[TW VIOL SUR TOUT LE TEXTE]
Le texte qui suit a été publié en janvier 2018 sur LSMI.net. Aujourd’hui, je fais le choix de le republier sur Friction pour me réapproprier mon histoire. J’ai eu beau, pendant toutes ces années, défendre l’idée d’une nécessaire libération de la parole des victimes sur les violences sexuelles et sexistes, je me rends compte que j’ai tenu ce texte plus ou moins caché, alors qu’il est très important pour moi. Dernièrement, j’ai ressenti le besoin de dire « c’est mon histoire ». C’est mon histoire. Republier ce texte aujourd’hui, c’est aussi, pour moi, mesurer le chemin parcouru depuis ce matin du 1e janvier 2008. Douze ans me sépare de cette journée, pourtant son souvenir est vivace. Ce sont ces souvenirs que je décide de faire miens aujourd’hui.
VIOLENCE
Elle pose ses chaussures vernies dans le panier du vélo. Elle a tapé le code d’une main fébrile. Celle qui n’est pas recouverte de la bande un peu tâchée de sang. Ses collants sont déchirés. Sa robe trop courte. Elle tourne le dos à la coupole dorée. Elle fuit. Son maquillage coule le long de ses joues. Les vestiges d’une nuit de fête la montrent du doigt. Elle pédale vite. Vite. Elle fuit.
Elle remonte les avenues. Elle doit forcer sur ses jambes. Ses jambes qui ne la supportent plus. Elle fuit. Elle a l’instinct d’une bête. Blessée. Elle fuit. A toute allure. Ses gestes sont mécaniques. Elle n’entend pas les remarques des ivrognes. Elle veut remonter le temps aussi vite que les allées. Elle veut annuler l’année qui commence. Elle veut. Elle ne veut rien. Elle sombre.
Vingt minutes plus tard. Elle pose le vélo. Elle attrape ses chaussures trop hautes. Elle court. Pieds nus. Le petit sac tape contre sa hanche droite. Blessée. Elle extirpe une clé. Le digicode. Fébrile encore. Six étages en courant. Sans regarder derrière elle. Elle ne regardera plus jamais derrière elle. Elle arrache ses vêtements. Elle s’accroupit dans la baignoire minuscule. La bouteille de vin entamée au goulot. Elle sombre. Elle laisse l’eau laver ses péchés. Longtemps. Longtemps. Jusqu’à ce que l’eau soit parfaitement froide. Et encore, elle ne le sent pas. Elle tremble. Elle ne sait pas si c’est le froid. Elle tremble.
Message de détresse sur l’ordinateur allumé. Elle attrape la petite boîte. Un survêtement trop grand. Grande feuille de papier à rouler. Herbe. Somnifères. Les fragments de verre brisés au sol. La nausée. Elle contemple ses veines bleuies au creux du poignet. La tentation. La bouteille presque vide roule au sol. Elle, en boule sur un lit en bataille.
Elle ne se réveillera pas. Pas tout de suite. Elle sombre. Ne jamais se réveiller vraiment. Dans le brouillard. Tout son corps est devenu douloureux. Quand elle ferme les yeux, les mains puissantes sur ses hanches.
Les images, les images. La peur. Il n’était pas méchant. Elle un peu saoule. Elle se souvient. Le punch. Les dorures. Les erreurs. Elle pense : mon erreur. Elle se souvient la main ferme sur son avant-bras. Elle se souvient la coursive en travaux. Elle se souvient : mon impuissance. Elle se souvient la bâche en plastique. Elle se souvient la petite pièce. Le petit lit. Elle se souvient collants déchirés. Elle se souvient. Retournée. Elle se souvient. Effroi. Tête et oreiller. Elle se souvient. Mains sur les hanches. Elle se souvient. Va-et-vient. Rapides rapides. Elle se souvient. Saisissement. La tête et l’oreiller. Elle se souvient le retrait rapide. La tape sur les fesses endolories. Elle se souvient les mains sur les hanches. Tête sur l’oreiller. Elle se souvient. Elle se souvient avoir dit non. Et l’impuissance.
Elle ne se souvient pas vraiment. Des images. Rapides rapides. Le rythme de son cœur. Rapide rapide. La tape sur les fesses. Retrait rapide. Sur le ventre. Il se lave les mains. Rhabille-toi. Tu peux pas rester là. Elle ne comprend pas. L’impuissance. Elle ne comprend pas. Elle ne comprendra jamais.
Elle sait. La faille. Le trou béant. Dormir. Dormir et oublier. Elle n’a pas crié. Elle ne s’est pas débattue. L’impuissance. Elle s’est laissé entraîner. La bâche blanche. Le bruit du plastique froissé. La poussière sur les chaussures vernies. Les talons trop hauts. Elle n’a peut-être rien dit du tout. Elle ne sait pas. Les images. Encore les images. Gravées. Là. Elle montre la place de son cœur. Elle montre sa taille. Mains sur les hanches.
En boule sur le lit. Un jour. Deux. Une semaine. Elle ne sait pas. Corps douloureux. Corps ennemi. Elle ne sait pas. Les images. Toutes les images. Ne pas fermer les yeux. Ne pas penser. Anesthésie. Mains sur les hanches. Fermer la porte. Ne pas sortir. Vigilance. Ne pas penser. Anesthésie. Les somnifères. Vodka pas chère. Ne pas penser. Des fragments. Son corps en morceaux. Des fragments. Pas à elle. Pas son corps.
Se détacher. Surplomber. Ce corps. Grand corps. Pas à elle. Pas son corps. Elle enfouit. Les images furtives. Rapides. Mains sur les hanches. Va-et-vient. Rapide. De dos. Plus son corps. Pas à elle. Dédoublement. Elle sombre. Sortir de la pénombre. Les paillettes. Les sourires. Maquillage outrancier. Alcool. Fêtes abjectes. Perdue sur une péniche. Perdue le long d’un canal. Perdue sur les escaliers nauséabonds d’une station de métro. Tourbillon.
La violence. Elle pense : ma violence. Elle a tort. Elle pense : mon erreur. Elle pense : coupable. Elle revit. Elle revoit. Bâche blanche en plastique qui crisse. Poussière chaussures vernies. Marche rapide sur vieilles dalles. Talons aiguilles qui résistent. Résister. Elle pense : coupable.
Ne pas se regarder. Ne plus se connaître. La violence et la haine. Chaque jour. Chaque jour. Rincer l’affront. Souvent souvent. Chercher l’oubli. Spirale. Elle danse jusqu’à l’aube. Titube le jour durant. Incapable. La haine. Les images. Jamais d’oubli. Elle tangue.
Précipice. Faille. Se tenir devant le précipice. Les appels. Tomber. Ne pas tomber. N’être jamais vraiment debout. Quatre pattes. Mains sur les hanches. Tape sur les fesses. Retrait rapide. Humiliation. Jamais debout. Plus jamais fière.
Elle tangue. Elle craint. Elle renonce. Jamais l’oubli. Elle ne sait pas comment elle avance. Quatre pattes. Mains sur les hanches. Elle frémit. Les beaux quartiers. Vomit derrière une poubelle. Le corps se souvient. Le corps crie. Silencieuse. Plus jamais le rhum. Plus jamais. Sa main gauche guérit.
Stigmates. Souvenirs. Jamais l’oubli. Des odeurs. Celles des draps sales. Celles des travaux poussiéreux. Poussière sur talons vernis. Déodorant pour homme. Acre. Larmes. Son corps plus à elle. Pas son corps. Pas à elle. Lutter.
Lutter. Rester debout. Plus à quatre pattes. Plus jamais. Jamais de dos. Jamais par derrière. Jamais. Le corps se souvient. Pas son corps. Pas à elle. Elle fuit. Elle fuit. Elle court dans ses rêves. Elle lutte. Elle tape. Elle crie. Réveils en sueur. Mauvais réveils. Grandes feuilles et herbe verte. Les volutes. L’oubli.
La violence. Elle sait : ma violence. Quatre lettres de trop. Elle ne dira pas. Elle ne dira jamais. Elle oublie. Elle oublie. Tenir debout. Se relever. Mais quand ? Un jour. Peut-être. Jamais. Le corps sait. Le corps se souvient. Elle sait. Elle sombre. D’autres corps. Plus le sien. Resté là, petite pièce, oreiller jauni. Mains sur les hanches. Tape sur les fesses. Pas son corps. Plus le sien. Plus à elle. Plus jamais.
Elle part. Silence. Violence.