Dans l’antre du Black Metal

Il y a quelques mois sortait Black Metal, une demeure chez nos camarades de Bad to the Bone Magazine. Créations littéraires et œuvres graphiques se conjuguent dans ce recueil hybride d’entretiens et de manifestes, jouant l’asymétrie par ses propositions se voulant à la fois périlleuses et progressistes (Emo-écologies de Lou Elligson), ne s’adressant pas uniquement à une jauge d’habitué.e.s, au contraire. Apparu au cours des années 80, le Black Metal est considéré à ce jour comme l’une des mouvances musicales les plus scabreuses, s’inscrivant par la même occasion dans le champ des musiques dites « difficiles ». Il fut souvent désigné comme étant une musique du diable. Grand bien leur fasse. Et même si l’écoute d’un morceau des Darkthrone peux décourager de prime à bord, ce genre a au moins le mérite d’emprunter des routes sinueuses dans une société allant toujours plus vite, toujours plus loin dans l’uniformisation.

Pour commencer, merci d’avoir accepté de participer à cet entretien. Hervé pourrait tu raconter comment est né l’idée de ce projet ? Cela fait plusieurs années que tu travailles dessus je crois.

Hervé Coutin : Merci beaucoup pour cette invitation et de nous donner la possibilité de parler de ce projet. Je pensais depuis très longtemps à faire quelque chose sur le Black Metal, c’est une musique que j’écoute depuis mon adolescence (avec de longues poses où j’écoutais tout autre chose) et qui me fascine réellement par sa dimension radicale, rêche, abrupte. J’avais fait un portfolio sur le Black Metal dans le numéro 10 du magazine papier Bad to the Bone que j’ai édité durant une grosse dizaine d’années, ce numéro remonte à 5 ans environ. Mais rien de plus, j’avais l’impression d’une imposture et d’une sorte de trahison en parlant de cette musique qui par essence « ne souhaite pas » que l’on parle d’elle, qui est anti-commercial à souhait et a pour vocation de rester dans l’ombre. Alors, j’avais mis tout ça de côté mais, petit à petit, au fil des années, j’ai fini par me décomplexer et j’ai voulu alors y apporter ma vision, une approche très personnelle et la proposer à des artistes et/ou auteur.ices afin de voir s’iels partageaient mon point de vue. Ensuite, le projet en tant que tel c’est fait en un an, depuis la rédaction de l’appel à contribution à la parution (fin novembre 2023).

Comment vous êtes vous rencontrés avec Lou et comment est venue l’envie de lui proposer de se joindre à cette aventure ?

Hervé Coutin : J’ai vu son profil Instagram passer suite à une performance que Lou avait faite pour un évènement du collectif Évènement 0. À la suite de cela, je lui ai écrit, on a un peu échangé (textes, idées) puis nous sommes allé.es boire un thé ensemble. Notre rencontre a joué un véritable rôle dans mon envie de faire ce livre, elle en a même été déterminante. Je m’étais un peu trop enfermé avec cette idée que le BM devait rester caché, à l’abri des regards, notamment par son aspect politique qui est le plus souvent abject. Lou m’a montré que l’on pouvait aussi l’abordé d’une manière plus libre, saine et décomplexée.

Lou Ellingson : Comme le dit Hervé, on s’est rencontré.e.s parce que j’avais écrit ce texte intitulé Métal et mimétisme que j’ai performé pour l’exposition « Foreshadow » organisée par Évènement 0 en octobre 2022 à la galerie Treize. Après avoir lu cet essai, je me souviens qu’Hervé avait répondu en disant « Enfin un peu de queer dans le BM » et qu’ensuite on avait discuté de sa théorie d’un amour interdit entre Dead et Euronymous. Il m’a invité à un concert de son projet musique, UNABOMBER, et j’étais là à me demander qui était ce sorcier des ténèbres, qui avait hacké une imprimante pour jouer de la harsh noise dans un style post-BM. Après s’être éclipsé.e.s comme des fantômes lors de quelques concerts, on s’est enfin rencontré.e.s pour de vrai, autour d’un thé, un soir au milieu de l’hiver. C’était à ce moment-là qu’Hervé m’avait parler pour la première fois d’un fanzine qu’il voulait faire sur le Black Métal, en me montrant celui qu’il venait de terminer sur le travail (Survivre! Perdre sa vie à la gagner), qui contient, notamment, un texte par toi, Andres. À partir de là, tout s’est enchaîné – nous avons parlé de nos projets et de nos passés, comme de nos besoins mutuels pour la forêt, pour le BM, pour ces communautés alternatives qui rendent supportables les souffrances de ce monde. Tout cela dans un véritable échange réciproque et inspiré qui ne s’est jamais cessé depuis.

Hervé, dans ce recueil tu signes plusieurs textes dont l’un est un manifeste Ennemi du progrès humain. Peux-tu nous en dire plus à son sujet ?

Hervé : Vaste sujet… Je dirai pour résumer que le Black Metal, si on le voit comme une sorte d’entité consciente et autonome est profondément anti-chrétien, anti-capitaliste et anti-humaniste. Il a sa morale propre très largement désabusée face à l’humanité et sa supposée quête du bonheur (qui, avouons le, se fait constamment au détriment des autres – humain.es ou non humain.es). En somme cette vision optimiste progressiste de l’humanité est à l’opposé exact du Black Metal. À cet égard le Black Metal peut se constituer comme une écologie radicale car totalement dés-anthropocentrée puisque la sauvegarde (et l’épanouissement) de l’espèce humaine n’est plus une fin en soi. Il m’a fait penser à certains écrits affiliés à la mouvance anarchiste. Cela as il été source d’inspiration pour toi ? Aussi surprenant cela puisse paraitre, je pense que le Black Metal emprunte beaucoup à l’anarchisme. De part son côté individualiste inhérent à sa misanthropie. Ensuite, j’en ai fait une lecture assez personnelle qui donne au BM ce souffle anarchiste car anti-hiérarchique et anti-autoritaire. Ce n’est pas l’avis de beaucoup d’auditeur.ices de cette musique évidemment, qui la comprennent comme une musique politiquement totalitaire. Pour moi c’est l’inverse car elle délaisse tout et elle offre une morale sans les contraintes de l’éducation moraliste occidentale judéo-chrétienne qui nous apprend ce qui est bien ou mal…

Emo-écologies est l’un des textes les plus marquant dans ce recueil. L’envie d’une « nouvelle théorie de la mort qui s’engage dans une politique queer et écologiste » y est déclamé. Pourrais tu, Lou étayer ton propos et revenir sur la genèse de ce texte qui à l’instar de celui d’Hervé, prend la forme d’un manifeste ?

Lou : L’écriture de ce texte a été très importante pour moi, car elle m’a aidé à comprendre quelque chose de fondamental sur la mélancolie. La Black Metal donne une expression unique à cette expérience affective, qui, je l’affirme dans mon texte, est directement lié à la conscience de la mort inévitable de toutes choses. La mort, elle-même était devenu comme un noyau dur de mes recherches dans la pensée écologique contemporaine, mais la mélancolie a été la clef. En réfléchissant à ce que je pourrais écrire pour ce projet, je me suis rendu compte que j’avais déjà lu un an auparavant — comme si je l’avais oublié — Melancology, un livre dont le titre propose un néologisme combinant les mots « mélancolie » et « écologie ». Et puis, j’avais aussi lu, plus récemment, La Terre, les corps et la mort de Pierre Madelin, dans lequel son auteur appelle à une nouvelle théorie écologique de la mort et dont son concept de « sagesse tragique » m’a profondément touché. Ces choses semblaient aller intuitivement ensemble, mais il me manquait encore un élément. À l’origine, pour ce projet, je voulais écrire un texte qui se serait intitulé Ending gender: a black metal ballad et qui aurait abordé l’androgynie du genre dans l’esthétique de la black metal. Je voulais écrire sur Thǫkk, l’horrible femme-troll en laquelle le dieu Loki, un véritable trickster trans, s’est transformé. Puis, une autre lecture bouleversante — Melancholy Natures, Queer Ecologies par Catriona Mortimer-Sandilands — m’a enfin montré comment ce sujet personnelle – la queerness – pourrait se combiner avec les autres. Le queer avec l’écologie. L’écologie avec la Black Métal. Tout cela ensemble dans une réflexion qui m’offrait, comme l’a écrit Hervé dans son préface, un abri, un lieu imaginé. C’était comme rentrer chez soi. J’avais besoin d’exprimer tout ça dans un ton qui lâchait rien, et qui s’adressait à toustes — d’où sa forme de manifeste. L’écriture a été beaucoup impacté par le fait que je faisais les traductions des autres textes en même temps. C’était comme un exercice communautaire. Les deux versions de mon texte — anglaise et française — sont devenus des jumelles maléfiques et fusionnelles ; elles se sont modifiées mutuellement en permanence jusqu’à ce qu’Hervé insiste sur la deadline ultime. Puis, en performant ce texte, il m’a encore surpris, fortifié par des supports amicales et artistiques d’Hervé au son et d’Alison (Flora) à l’image. J’ai hâte de voir ce projet continue à vivre grâce à ses interprétations, par moi-même autant que par/avec les autres.

Par sa couverture puis en le découvrant à mesure qu’on évolue dans la lecture, l’objet jouit d’indéniables qualités plastiques. Quels échanges avec le graphiste avez-vous eu à ce sujet ?

Je travaille avec Ivan Dapic depuis quelques années déjà, il était déjà le directeur artistique du magazine Bad to the Bone et on a réalisé quelques autres projets ensemble. On fait la mise en page ensemble et les idées viennent souvent au fil du travail et des discussions autour du livre. Pour cette édition, je savais que je voulais un petit livre tout noir (tranches comprises donc). Un format qui soit facile à la lecture avec une version française et anglaise.

Black Metal, une demeure
128 pages, 20 €
Disponible sur le site de la maison d’édition