Il y a un peu plus d’un an, j’ai vu un documentaire sur Yakoutsk. La ville la plus froide du monde. 7h de vol de Moscou, en pleine Sibérie. 300 000 habitants au milieu du désert blanc. Alors que dans le documentaire, on voyait le quotidien des habitants, comment le poisson était découpé à la scie sauteuse sur les marchés et comment les bâtiments étaient construits à même le permafrost, j’ai immédiatement été saisi par l’image : quelque part, à 87h de train de Moscou, on vivait une vie isolée, à 300 000, à plus de 1300 kilomètres de la première grande ville. Une vie avec la glace comme quotidien. Au rythme de l’activité des compagnies minières qui exploitaient autrefois les esclaves du Goulag.
Ce jour là, Google a indiqué qu’il faisait -23° là-bas. En janvier, la température moyenne est de -38°.
Voyager sans bouger
Je me suis connecté sur Hornet, et j’ai utilisé la fonction Explorer. C’est une fonction magique : vous naviguez sur une carte, vous positionnez un indicateur et l’appli vous montre tous les utilisateurs de l’appli à cet endroit précis. A Yakoutsk, il y avait alors 3 personnes. Nikita a été le seul à me répondre.
Nous avons discuté des jours et des jours, nous nous sommes ainsi découverts des passions communes, nous prenons notre quotidien en vidéo : moi sur mon vélo depuis les endroits que je préfère dans la ville, dans les soirées, quand je m’ennuie en attendant le train, ou à la boulangerie. Lui, les cils gelés, la vue depuis chez lui, les déneigeuses et le gel, la vie avec ses amis, le contraste amusant de la rencontre des populations au faciès asiatique et caucasien, le dîner annuel dans son travail, où il n’y a pas d’eau à table. De ces messages, il y en a une dizaine par semaines, dans les périodes intenses, et plus rarement lorsque nous avons épuisé temporairement tous les sujets de conversation.
Nous devenons amis, Nikita est magnifique, ce qui n’enlève rien, de sorte que nous nous épanchons sur nos peines et nos joies intimes plus facilement que nous le ferions auprès d’un ami, je crois, parce qu’il y a distance protectrice et l’intime conviction qu’il est possible que nous ne nous rencontrions jamais.
Tiksi-3, le village militaire
Nikita a grandi dans un village militaire nommé Tiksi-3, à 1000 kilomètres au Nord de Yakoutsk. La base militaire perdant de son activité, il a assisté à la mort lente du rues de son enfance. Des écoles fermaient, des immeubles entiers se vidaient et petit à petit toute la ville préparait son exil. Le blizzard coupait la ville du reste du monde des semaines entières. Les hivers étaient longs et la nuit polaire, qui n’accordait que deux heures de jour, pesait sur son moral. Sa famille a été parmi les dernières à partir, en 2012, et les longs mois d’ennui, Nikita étant quasiment le dernier enfant de cette ville fantôme, ont pris fin lorsqu’il est arrivé à Engels puis à Yakoutsk.
Chasser les lemmings
« Je n’étais pas un enfant exemplaire. J’étais souvent espiègle. Avec des amis, nous allumions des feux de joie dans la ville, nous avons cambriolé un solarium, chassé les lemmings et joué avec les chiens des rues.
Mon père est un ancien militaire. J’allais souvent à son travail pour m’asseoir avec lui là-bas, discuter avec les soldats ou simplement monter dans la voiture et fantasmer qu’elle était à moi et que j’allais quelque part. Il y avait beaucoup de camions cassés à Tiksi.
Ma mère travaillait comme agent de signalisation. Elle n’était pas militaire, elle travaillait comme mercenaire. Quand j’étais petit, je passais souvent la nuit avec ma mère au travail, car il n’y avait personne avec qui sortir. J’aimais bien. Il y avait beaucoup d’équipement étrange. »
Les amants de Nikita
La vie sentimentale de Nikita a commencé à Yakoutsk. Des histoires passionnées dont il m’a raconté les détails. La difficulté de cacher au propriétaire de l’appartement qu’ils n’étaient pas de simples amis, lui et son amoureux. La facilité avec laquelle ses parents ont accepté son homosexualité. Les souffrances classiques et pourtant insupportables de tous les jeunes Werthers adolescents du monde.
Fatalement, dans nos conversations, sont évacuées les « Tu ch quoi » et les « plan? ». Mais il arrive que quelques nudes soient échangés : les milliers de kilomètres qui séparent la Croix de Chavaux des terres glacées ne nous empêchent pas de nous vautrer dans le stupre.
Nikita me dit souvent que ce qu’il y a de plus important pour lui, c’est de fonder une famille. La famille passe avant toutes les autres choses de la vie. Et je comprends petit à petit le poids de la normalisation que j’ai vu dans ma propre vie : pédé, OK, mais fais comme les hétéros, et tout ira bien.
Un jour, je me suis couvert de ridicule. Alors que j’avais cru comprendre qu’il était triste de vivre dans une ville qui me semblait triste et dure, je lui avais proposé de venir quelques semaines à Paris. Pour voir si la vie ici lui plairait, je l’aiderais pour les papiers et je m’arrangerais pour lui trouver un travail. Il m’a répondu gentiment qu’il aimait sa vie ici, merci bien, qu’il était simplement triste parce qu’il s’était séparé de son copain. Décidément, on ne se défait pas facilement de son identité d’occidental ethnocentré.
Un jour, peut-être, j’irai à Yakoutsk.