Je suis rentré à Rennes quelques semaines. Je dis rentrer, comme si d’un coup, au moment où la ville devient une menace, je nie l’habiter. Comme si je n’habitais pas Paris depuis un bon moment, déjà. Je dis rentrer à Rennes, peut-être parce que les jours que je passe ici me font penser que j’appartiens encore à ce biotope. D’ailleurs, on m’a accueilli comme si je n’étais jamais parti.
Ici, il n’est pas compliqué de trouver une voiture pour faire une excursion de moins de cent kilomètres. Tout le monde a plus ou moins une vieille Clio ou un camion aménagé qu’on te prête sans faire d’histoire. Et je longe à nouveau les rives du canal, noires de monde, où les choses ne semblent pas avoir changé tant que ça depuis que je suis parti à Paris. Dans la coloc où je vis temporairement, les filles organisent des actions féministes de soutien et de relogement pour les femmes battues. On parle plans récup, on parle de la ferme du Morbihan d’où nous arrivent chaque semaine des œufs par plaques entières. On parle de la brasserie artisanale dans laquelle Jean vient de se faire embaucher comme brasseur, on fait des chantiers de mécanique ou d’aménagement du jardin.
On vit de peu. On commente la fermeture imminente de la MG, la maison de la grève, qui centralise encore pour quelques semaines l’énergie militante sur laquelle j’ai écrit et qui fait vibrer la ville de sa rage. On joue aux cartes, à la coinche le plus souvent. Ce qu’on chourre, ce n’est pas la nourriture, qui a une forme de sacré, ici, et qui nous vient des surplus des fermes qu’on connaît et de la récup, ce qu’on chourre, c’est une meuleuse chez Casto, et des outils à Point P. On mélange la farine de sarrasin à la farine de froment.
On s’émerveille de choses communes et on est pudiques d’autres choses, comme les relations entre les gens et le sexe, qu’on aborde seulement dans la discrétion d’une cigarette à la fin d’une soirée, devant le garage ou sous la pergola. Ici, pas de taz, pas de mdma. Simplement l’odeur presque solide de l’herbe cultivée chaque année dans un endroit secret. On boit de la bonne bière, on dit que boire de la bonne bière, c’est une question de choix. Une question de décision de gestion budgétaire. Visiblement, ici, on a un peu oublié Spinoza et ce qu’il dit sur l’illusion du libre arbitre. Et on a oublié aussi Bourdieu selon lequel les choix que tu as l’impression de faire sont en réalité faits avant toi. Par ton appartenance à telle ou telle classe.
On a parfois tendance à moquer gentiment celui qui achète du Nutella ou du guacamole tout fait. On comprend que cette tendance est un peu oppressive, et relève du jugement d’une habitude de classe sur une autre. On en parle en réunion, et on le fait moins.
Ici, la vie collective est rythmée par des réunions. Ce weekend, c’est l’autoformation des Impudentes. Deux jours pour accueillir les nouvelles meufs dans le collectif de lutte contre le harcèlement en teuf et en festival. Les garçons, prière de débarrasser le plancher ce weekend.
On ira camper sur la côte, pêcher en apnée quelques araignées de mer qu’on ébouillantera en nous détestant d’infliger ça à une bête. Et on se régalera, en t-shirt et en short de jean, sur le parking de la plage, dans le campement des camions garés en carrés, de la chair gratuite, de la chair locale, et on me demandera avec un ricanement : mais t’étais pas végétarien, Achille ?
Ça fera rire un peu, on rira surtout du décalage né de mes quelques années à Paris, on se rappellera les souvenirs des étés libres et ensoleillés, à animer des camps d’ados, et la nostalgie nous envahira comme elle le fait chez ceux qui regardent le soleil embraser la mer, dans le silence du clapot. La vie ici est une parenthèse, je le sais. Simplement parce que cette parenthèse est peuplée uniquement d’hétéros.
Je me dis que j’exagère, il y a bien quelques queers dans une coloc voisine, mais je ne les connais pas bien. Ils sont plus jeunes, ce qui me fait penser par facilité que la génération de militant.e.s rennais qui suit la mienne sera davantage queer, davantage gouine, davantage pédé.
Parfois on va chercher des pizzas, et on les mange à 6 ou 8, devant une série projetée sur l’écran récupéré à la déchèterie mais qui fonctionne encore très bien.
Il y a un endroit, à une soixantaine de kilomètres, où on peut escalader et se baigner dans une rivière propre, une rivière qui ne croise pas de ville, qui ne croise pas d’usine. Une rivière à truite. Moi, je ne grimpe pas, j’ai le vertige. Un connard un jour m’a dit que ça se travaille, alors que non. Pas du tout. J’accompagne quand même mes deux amis, dans le secret espoir qu’il n’y ait pas de réseau 4G pour que je puisse enfin avancer sur ce Sagan sur lequel je piétine depuis deux semaines.
Il y a d’autres gars, sur le spot. Je dis d’autres gars, parce qu’il n’y a littéralement que des garçons. Tous entre 25 et 30 ans, avec le même physique tout en lignes et en force discrète, peau cuivrée et cheveux identiquement mi-longs. Il y a surtout de discussions auxquelles je ne comprends rien. Des discussions de spécialistes. On parle : points, pas, encordage, topo. On parle d’autres spots, on se donne des tuyaux, des conseils, on s’assure les uns les autres. Je lis la description du site dans le guide emprunté à un groupe de voisins : Voies larges en 6A de 8 à 12 mètres sur un granit tendre et acide.
On se baigne avec nos chaussures dans l’eau verte.
Granit tendre et acide.
J’ai pris un billet de train pour rentrer à Montreuil. Les jours Bretons finiront. Peut-être temporairement. Peut-être que l’été sera chaud. Peut-être que l’été sera comme ici, à vivre de peu et de pêche.