Après des apparitions remarquées au festival Nyege Nyege, aux Trans Musicales de Rennes ou encore sur Boiler Room, la productrice kenyane Coco Em a sorti son premier EP Kilumi, chez InFiné le 21 avril dernier. Ce premier EP qui met en lumière l’avant-garde de la scène kenyane est un reflet vibrant de ses inspirations, sa créativité et de l’énergie créative qui règne actuellement dans les studios et sur les dancefloors d’Afrique de l’Est. Nous l’avons rencontrée.
Peux-tu nous parler de ton parcours ? Qui es-tu Coco Em ?
Je suis une DJ et productrice de musique basé à Nairobi, au Kenya. Auparavant, j’ai été photojournaliste pendant 5 ans, travaillant pour un média local appelé Nation. J’ai ensuite bifurqué vers le cinéma et j’ai depuis tourné un long métrage intitulé Lusala sous la tutelle des formateurs de Ginger Ink Films, et plus récemment un long documentaire intitulé No simple way home réalisé par Akuol De Mabior.
Ma carrière musicale a commencé lentement en tant que DJ d’abord (principalement dans ma chambre entre 2015 et 2016) et par la suite plus publiquement à Nairobi. J’ai eu la chance incroyable de me produire sur Boiler Room en 2018 et ça m’a ouvert de nombreuses portes pour ma carrière de DJ.
Comme beaucoup d’autres artistes, j’ai été durement touchée par la pandémie de covid – cependant, c’était une arme à double tranchant car cela m’a conduite à produire davantage et j’ai tout récemment sorti mon premier EP Kilumi sur le label Infine. Cet EP est composé de nombreux talents que j’ai rencontrés grâce au réseau Santuri East Africa : Janice Iche, Labdi Ommes, MC Sharon, Wuod Baba, Sisian et Kasiva.
En dehors de la musique et du cinéma, j’aime dessiner. Je fais des portraits au crayon et parfois au fusain.
Avant la pandémie, tu as joué sur de nombreuses scènes, animée par l’envie de faire danser les gens. As-tu dû changer ta façon de travailler à cause de la crise sanitaire. Peux-tu nous en parler ?
Avant que le covid ne frappe, j’étais signée par Earth Agency et je préparais une tournée d’été en Europe. Je venais de me produire avec le collectif Strictly Silk à Amsterdam et en rentrant à Nairobi en 2020, notre pays était verrouillé. Je pensais que cette situation allait être temporaire, mais un an plus tard, je me suis retrouvée complètement sans travail, hors de l’agence et fauchée. Sans le soutien de mes proches, j’aurais perdu mon appartement. J’ai eu la chance de rester logée et nourrie jusqu’à la fin de notre période de confinement et de couvre-feu, ce qui m’a permis de traverser une période de profonde introspection. Le tissu de notre société était déchiré et clairement visible pour tous. Seuls ceux qui avaient les moyens de survivre, plus précisément l’argent pour survivre, ont survécu à la pandémie.
C’est à cette époque que je me suis tournée vers la production musicale et que j’ai mis au point mes idées pour créer un collectif composé uniquement d’artistes qui s’identifient comme femmes, comme cadre de soutien – conformément à la devise de Santuri, qui est de construire une communauté. Cela m’a permis de tenir le coup et de rester saine d’esprit. C’est là que Kilumi est né. J’ai attrapé le covid au début de 2021, et j’ai été confinée dans ma chambre pendant environ un mois, après quoi je suis restée positive pendant 3 mois. C’était une période déprimante, mais la musique m’a vraiment permis de tenir.
Tu dis que la musique t’a permis de tenir le coup pendant cette période. En quoi la musique est-elle un soutien, un refuge ?
D’aussi loin que je me souvienne, la musique m’a fourni un espace spirituel où me réfugier. Je peux me cacher dans les chansons, les paroles, les mélodies et les accords. Quand une chanson me fait du bien, je m’imagine que je m’y engouffre complètement. Pendant la pandémie, j’ai joué dans plusieurs festivals en ligne, notamment le MTN bushfire online festival, Africa Nouveau au Kenya, Ultra Violet festival organisé par Megatronic à Dubaï, et cela m’a aidé à rester en contact avec les gens. C’était une expérience différente de jouer pour un écran d’ordinateur, mais j’imaginais toute l’énergie se déversant à travers l’écran et me remplissant, comme c’est généralement le cas lorsque je suis sur scène.
C’est également à cette époque que j’ai commencé à travailler la production, après avoir reçu de nombreux encouragements de mon partenaire. Je trouve cela facile lorsqu’il y a une sorte de défi à relever – et j’ai donc lancé mon projet « Beat a day », dans lequel je me suis donné pour mission de créer un beat sur Ableton chaque jour, indépendamment de ce qui se passait. Les résultats étaient intéressants. Parfois j’étais sur une voie prometteuse et parfois c’était de la grosse merde. [rires] Cependant, en raison de la nature de la musique et de ses effets sur mon esprit, j’ai trouvé que le processus de création était une sorte de thérapie. La musique occupe tout mon esprit, rien d’autre n’existe à ce moment-là. La musique m’a aidé à pleurer quand j’en avais besoin. Elle m’a aidé à exprimer mes sentiments de rage et de frustration. Elle a fait naître des sentiments de joie totale et je ne peux pas imaginer traverser cette période sans elle.
Quelles sont tes sources d’inspiration ? On a l’impression d’une grande diversité à l’écoute de l’EP…
Je suis passée par de nombreuses phases musicales dans ma vie. Au tout début, j’écoutais ce qu’écoutait ma mère. Elle avait une collection de vinyles avec des musiques du monde entier. Ce qu’elle préférait,c’était la musique lingala avec des artistes comme Franco, Pepe Kale, Tshala Muana et bien d’autres. Et ce n’est pas tout. La collection de cassettes était énorme : Madonna, Ace of Base, Chaka Demus and Pliers, London beat, Arlus Mabele, du gospel de Tanzanie, de la soca de Trinidad et Tobago, etc. J’ai grandi avec tout cela. Plus tard, j’ai commencé à graviter autour de certains genres et pendant mon adolescence, j’ai développé un amour profond (une obsession) pour le hip-hop. J’aimais des artistes tels que The Roots, Wu Tang Clan, Xzibit, Bahamadia et bien d’autres. J’ai eu une phase de musique classique qui a suscité mon amour pour Nils Frahm et le piano. À l’université, tout a basculé et je ne pouvais plus m’arrêter d’écouter System of a Down et Art Brut, ainsi que la musique kwaito de Mdu et Ishmael. Je pourrais continuer, mais c’est beaucoup. Plus tard, tout a commencé à se mélanger et ce sont les origines de mes premiers DJ sets. J’essaie de trouver un moyen de faire de la place pour tout ce qui me semble bon, dans mes sets.
Peux-tu nous parler du collectif Sim Sima ?
Sim Sima est une idée qui est née pendant la pandémie. Le mot « sima » désigne l’ugali qui est le nom swahili donné à une farine de maïs rigide, qui ressemble à un gâteau blanc collant. Le slogan de Sim Sima était « plus de sauce pour votre ngima » (le ngima est l’ugali qui est aussi le sima) et la sauce, dans ce cas, serait les producteurs·trices qui arrivent avec leurs démos et leurs rythmes inachevés. À l’origine, il devait s’agir d’une fête au cours de laquelle les jeunes producteurs·trices, avec une priorité pour les femmes, apporteraient leurs morceaux inachevés, les feraient jouer sur un bon système son et devant des professionnel·les de l’industrie pour obtenir un retour ou un soutien afin de terminer les projets. Cette idée a rencontré des obstacles en raison de la période électorale, puis de la pandémie. Mais c’est la pandémie qui a permis de finaliser l’idée jusqu’à son stade actuel – un espace qui facilite l’éducation à la production musicale pour les femmes productrices.
Sim Sima a reçu le soutien de Santuri East Africa, Music in Africa, Strictly silk, Femme Fest et Jane Arnison (Pathwaves berlin) pour faciliter la production musicale sur Ableton.
J’envisage l’avenir de cette plateforme comme un safe space qui offre des opportunités d’apprentissage aux femmes productrices et les met en relation avec d’autres organisations offrant les mêmes services et opportunités.
Actuellement, une organisation appelée Briteswan organise un bootcamp de production musicale au Nigeria et toute l’équipe de Sim Sima est invitée à assister à ce stage de 10 jours et à apprendre virtuellement en direct. Nous espérons organiser des événements similaires à Nairobi dans un avenir proche.
De nombreuses injustices historiques ont été commises par le monde occidental et pourtant, des décennies plus tard, même une simple visite en Europe m’expose, en tant qu’artiste, à un processus éreintant pour obtenir un visa
Ton EP rassemble l’avant-garde de la scène kenyane et met en avant sa richesse. Comment donner plus de visibilité à ces artistes trop souvent ignoré·es par le public occidental ?
Les artistes kenyan·nes sont immensément talentueux·ses et travaillent très dur. La plupart d’entre elleux ont dû se frayer un chemin à travers une période de pandémie très difficile avec très peu ou pas du tout de soutien. Les canaux de soutien financier qui sont censés parvenir aux artistes sont souvent obstrués par des individus malhonnêtes qui cherchent à en tirer profit.
En plus d’ouvrir leurs esprits et leurs poches aux nouveaux talents d’Afrique, et plus particulièrement du Kenya, le public occidental doit toujours prendre en compte les facteurs socio-économiques et les effets de l’austérité sur les artistes africain·es. De nombreuses injustices historiques ont été commises par le monde occidental et pourtant, des décennies plus tard, même une simple visite en Europe m’expose, en tant qu’artiste, à un processus éreintant pour obtenir un visa. Je suis criminalisée avant même de pouvoir exposer mon cas. Le public occidental devrait trouver des moyens de faire connaître et de parler des inégalités qui nous touchent.
Bien que la musique soit notre amour en tant qu’artistes africain·es, nos priorités sont de survivre au jour le jour.
Les artistes ne sont pas beaucoup payé·es dans le monde, il est donc nécessaire de faire des efforts pour changer ça. Lorsque d’autres gouvernements offraient des fonds de secours à leurs citoyen·nes, nous étions sous haute surveillance, sans emploi et sans secours immédiat.
Comment as-tu été signée sur le label InFiné ?
J’ai commencé à discuter avec une personne extraordinaire en 2021, Adam Carter d’Exclusive promo, qui a été l’un des plus grands soutiens de l’EP dès les premières étapes. Mes plans pour Kilumi étaient initialement de sortir en auto-production et il m’a aidée à mettre en place un communiqué de presse et un plan de sortie décents et jusqu’à présent, il a été un soutien solide pour la campagne.
Cependant, alors que je cherchais un ingénieur de mastering que je pouvais me permettre pour le projet, je suis tombée sur Dominic (Declared Sounds) sur Instagram. Il était heureux de prendre en charge le projet pour une somme très faible, et c’est lui qui a envoyé certaines de mes productions au label InFiné, qui était l’un de ses clients et qui, à l’époque, cherchait quelqu’un pour travailler sur des projets de remix. InFiné s’est intéressé à la production, mais les décisions officielles sur la marche à suivre ont mis du temps à être confirmées en raison de la période estivale chargée. Notre partenariat a finalement été officiel vers la fin de l’année 2021. InFiné a aimé mes productions et, en plus de la sortie de l’EP, m’a proposé un contrat pour un album complet, qui sera bientôt en production.
Quels sont tes projets à venir ? Pourra-t-on te voir sur scène à Paris prochainement ?
Je suis actuellement en train de développer mes idées pour un album complet avec InFiné et je travaille également sur quelques singles avant l’album. Je suis aussi très excitée à l’idée de revenir à des DJ sets live et je serai à L’Aeronef à Lille le 10 juin et au festival Relâche le 12 juillet à Bordeaux en France, ainsi qu’au Paleo festival à Nyon, et d’autres destinations en Europe et en Afrique.