« Notre histoire disparaissait à mesure que nous la créions ».
C’est l’éternel problème de la mémoire queer, victime de la disparition prématurée de ses ainé.es et de son effacement d’une histoire officielle écrite par l’hétéropatriarcat. Heureusement et avec l’aide nouvelle du numérique, les nouvelles générations prennent le problème à bras le corps. Rencontre avec une de ses archivistes de nos luttes.
Vous la connaissez peut être sur les réseaux sociaux sous les pseudos de lenascameo ou lesbiennereloue : dans la vie réelle Lena étudie les archives numériques à l’ENSSIB et fait partie du collectif Big Tata Queer, qui archive bénévolement les oeuvres et les objets queers.
Après être passée par le journalisme et les études de genre, Lena se consacre désormais à l’archivage et plus particulièrement aux archives lesbiennes. Son mémoire qui étudie les liens entre les sites webs lesbiens est nécessaire, tant nous manquons encore d’archives sur les mouvements lesbiens français.
Rien que l’idée d’archiver des sites webs peut sembler incongru mais elle est pourtant nécessaire :
« On archive le numérique comme on peut archiver des documents : les mails, les fichiers numériques, les sites web… Il faut s’assurer que ces documents soient conservés au bon format et pendant le bonne durée, en respectant la législation. On est assez peu à travailler sur les archives du web pour l’instant. La volonté d’archiver le web dans les organisations est encore peu répandue.
En France, les sites sont conservés à la BNF et le site Internet Archive conserve tout au niveau mondial. Les sites français sont donc généralement sur ces deux plateformes. Mais le grand public est encore peu au courant qu’ils ont accès à ces archives. »
Si Lena est en venu à cette volonté de travailler dans le domaine des archives, c’est d’abord par militantisme. C’est la prise de conscience du manques d’archives LGBT existantes (aucun centre dédié n’existe à ce jour en France) qui l’a guidé vers ce domaine :
« Quand tu réalises que tu es lesbienne, tu te mets souvent en quête d’information et c’est là que tu te rends compte qu’il y en a peu et qu’elles sont difficiles à trouver. Encore aujourd’hui, j’apprends tout le temps de nouvelles choses sur l’histoire des lesbiennes, douze ans après avoir réalisé que je l’étais. D’ailleurs beaucoup de sites que j’ai étudiés sont consacrés exclusivement au regroupement d’informations et de médias sur les lesbiennes, tant le manque de visibilité est immense. »
Puisque Lena ne trouvait pas ce qu’elle cherchait, elle a décidé d’entreprendre elle même la tâche titanesque d’archiver le web lesbien francophone :
« J’aurais vraiment aimé lire quelque chose sur ça, donc je me suis dis que j’allais écrire ce livre ! Je voulais vraiment me plonger dans l’histoire du lesbianisme sur le web côté militant. J’avais peur au début que le sujet soit trop restreint, mais je me suis rendu qu’au contraire, c’était très large ! Peut être parce qu’il y a un manque d’espaces physiques exclusivement lesbien »
Depuis le début de ses travaux, Lena a désormais rassemblé un corpus de 137 sites francophones qu’elle va entreprendre de cartographier pour essayer d’identifier un potentiel réseau. Mais son travail ne se cantonne pas qu’aux écrans : elle a aussi pu rencontrer plusieurs militantes en personne pour en apprendre plus sur le contexte de ces luttes.
« J’ai pu rencontrer des militantes comme Suzette Robichon, qui sont désormais assez âgées : c’est important car on voit très peu de lesbiennes seniors ! J’ai aussi rencontré les lesbiennes à l’origine de ces sites pour savoir si elles-mêmes se percevaient comme des militantes : est ce qu’on peut considérer un site culturel comme militant par exemple ? Pour moi diffuser la culture lesbienne est une forme de militantisme, c’est d’ailleurs un des thèmes que l’on retrouve le plus sur ces sites. »
La conservation de ces sites est aussi une autre question brûlante : contrairement à ce que l’on pourrait penser, le web est fragile et beaucoup de sites ont aujourd’hui disparu ou sont endommagés. Sans connaissances ni moyens pour les préserver, beaucoup des militantes de l’époque ont laissé ces pages web à l’abandon : ces bribes sont pourtant essentielles !
« Entre le début de mes recherches en février et aujourd’hui, plusieurs sites ont déjà disparu. Ce que souhaiterais, c’est proposer des méthodes pour conserver ces sites aux militantes afin qu’elles puissent gérer ces archives par elle-même sans être dépendantes des institutions. Il existe bien un Centre d’Archives Lesbien à Paris mais il s’occupe exclusivement du papier : ma plus grande crainte est de voir toutes ces luttes numériques disparaître. Par exemple, dans les années 80, il existait un réseau minitel des lesbiennes “Les Goudous Télématiques.” Mais le minitel a disparu et il n’en reste plus rien aujourd’hui. »
Je me suis rendu compte que cette préoccupation de l’archivage numérique était partagée quand je suis allé voir le film “The Archivettes” au festival Ecrans Mixtes de Lyon. Dans la salle il n’y avait quasiment que des lesbiennes et beaucoup ont posé la question de l’archivage des luttes actuelles sur les réseaux sociaux. C’est une bonne question car les robots de Facebook et Instagram bloquent cet archivage si tu n’es pas toi même le propriétaire d’une page. C’est vraiment dommage car certains sites lesbiens disparus ont encore des pages ou des groupes sur Facebook ! »
Les institutions sont elles-mêmes en demande : Internet Archive a notamment archivé les sites du corpus de Lena et la BNF va créer une catégorie spécifique aux militantismes LGBT dans son corpus de sites militants, spécialement pour pouvoir l’y classifier.
Lena met toutefois en garde face à cet enthousiasme et à la plus grande visibilité générale des lesbiennes sur les réseaux sociaux : elle ne se traduit pas forcément par une plus large étude du sujet au niveau académique :
« Même s’ il y a plus de travaux universitaires sur les lesbiennes, c’est souvent des mémoires ou des thèses, qui ne sont pas considérés comme de la “vraie recherche”. L’histoire lesbienne est encore peu présente dans les colloques, les articles et les communication universitaires. Le sujet est toujours mal vu dans certaines universités. C’est pour cela que j’ai pris en charge l’archivage des mémoires et des thèses sur la base de données “Big Tata Queer” : pour moi c’est important de centraliser et de donner accès à ces travaux. Ce serait dommage que quelqu’un travaille sur les lesbiennes et que personne ne le sache ! »
Pour Lena, les archives sont des outils encore trop cantonnés aux seules mains des chercheur.ses : les militants devraient aussi s’en emparer pour garder l’historicité des luttes en mémoire. Face à certaines institutions encore homophobes et des GAFA qui ont tout pouvoir sur les réseaux sociaux, il nous appartient de devenir acteur.rices de notre propre mémoire pour mieux la laisser à ceux qui nous suivront.