes mortes, un endroit que Pierre-Antoine et moi-même ne connaissions pas du tout mais qui nous a semblé un bon point de départ pour aller chercher des gens et questionner leur rapport aux fantômes. » Une fois sur place, l’écriture s’est faite en plusieurs temps, Marie et Léa collectaient des témoignages tandis que Pierre-Antoine collectait le matériau sonore et musical. « Nous avons fait de nombreuses résidences d’écriture à trois pour avancer sur le projet, Marie et moi travaillions l’écriture de la voix off et des témoignages tandis que Pierre-Antoine venait tisser la matière musicale. On avait envie que les témoignages éclairent l’histoire de la Croix des femmes mortes mais que celle-ci éclaire aussi les histoires des personnes qu’on avait rencontrées. Et il a été nécessaire de se demander quels étaient les fils susceptibles de se rejoindre dans cette histoire-là ». Pierre-Antoine, Léa et Marie ont d’emblée voulu adopter le format de série qui fonctionne admirablement bien tant l’envie de se plonger dans l’épisode suivant est grande à la fin de chaque partie. Cette écriture impliquait d’être dans un format long mais qui puisse être découpé dans l’écoute.
Marie revient sur le point de départ du projet : « C’est vraiment une histoire de résonnance, de parler de fantômes mais d’interroger les vivant·es sur leur propre mort et leurs défunt·es. On est parti·es de façon très intuitive en prenant ça comme point de départ en se disant que peut-être il n’y aurait rien à trouver là. »
Collectages en territoire rural occitan
L’écriture de la ruralité mais aussi celle de l’Occitanie crée un décalage dans le flot constant de podcast parisiens dont on semble abreuvé·es en permanence. C’est là aussi l’un des atouts de Retourner les pierres. Pierre-Antoine raconte qu’en abordant le projet il n’avait aucune idée de ce qui se faisait comme musique dans le territoire : « Ça a été un bouleversement d’accueillir tous·tes ces artistes, toutes ces musiques que je ne connaissais pas, dont je ne connaissais ni la langue ni les instruments. Il y a eu vraiment là quelque chose qui m’a retourné pour le coup. » Pour m’expliquer, Pierre-Antoine me parle du groupe de musique traditionnelle Bòsc avec lequel iels ont collaboré pour l’écriture musicale des épisodes et qui utilise des instruments traditionnels comme le tambourin à cordes ou la viole de gambe. Pour Léa et Pierre-Antoine, Retourner les pierres, c’est aussi l’histoire d’une rencontre avec un terroir et une ruralité qui leur était inconnus, tant du point de vue linguistique que, osons le terme, folklorique. Marie développe cette question de l’importance de la musique : « On s’est vraiment demandé·es quelle pourrait être la voix de ces femmes mortes et c’est pour ça que la musique prend peu à peu la même importance que le texte. La musique sert de lien à tisser qui résonne avec les entretiens avec les gens. » Pierre-Antoine fait apparaître les instruments petit à petit comme autant de voix que l’on vient découvrir au cœur de l’enquête. L’Occitan joue ce rôle-là aussi, comme une autre couche de langage qu’il s’agirait de faire circuler, mettre au jour.
Quand on leur demande quelles sont les pierres qui sont retournées, les membres du collectif rigolent. Léa nous répond : « On a eu tellement de pierres à retourner ! On ne s’en rendait pas compte mais cette histoire recoupe tellement de choses qu’on a été obligé·es d’être à plein d’endroits en même temps pour comprendre l’histoire de la Croix des femmes mortes. Il y a la pierre de la langue, qui est très importante, la pierre du paysage, celle des histoires qu’on ne raconte plus et il y a aussi la pierre des relations entre les gens, l’inventivité des gens à créer des relations avec leurs disparu·es […] À chaque fois qu’on demandait aux gens s’ils croyaient aux fantômes, ils nous répondaient que non. Mais ils nous décrivaient à chaque fois plein de façons de rester en lien avec leurs disparu·es. Il y avait plein de pierres en fait ! ». Marie complète en disant que la pierre tombale ne comporte souvent qu’un nom et deux dates et renferme des histoires incroyables qu’il s’agirait de révéler aussi. C’est un autre des sens que l’on peut voir au verbe retourner celui de « rendre, remettre quelque chose à sa place ». Il s’agit aussi de restituer et de resituer des bribes d’histoires dans une culture locale. C’est impressionnant de se rendre compte de la vitesse à laquelle les histoires peuvent être oubliées et il s’agit ici de donner à les entendre à nouveau, à en entendre les vestiges, comme ce dolmen qui se craquelle mais tient encore debout dans l’un des épisodes centraux de la série. Le travail avec le groupe Bòsc procède également de ce travail de collectage et de la volonté de faire perdurer cette mémoire, y compris musicale traditionnelle qui s’oublierait sinon. Le travail musical et les échanges avec le groupe de musique venaient parfaitement compléter le travail de collectage et d’écriture sur la série dans des démarches qui se répondaient.
Une série radiophonique : pour quelle diffusion ?
En termes de diffusion, le collectif envisage des écoutes collectives. Marie nous explique que « comme on se réunit pour aller au cinéma ou voir du spectacle vivant, on a envie de réunir des gens dans une même pièce pour écouter ensemble, ce qu’on fait peu et que ça puisse déboucher sur une conversation voire sur d’autres histoires. » Il y a eu une première date publique d’écoute de Retourner les pierres et c’était très beau d’avoir des retours immédiats et les histoires qui étaient déclenchées par ce que les gens avaient entendu. Forêt Noire a envie d’aller faire écouter Retourner les pierres dans de nombreux endroits différents, dans des structures culturelles mais aussi dans des cadres un peu plus intimes en allant chez les gens qui seraient d’accord pour accueillir ces écoutes. Léa développe : « On a envie de faire des écoutes en extérieur, autour d’un feu, par exemple. » toujours dans cette idée de faire vivre la tradition de la veillée. Pour l’heure, le collectif va retourner à Castelfranc, le village qui l’a accueilli pour la réalisation de la série radiophonique. « Tout ça est en train de se construire, on a vraiment envie de construire une tournée d’écoute sur différents territoires, dans le Nord, en Bretagne… L’idée, c’est de circuler avec cette histoire mais également d’aller à la rencontre d’autres personnes et donc d’autres histoires. »
Il n’y a pas de public cible mais plutôt une volonté de faire circuler des histoires et d’ouvrir des espaces de discussion tranquille autour des défunt·es et de la mémoire des disparu·es. C’est une conversation qui n’a pas de place dans la société et dès que la parole a été ouverte, les histoires se libèrent. D’où l’envie du collectif d’aller à la rencontre du public pour poursuivre ce travail de circulation des histoires car le fait d’être des inconnu·es facilite aussi la transmission de cette mémoire que le cadre familial ne peut pas toujours accueillir.
Se pose également la question du modèle économique sur lequel repose la série radiophonique : c’est un projet qui a été totalement autofinancé et la poursuite des activités professionnelles de chaque membre du collectif qui est également intermittent·e du spectacle a permis de mener à bien le projet. La diffusion ne permettra jamais d’équilibrer les deux ans de travail qu’a représenté le projet. Les membres du collectif sont lucides sur cette question économique : le versant négatif est bien évidemment la précarité mais le versant positif a été la créativité et l’inventivité que le peu de moyens a rendu possible. De nombreuses solidarités ont ainsi été mobilisées qui ont permis au projet d’exister. Pour la diffusion, le collectif compte également s’appuyer sur ces envies qui s’expriment que ces histoires soient entendues.
Léa nous explique que dès le départ il était très important pour elleux que ce ne soit jamais glauque : « Nous n’avons jamais envisagé de travailler sur des histoires de fantômes qui feraient peur. Mais on se sentait tellement sur la bonne route et accompagné·es par je-ne-sais-quoi qu’on n’a jamais eu peur ni envie de faire quelque chose d’inquiétant. » Pari réussi pour ce projet qui arrive à faire parler les fantômes en arrivant à être joyeux et lumineux et, nous l’espérons, qui saura être une porte d’entrée vers d’autres conversations tout aussi belles et galvanisantes. À écouter de toute urgence.