Work in Progress : série de génie (queer)

Avec WORK IN PROGRESS, la chaîne câblée américaine Showtime offre une nouvelle perle cathodique. On suit Abby, sa dépression et ses histoires d’amour. Le tout jalonné d’amitiés fortes et de survie en milieu hostile pour une communauté queer puissance 1000. WORK IN PROGRESS ou un trip en spéléo, cynique et drôle, dans l’âme tourmentée d’une « grosse gouine ». Attention, génie.

« QUEER AND TRANS AS FUCK »

Abby a 45 ans. Dès l’ouverture du premier épisode, elle se confie : elle n’y arrive plus. Des relations difficiles avec ses dernières ex, une santé mentale fragile et une société qui lui rappelle constamment qu’elle ne rentre pas dans le moule, la poussent à se fixer un ultimatum : elle se donne 180 jours pour s’en sortir… Ou elle arrête. Or c’est sans compter sa force de vie insoupçonnée et sa rencontre amoureuse avec Chris, un homme trans de 22 ans.

Pas de spoiler, tout est dans le trailer de ce nouveau bijou. Diffusée depuis le 8 décembre 2019 aux États-Unis, la série est disponible en France sur Canal Plus. Co-créée, co-écrite, co-produite par Abby McEnany, elle en interprète pleinement le personnage central homonyme et semi-autobiographique. Un projet qui voit le jour grâce à la volonté d’acier d’une bande majoritairement trans/pédés/gouines, dont Tim Mason (le co-créateur et réalisateur).  La fine équipe produit le pilote en mode DIY, le présente de son propre chef au festival Sundance et se voit retenir par Showtime pour une diffusion télé dans les règles de l’art. « Nous ne pouvions pas le faire autrement. Alors on s’est juste dit ‘faisons le nous-mêmes’ » raconte McEnany[1]. Les rejoint Lilly Wachowski (à qui l’on doit notamment Matrix, avec sa sœur Lana), co-productrice éxecutive, et qui résume ainsi WORK IN PROGRESS : « Queer and trans as fuck »[2].

Cette alliance de puissances créatrices donne alors à voir, dans cette première saison, une communauté LGBTQIA+ en majesté. Les rôles principaux et secondaires majeurs sont dédiés à des acteurs·trices que l’on a trop peu l’habitude de voir dans les séries mainstream car ne correspondant pas aux canons hétéro-normés. On sera notamment scié·e par la performance de Theo Germaine qui interprète Chris, le boyfriend d’Abby. Gouines, pédés, gros·ses, trans déconstruisent, à longueur d’épisode, injonctions de genres, violences systémiques, discriminations classistes pour les placer au centre du débat et en faire des questions du quotidien politique.  Intersectionnalité as fuck ! Et ouais, prends ça le patriarcat.

Work in progress série gouine - Friction Magazine de gauche à droite : Lilly Wachowski, Abby McEnany, Tim Mason - DR Showtime
de gauche à droite : Lilly Wachowski, Abby McEnany, Tim Mason – DR Showtime

RETOUR À L’ENVOYEUR

Premier kick au système : ici, pas de ressort comique éculé du personnage inadapté. Abby est anxieuse et souffre de troubles-obessionnels-compulsifs. On en rit grâce à des dialogues drôles qui relèvent du travail d’orfèvre scénaristique. Mais c’est aussi subtil et profond. À chaque scène, McEnany nous met le nez dans les coups fourbes que se prennent constamment les dominé·es. Elle donne à voir, avec une franchise radicale, les bâtons dans les roues que lui met la société. Retour à l’envoyeur !

L’un des épisodes majeurs revient sur la question des toilettes genrées. Lors d’un concert de Dolly Parton (on a prévenu, queer as fuck), Abby est indélicatement prise à partie dans les chiottes des femmes parce que, vous comprenez… Elle ressemble à un homme. Une stigmatisation qui relève d’un enfer quotidien. Une agression qui va surtout réveiller chez Abby une colère poilante mais viscéralement sincère. Elle hurle à l’assistance de commodité un primal : « Vous me pourrissez la vie ! ».

Mais c’est aussi par l’intelligence de l’image que WORK IN PROGRESS va renvoyer l’hétéro-patriarcat dans ses cordes. Des pirouettes esthétiques dézinguent le male gaze et n’ont qu’un but : créer un espace safe aussi bien pour celleux qui sont dans la série que pour celleux qui la regardent. On assiste alors à une scène de cul dans le noir pour préserver l’intimité des corps ou encore, on floute à l’écran le deadname de l’un des personnages. R-E-S-P-E-C-T.

Work in progress série gouine queer - Abby et Chris - Friction Magazine
de gauche à droite : Theo Germaine et Abby McEnany – DR Showtime

CHECK TES PRIVILÈGES

McEnany et ses camarades vont droit à l’essentiel. On ne perd pas son temps précieux (chaque épisode dure à peu près 30 minutes) à faire de la pédagogie vaine. La pique préférée d’Abby et celleux qui ne font pas l’effort d’assumer leur point de vue situé : « Va lire un livre ».

Une petite pichenette verbale principalement adressée aux hérauts de l’hétéro-normativité mais qui accompagne aussi une réflexion plus globale : celle de remettre en question aujourd’hui, des œuvres d’hier déjà problématiques. Julia Sweeney qui joue son propre rôle dans la série, catalyse l’enjeu. Humoriste américaine du patrimonial Saturday Night Live, elle est surtout connue aux US pour ses sketchs autour de Pat. Un personnage des 90’s dont l’humour résidait uniquement dans le fait qu’il était gros et qu’on ne pouvait identifier son genre… Si, si, véridique. Abby confronte Sweeney sur le rire par la stigmatisation.  Un débat décidément salutaire.

WORK IN PROGRESS ne fait pas non plus l’impasse sur les questions de discriminations intra-communautaires, par exemple, la transphobie en milieu lesbien qu’elle aborde dès le début de la série. Autre cas, plus tard dans la saison, dans l’épisode-toilettes déjà cité, Abby se remémore un évènement traumatisant qu’on imagine se passer durant une Pride : « Une lesbienne m’a prise pour un mec. Dans un bar rempli de lesbiennes. Au plus grand festival lesbien de l’année ! à Lesbienne-Ville ! Même ici, je ne peux pas utiliser les toilettes ! ».

On se marre, on se prend des shots d’humanité brute et de déconstruction limpide. Il est là le talent rarement vu de WORK IN PROGRESS. Un humour fin qui a la pleine conscience de la complexité du monde, de la réception de son propos et du contexte dans lequel il le produit. Une série queer qui fait tout simplement preuve d’honnêteté intellectuelle. Bam l’hétéro-patriarcat ! Prends ça aussi !


[1] Article sur Vox.com

[2] Article sur Vox.com

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