Vibrations #35 : Belle Île, partie 9

J’avais beau avoir été en colère quelques instants, contre moi-même et contre cette force qui m’avait fait m’endormir contre Augustin et à laquelle je ne sais jamais résister, il n’en était pas moins qu’au coin de ma bouche, dans la clarté propre aux bords de piscines, il y avait un sourire. Pas un sourire ahuri de garçon toujours défoncé, pas quelque chose de travaillé non plus, quelque chose que l’on constate, presque, qui se fait tout seul. Un sourire du bonheur qu’on sent tout proche. Accessible. J’étais nu sur les planches de la bordure du bassin et je me délectais, comme d’un changement dans ma condition. Je me laissais envahir.

Tout à coup : un bruit dans le fond, près de l’entrée de la maison, du côté des glycines. La porte d’une voiture qui claque. Paniqué, je m’ébroue et je me rue sur la pelouse, à la recherche d’une cachette. Au fond, une souche, un tronc d’arbre moussu derrière lequel je me jette. Je me cache juste de quoi garder un œil sur le reste du jardin. Un homme traverse la pelouse en direction du cabanon où nous avons dormi, regarde par la fenêtre en faisant une visière avec sa main, puis se tourne et rebrousse chemin en parlant fort, probablement à la mère d’Augustin, que je ne vois pas : « C’est bon, poussin, je l’ai trouvé, il a dormi dans le cabanon, il a dû beaucoup boire hier soir ».

La voiture démarre, le portail automatique se referme. C’est fini. Je me moque de moi : dans la précipitation, j’ai attrapé l’une de ces bouées licornes pour cacher mon intimité. Lorsque je retourne dans le cabanon, Augustin se réveille, émergeant parmi les voilures. Je l’embrasse sur le front en lui demandant s’il a bien dormi :

« La toile qui débordait sur mon visage m’a fait rêver de pièges.

— J’ai vu tes parents.

— Quoi ? Tu … Tu leur a parlé ?

— J’ai pris le petit déjeuner avec eux, en finissant la bouteille de rhum.

— OK, tu blagues ».

L’homme, c’était son beau-père. Sa mère et lui s’étaient mis ensemble six mois après la mort de son père.

Il me fait visiter la villa. De grandes pièces, des maquettes de voiliers, des chambres spacieuses et des salles de bains nombreuses. Nous nous vautrons dans son lit, et il allume une cigarette de laquelle il tire d’étouffantes bouffées. 

« Tu sais, je voulais m’excuser d’avoir pleuré, hier, c’était pas le moment de te dire ça.

— Nous sommes des garçons sensibles nous autres, les pédés, on pleure. C’est notre nature.

— Nous autres les pédés. Comme tu peux verser dans les lieux communs, parfois, Achille.

— Tu peux parler, toi, avec tes petits shorts en toile, et tes yeux délavés, et tes cheveux remplis d’embruns ».

Il me passe la cigarette. Juste au moment où il faudrait cendrer quelque part. Je déteste les gens qui font ça. Au lieu de trouver un cendrier, ils délèguent le problème. 

« Avant de me dire ces choses, Augustin, tu te souviens que tu m’as parlé de ton coeur, et des fourmis au bout des doigts ou quelques chose comme ça, non ?

— J’avais bu, tu sais ».

Il soupire, il se ferme à nouveau.

Nous passons la journée à ne rien faire, et je profite de mon premier jour de congé depuis que je suis sur l’ile pour somnoler dans le jardin pendant qu’il prépare des légumes dans la cuisine, et qu’il vient de temps en temps s’effondrer paresseusement, les cheveux couronnés de gouttes d’eau d’avoir trop plongé, dans le fauteuil d’à côté. C’est une journée où nous parlons peu, mais nous nous découvrons. Enfin, je découvre le luxe suave dans lequel il vit, et dans lequel rien ne semble difficile. Et il me rappelle ce que j’aurais pu être si j’avais décidé de faire les choses autrement, au retour de Prague. Si je n’avais pas décidé de tracer ma route plus tôt que les autres. Puisque ce qui nous distingue, lui et moi, n’est pas notre classe d’origine, mais la temporalité dans laquelle nous décidons de nous en délivrer. Je suis songeur, et il le voit, et il me laisse mon silence tandis qu’il allume un feu dans un brasero en métal qui lui fait des rayons fumants sur le visage, et qu’il me lance des regards discrets, de temps en temps. Je garde mon silence, un peu pour me donner des airs mystérieux, un peu parce que je me demande s’il va en parler de lui-même, de cette histoire de viol. Je me demande si c’est à moi de reposer la question. Et puis c’est lorsqu’il a versé, dans des verres grands comme des vases, un vin sombre et au parfum minéral, comme s’il avait attendu le retour de l’alcool, sans même en ressentir l’ivresse, qu’il se décide :

« Tu sais, après ça, mon cousin, je l’ai revu tout les étés. C’était terrible, puisque lui, c’était comme ça, ça n’avait rien changé, il m’avait juste enculé de force, comme un jeu, et il continuait de jouer au foot avec moi et les cousins sans que ça n’ait modifié quoi que ce soit. Il me tapait sur l’épaule, il me faisait la bise quand j’arrivais, tout était normal, si bien que j’ai cru que je m’étais inventé cet après-midi-là. Qu’il n’avait jamais eu lieu.

Et puis il y a deux ans, il y a un gars qui m’a dragué, à une soirée de l’école. Et je l’ai envoyé balader, assez violemment. Il ne le méritait absolument pas, ce pauvre garçon, mais je l’avais comme humilié devant la promo, en refusant publiquement de lui parler, et en le traitant de tarlouze, et compagnie, je suis sûr que tu vois de quoi je parle. Et quand je suis rentré chez moi, complètement bourré, toute cette histoire de la Sologne a refait surface, et c’est comme ça que je me suis expliqué ma violence envers le gars de l’école : je voulais simplement me venger de mon cousin. Mais c’était trop dur à admettre. J’étais hétéro, et il ne fallait pas de faille à ce truc-là, c’était trop fragile.

Depuis, je suis sorti avec des filles, par-ci par-là, rien d’extraordinaire, juste le plaisir de l’égo qui se rend compte qu’il plaît, et pourquoi arrêter, puisque c’est là qu’on t’attend. Et les étés, où Mathilde me fait des allusions, et je l’envoie chier, et je refuse d’écouter.

Et puis toi, ce soir-là où on devait passer notre première soirée sur l’île tous les 4. Pour nous raconter notre année. Je crois que j’allais leur dire pour mon cousin, ce soir-là. Je crois que j’étais prêt. Mais tu étais là. Et tout a changé. J’ai paniqué, Achille, plusieurs fois. J’ai juste paniqué ».

Je ne sais toujours pas quoi dire. Parce que je sais que c’est important, ce qu’on dit dans ces cas-là, et aussi parce qu’avec le temps j’ai appris à mesurer l’écart entre les intentions et le résultat. Le soleil rase la prairie qu’on distingue depuis la terrasse. Le relief bombé de l’île fait tomber le soleil plus bas que n’importe où ailleurs. Sur le chemin qui borde la maison, un renard profite du calme pour fouiller du museau les végétaux à la recherche de terriers de rongeurs. Il y a un parfum de feu de bois et de tonte de pelouse, l’hortensia et de glycine, d’enfance gâchée et d’amour naissant.

« Tu ne dis rien ?

— Je suis triste pour toi. Et je ne sais pas par où commencer de te dire que je te comprends, et que je te pardonne de n’avoir pas été un garçon facile avec moi.

— Un garçon facile ».

Nous rions un peu. S’en sortir avec l’humour. C’est une grosse ficelle, mais c’est la seule à laquelle j’ai pu me rattraper. Ça n’est pas une si mauvaise idée : Augustin rit et nous nous tenons à présent côte à côte devant le brasier, nos mains emmêlées, dans le bourdonnement des insectes volants du soir.

Les jours qui succèdent aux nuits avec ecstasy sont ainsi faits qu’on n’a faim que très légèrement, et quelques lamelles de légumes braisés suffisent, tant nous avons hâte de faire l’amour, puisque le désir revient. Sur la pelouse, Augustin frissonne de froid ou de plaisir, de temps en temps, pendant que j’entre et que je sors lentement sans décoller mes lèvres des siennes entrouvertes et gémissantes. Je vais et je viens, et ses mains poussent sur mes fesses pour donner un rythme mais je ne veux pas de régularité, je ne veux pas de tempo, rien de tel que l’irrégularité, comme chez John Zorn. 

Quand nous nous sommes rhabillés, non sans nous adresser des sourires idiots, je propose une escapade, et nous partons par un sentier qui longe les haies des pâturages. Je sais qu’il va falloir que nous parlions politique, ou notre histoire de vacances le restera. On peut s’en passer quelques temps, mais au bout d’un moment, il faut savoir ce que l’autre a dans le ventre. Pour l’instant, nous nous sommes racontés nos enfances et nos vies, mais nous ne nous sommes pas parlé vision du monde. Je ne lui ai pas parlé révolution et Bakounine. Louise Michel et Baader. CNT et Comité Invisible.

Je sais ce qu’il pense, c’est un oisillon toujours dans le nid, alors il y a peu de chance qu’il pense autrement que les autres oisillons. Alors on évite le sujet, qui s’imposera bien de lui-même en temps voulu. Du reste, le regarder ouvrir le chemin dans ce bois, à la nuit tombée, me suffit pour l’instant. Le sous-bois a ce parfum de printemps, celui qui accompagne la poussée de sève d’avril, si puissante qu’elle fait feuillir les rameaux les plus secs et qu’on croirait presque entendre galoper sous la terre.

Il reçoit un sms, puis se tourne vers moi : « C’est Côme. Demain, on loue des jet skis, tu vas voir, rien de plus drôle que le jet ski ».

Et merde, ça s’impose plus vite que prévu.

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