De mon plein gré, entretien avec Mathilde Forget

De mon plein gré est le deuxième roman de Mathilde Forget, nous avons eu la chance de nous entretenir avec l’écrivaine à l’occasion de sa parution aux éditions Grasset, le 24 mars dernier. Nous avons parlé, entres autres choses, de littérature, de parole, de culpabilité, de corps, d’humour, de colère.

De mon plein gré de Mathilde Forget, lecture féministe

Zig : De mon plein gré s’ouvre sur un interrogatoire de police – celui de la narratrice – qui s’est livrée elle-même pour un crime, dont elle semble être coupable. On lui demande de « prouver qu’elle ne voulait pas que ça arrive », et pour cela, elle lutte pour se réapproprier sa parole qui est sans cesse déformée par le Major. Un Major qui « s’approprie le je », reformule et affirme au lieu de poser des questions.
Dans ton écriture, il y a une volonté de précision presque chirurgicale dans la description : la narratrice se corrige parfois sur ce qu’elle vient de dire, utilise des paraphrases, cherche à saisir par les mots une nuance de bleu…est-ce un moyen pour elle de se réapproprier sa parole ?

Mathilde Forget : Il y avait aussi une volonté de mettre en scène l’état d’esprit dans lequel on peut être quand on nous demande d’être ultra précis mais que notre parole est modifiée : du coup on devient un peu parano parce que le moindre détail peut nous rendre coupable. J’avais envie de mettre le lecteur dans la tête de la narratrice à ce moment-là. Il y avait cette idée que la phrase « S’il avait sa main dans votre bouche il ne vous tenait pas » la fait basculer dans une réalité qui est déroutante et où elle se rend compte que tout peut être retenu contre elle, que le moindre détail est très important. Son cerveau est modifié par ce processus d’interrogatoire.

Zig : Son cerveau est modifié, et j’ai vraiment eu l’impression que le sens des choses était aussi bouleversé, par exemple ses amis deviennent des étrangers, et d’ailleurs tu écris « les vérités d’avant n’existent plus ».

Mathilde Forget : Parfois, lorsqu’on a subi un viol, il y a un avant et un après et la procédure judiciaire accentue cette sensation. Tous les objets, tous les épisodes de votre vie vont être réinterrogés, réinterprétés à propos de l’événement, pour savoir si ça a vraiment eu lieu. Quand les policiers prennent un objet, le seul intérêt c’est de savoir si c’est une preuve ou pas, un indice ou pas…ça veut dire aussi que tout ce qui existait avant, tout ce que cet objet racontait avant, n’a aucun intérêt, n’existe plus. Tout est interrogé pour savoir si l’événement a vraiment existé, et les autres histoires semblent effacées parce qu’inintéressantes pour les policiers.

Zig : Les choses sont réinterprétées, et les mots aussi : il y a le mot « Bisou » qui est peut-être l’un des plus doux de la langue française, mais dans ton récit, il se transforme en coup de couteau…

Mathilde Forget : Ce qui était compliqué, c’était de doser ce que j’avais envie de montrer de la violence, c’est-à-dire : pas beaucoup. Et en même temps pour justifier la violence des flics par rapport à l’événement, il fallait qu’à un moment donné, la violence de l’événement apparaisse. Leur comportement apparaît d’autant plus violent, parce qu’il y a eu cet événement violent. Donc leurs questions, interrogations, suspicions sont encore plus vertigineuses, car eux savent ce qu’il s’est passé, contrairement au lecteur. Ils avaient connaissance de la violence de ce qu’il s’était passé, mais ça ne les empêchait pas de poser des questions improbables. Je voulais faire l’inverse pour le lecteur : il ne connaît pas l’événement au début, donc il peut peut-être trouver ça un peu étrange, mais finalement normal que les policiers mènent une enquête. Et ensuite, sans trop lui imposer de violence, lui révéler qu’on parle de ça, et que c’est pour ça que c’est violent ces interrogatoires.

Zig : Ce qui est aussi très violent dans leur façon de faire, c’est de faire répéter l’histoire. À chaque fois que j’ai lu cette phrase « Bon on va tout reprendre depuis le début », je me suis dit : attends mais c’est horrible, ça fait combien de fois qu’elle le raconte ?

Mathilde Forget : Oui et c’est pour ça que, au-delà du fait que cet événement me soit arrivé, je me suis vraiment dit qu’il y avait un terrain pour la littérature qui était incroyable, parce que ce n’est que ça : ce n’est qu’un combat sur le langage. Qu’est-ce que raconter une histoire ? À partir de quand raconte-t-on ? Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et parfois, les policiers réécrivent des petites choses, sauf qu’au moment du procès, quand les jurés vont décider de ce qu’il s’est passé, et d’une condamnation ou pas, ils vont s’appuyer sur ces récits, sur ces dépôts de plainte, sur ces PV, et c’est à partir de ça qu’ils vont avoir accès à l’événement. C’est la raison pour laquelle c’est terrible, c’est un procès qui est d’abord verbal, et tu te débats pour essayer de raconter. Et ça t’échappe. De tous les côtés.

Zig : Le fait de répéter tout le temps ton histoire et ce que tu évoques sur le terrain littéraire m’évoque la satiation sémantique, ce phénomène qui se produit quand on répète plusieurs fois un mot ou une expression : au bout d’un moment, ça devient une suite de sons dénuée de sens, on en vient parfois à douter que le mot existe.

Mathilde Forget : Oui, sur la question du doute, tu peux finir par vraiment douter de ce qui est arrivé, de pourquoi tu es là…de ta culpabilité en fait.
Mais pour les phrases répétées, j’avais plutôt la volonté de les rendre insupportables. Ce sont des phrases que j’ai entendues, et j’ai construit tout le texte autour de quatre ou cinq phrases qui paraissent anodines mais qui sont des coups à chaque fois. Ensuite, il faut construire dessus, il faut les digérer, en faire quelque chose. En les répétant, j’avais envie de les rendre très imposantes, et d’essayer de les absorber dans le texte mais sans y arriver. Parce qu’elles sont toujours là. Il y a toujours quelque chose qui coince, quand bien même on essaie de les comprendre ou…comment dire…de vivre avec. La répétition c’était pour montrer que ça ne marche pas. Ces phrases resteront toujours gravées à un endroit où elles vont toujours raisonner en moi.

Zig : Tu évoques les coups, les choses gravées en toi, et ça m’amène sur le sujet du corps. Tu écris que le lieu du crime est le corps de la narratrice. Et son corps, il est dans un premier temps incarné par ses fluides (sa bave, sa transpiration froide contre sa peau, son urine) et il se heurte à la mécanique froide de la procédure, qui elle, est plutôt incarnée par le bruit du clavier, les roulettes de la chaise, la répétition qui sonne un peu comme un robot. J’avais une impression de lutte entre la mécanique et les fluides de la narratrice.

Mathilde Forget : Les fluides c’est aussi une preuve du vivant. Dans son corps, il y a encore des choses qui se passent, et qui semblent dire qu’il y a encore un peu de vie. Ce qui est difficile à ne pas oublier, car tout au long de l’enquête, le corps est la principale pièce à conviction, un objet dans une pochette en plastique. L’investigation se fait d’abord sur lui, c’est d’abord sur le corps qu’on va chercher les preuves. Et après il faut arriver à se le réapproprier.

Zig : Et au moment où il est un objet, comme une pièce à conviction, elle en est presque dépossédée : l’agent qui la prend en photo retire sa capuche et la tire par le bras pour l’éloigner du mur, un technicien fait rouler ses doigts sur la feuille, elle est portée par Jeanne qui glisse ses bras sous les siens et « n’a pas eu besoin d’insister pour que mon corps la suive ». C’est presque un pantin, au sens de l’objet. Et à la fin, elle se réapproprie son corps…

Mathilde Forget : J’ai l’impression qu’elle se réapproprie plus une pensée, car avant elle essaye juste de ne pas être coupable de ce qui lui est arrivé. C’est seulement après, à la fin de toute cette procédure, qu’elle peut commencer à expérimenter ce qui a traversé ou traverse encore son corps.

Zig : Je me demandais si la maîtrise de son corps ne venait pas à nouveau sur le stand de tir ?

Mathilde Forget : Avec les scènes au stand de tir, je voulais plutôt parler de la violence qui peut la traverser, et comment elle essaye de la canaliser.

Zig : À la fois elle commence à réapproprier une pensée sur son corps, et en même temps, comme tu l’écris, « le corps est un lieu qu’on ne quitte jamais ». Virginie Despentes utilise le terme « inoculé » dans King Kong Théorie. Donc il faut vivre avec ça dans son corps.

Mathilde Forget : Après un évènement difficile, on peut entendre cette phrase : tu dois avancer maintenant. Mais lorsqu’il s’agit d’un viol, l’événement avance avec nous. Car il a eu lieu à l’intérieur de notre corps et que c’est notre corps qui nous permet d’avancer. L’événement est à l’intérieur de moi donc je ne peux pas m’en éloigner.

Zig : Par rapport à la mise à distance et la tentative de s’en éloigner, je voulais t’interroger sur l’humour. Quand on accède à l’intériorité de la narratrice, et pas seulement d’ailleurs, il y a des moments où on peut rire, malgré la violence du propos. J’avais noté une phrase de Bergson, dans Le rire, il écrit, sur le rire, donc : « c’est une anesthésie momentanée du cœur, pendant laquelle l’émotion ou l’affection est mise de côté ; il s’adresse à l’intelligence pure ». Pour le lecteur ou la lectrice, l’humour permet d’agir comme une soupape à certains moments. Est-ce que pour toi, c’était aussi une tentative de mise à distance ?

Mathilde Forget : Je pense que l’émotion est de l’intelligence et que l’humour et le rire ne sont pas des instants dénués d’émotion. Ce n’est pas conscient chez moi d’utiliser l’humour dans mon écriture pour mettre à distance l’événement, ou rendre le texte plus digeste pour le lecteur. Je pense que l’humour est un certain rapport au monde. C’est le mien. Et mon écriture retranscrit d’une certaine manière mon rapport au monde. J’ai tout de suite vu l’absurde de cette expérience kafkaïenne et j’ai tout de suite vu, malgré la violence, des choses très amusantes que je voulais écrire.
Mais bien sûr, je voulais aussi que l’expérience de lecture soit agréable, et ça me fait plaisir qu’on me dise « je ne sais pas comment le dire, c’est horrible, mais j’ai adoré le livre ».
J’avais peut-être aussi dans l’idée de piéger le lecteur, qu’il ait pu rire dans la première partie pour que le basculement au milieu du livre soit encore plus terrible. Mais je ne devrais peut-être pas dire que je voulais piéger le lecteur…

Zig : Je te confirme que le plaisir de lecture est vraiment là, mais c’est vrai quand je t’ai contactée pour l’entretien il y a quelques jours, j’ai pensé : je ne peux pas lui dire que j’ai adoré son livre !
Parce qu’à la fois je le vois comme un objet littéraire, mais il est aussi indissociable de ton vécu.

Mathilde Forget : Je comprends cette sensation, je peux l’avoir moi-même. Lorsque j’ai décidé de dédier le livre à trois personnes, je me suis dit « c’est horrible de dédier ce livre, ce n’est vraiment pas un cadeau ». Et puis j’ai regardé si Despentes avait dédié King Kong à quelqu’un. Elle l’a fait. Ce qui m’a décomplexée !
Mais j’adore quand les retours sont – même si je sens que c’est difficile de me le dire – « je l’ai dévoré », « je me suis régalée ». En fait, il faut comprendre que ce qui est dit sur l’objet littéraire, l’expérience de lecture, n’est pas un avis sur l’événement autour duquel le livre est écrit.

Zig : Dans la série LSD « Violé.es : une histoire de domination » dans laquelle tu interviens, Annie Ernaux parle de visibilité, de l’importance « mettre au jour » ou « donner à voir ». Elle précise « ce que j’écris va provoquer du dégoût, mais si je ne le fais, c’est se placer du côté de la domination masculine du monde ». Ta narratrice évoque à plusieurs reprises l’invisibilité (« Mon job est une cape d’invisibilité », sa casquette la protège du regard des autres etc.), est-ce qu’écrire ce livre était un moyen de rendre visible ?

Mathilde Forget : Oui de donner à voir ce qui se passe dans les commissariats. Je sentais que j’avais l’espace, et aussi l’envie et même le plaisir littéraire de faire un objet qui permettrait de montrer très clairement que les femmes sont accusées. Donc je ne veux plus entendre « Pourquoi les femmes ne portent pas plainte ? Je voulais créer un objet pour dire : oui, les femmes sont culpabilisées quand elles portent plainte pour viol, et c’est l’enfer de porter plainte pour viol. Vraiment.


La justice ne fonctionne pas dans les affaires de violences sexuelles. Je voulais le dire, l’écrire surtout.

Mathilde Forget


Mais le point de départ a vraiment été un exercice littéraire, un jeu même, une excitation littéraire presque. Quand j’ai vu une adaptation du Procès de Kafka au théâtre, je me suis dit : c’est génial, il l’a fait, tout est là, il faut maintenant que je le réécrive avec une femme qui porte plainte pour viol. Joseph K est accusé d’un crime qui n’est pas nommé, mais il doit se défendre et s’il ne se défend pas, on trouve cela suspect. C’est kafkaïen oui, et c’est ce que j’ai vécu. Je dois beaucoup à Franz pour ce deuxième roman !

Zig : Juste une curiosité, pourquoi « Major » ?

Mathilde Forget : J’avais envie qu’il y ait une relation particulière, identifiable, presque tendre, entre la narratrice, « Petite » et le policier, « Major ». Pour que cela raconte aussi la durée, très longue, d’une procédure judiciaire. Si longue que l’on finit par s’appeler par nos prénoms.

Zig : Concernant le format du texte, tu as inséré des documents à certains endroits.

Mathilde Forget : Ça c’était pour faire surgir la violence de l’événement, le faire apparaître dans une forme froide du document retranscrit et pour créer un autre discours. Je voulais que ce soit un autre lieu où l’événement est raconté de cette manière-là : froide, sortie du PV. Qu’il soit assez peu raconté par la narratrice finalement. C’est ce qui est très étrange : on va nous demander de raconter l’histoire 70 fois et après, tout ça, on a l’impression qu’on n’a jamais eu l’occasion de le raconter. Et je crois qu’il y a ça chez les victimes de violence : l’impression qu’on n’a jamais eu l’espace pour raconter ce qu’il s’est passé vraiment, alors qu’on a pu le raconter 100 fois à des flics. On n’est pas là pour raconter un événement, on est là pour trouver des preuves. On ne nous demande pas de raconter ce qu’il s’est passé, mais de prouver que cet homme-là a fait quelque chose de condamnable. Ce n’est pas la même chose : on rentre dans la problématique de trouver des preuves et on est privé de raconter ce qui nous est arrivé.
Et à partir du moment où tu commences à raconter, tu sais qu’en face, la volonté, ça va être de…ne pas être sûr que ce soit vrai, ou ne pas être sûr qu’on ne l’a pas un peu cherché.

Zig : D’ailleurs, le Major coupe souvent la parole à la narratrice dès qu’elle digresse.

Mathilde Forget : Oui, parce qu’elle a besoin de se raconter plus largement, en dehors du viol, comme un acte de survie presque, mais c’est inintéressant pour la police qui n’a pas le temps pour ça.

Zig : Tu l’as évoqué tout à l’heure, et j’ai lu que tu avais vu une représentation du Procès de Kafka, relu le roman du même nom, et que le personnage de Joseph K t’avait inspirée. Le livre se termine par l’exécution de Joseph K. et ces lignes « Comme un chien ! dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre ».
Tandis que le tien se termine par la colère, et une narratrice qui reprend le dessus sur son histoire.

Mathilde Forget : J’ai mis la fin du Procès en incipit pour partir de la honte et aller vers quelque chose de triomphant. La narratrice, grâce à la littérature, reprend le pouvoir sur les policiers, et même sur l’homme qui l’a violée.

Zig : Avec une espèce de rage, ou de colère en toi.

Mathilde Forget : Ça me fait plaisir que tu le sentes parce que je ne voulais pas qu’il y ait une fin en résilience. Je ne voulais pas que ce soit la paix qui termine le récit. Je voulais que ça parle de quelqu’un qui reprend le pouvoir, et c’est peut-être même le début d’un combat. Je suis contente que tu aies pu ressentir quelque chose autour de la colère, qui fait qu’on se relève, qu’on n’accepte pas.

Zig : La honte de Kafka, la colère de ta narratrice, pour moi, ça faisait écho à ce que disait Sol dans la série LSD : « la colère c’est de la dignité »

Mathilde Forget : Oui Sol en parle très bien de la colère. La colère, c’est se respecter, et c’est continuer à dire « ça ne devait pas m’arriver, je ne suis pas d’accord ».

Zig : Ne pas s’en satisfaire de la situation, pour soi-même, mais aussi pour les autres. Il y a une portée universelle à ce message.

Mathilde Forget : Oui complètement. Et interroger : pourquoi la colère dérange ? Qui dérange-t-elle ? Pourquoi on nous demande ne pas être en colère ? Et qui, surtout, nous demande de ne pas être en colère ? Et à qui on demande de ne pas être en colère ? Enfin bref, en gros, les femmes ne doivent pas être en colère et c’est intéressant de se poser la question : pourquoi ? Pourquoi est-ce que la société a peur de la colère des femmes ?

Zig : Et pourquoi à ton avis ?

Mathilde Forget : Justement parce que la colère nous permet de rester debout plus longtemps, de nous organiser, de ne pas être dans ce que les dominants préfèrent, c’est-à-dire, la résilience et l’acceptation de notre condition de corps dominés par eux.


Références :

Et bien sûr :

Photo de Mathilde : ©Jean-François Paga

La librairie Violette and Co organise une rencontre / signature avec Mathilde Forget le 17 avril 2021 de 14:00 à 17:00

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.