Derrière nos écrans de fumée (The Social Dilemna, en version originale) est le nouveau documentaire disponible sur Netflix. Entre fiction et riches entretiens, la récente production de la plateforme de streaming décortique le fonctionnement et les coulisses des réseaux sociaux par celleux qui les ont fait. On y parle de besoin vital de régulation des entreprises, de manipulation de ses utilisateur·rice·s… Le tout, sur un site qui utilise lui-même la puissance algorithmique. Cynisme ou visionnage salvateur ?
Premières minutes. Citation de Sophocle sur fond de musique inquiétante : « Rien d’excessif ne se glisse lentement dans la vie des mortels qui ne les expose au malheur ». Puis une succession de femmes et d’hommes s’installent, face caméra. Pas toujours à l’aise. Certain·es ne cachent pas leur gêne, d’autres boivent une gorgée de café, histoire de se détendre avant de dérouler. Iels se présentent. D’ancien·nes grand·es gradé·es de Facebook, Google, Instagram, Twitter et autres Snapchat. Des pontes à l’initiative de « choses vraiment merveilleuses » pour Tim Kendall, ancien président de Pinterest. Le même qui conclut quelques secondes plus tard : « Mais nous étions naïfs au sujet du revers de la médaille ». Pendant près d’1h30, ces pionner·es des réseaux sociaux vont s’exprimer publiquement sur une machine devenue quelque peu incontrôlable et qu’iels ont participé à créer.
LA CRÈME DE LA CRÈME
L’une des premières qualités de DERRIÈRE NOS ÉCRANS, c’est le tapis rouge de stars IVL que rassemble le documentaire. La crème de la crème de la Silicon Valley à l’origine de créations devenues iconiques : Aza Raskin, architecte du scroll infini ; Justin Rosenstein, inventeur du bouton Like sur Facebook mais aussi de Google Drive et Google Chat ; Tristan Harris, ex-éthicien du design chez Google ; Jaron Lanier, père fondateur de la réalité virtuelle ; Bailey Richardson, présente aux premières heures d’Instagram… Au passage, on notera un petit souci qui revient régulièrement dans la grande famille des nouvelles technologies : pour la parité, on repassera.
Iels sont une dizaine à raconter leurs innovations tout en portant un jugement sans appel sur leurs dérives dans une société IRL. L’une d’entre elles étant l’addiction à l’utilisation des applis. On frémit lorsque leurs créateur·ices confessent être devenu·es eux·elles-mêmes addicts. De quoi se demander s’il y a toujours quelqu’un·e au volant de la DeLorean.
Une inquiétude partagée et documentée par des chercheuses de pointe qui font également entendre leurs analyses dans le documentaire. On apercevra Shoshana Zuboff, professeuse émérite à Harvard et autrice du très (très) remarqué L’âge du Capitalisme de surveillance à paraître en octobre ; ou encore Cathy O’Neil, ex-analyste de Wall Street dont l’ouvrage Algorithmes la bombe à retardement a été publié en 2018. Deux spécialistes qui n’hésitent pas à nommer, dans leurs recherches, les grands gagnants de la situation : les quelques milliardaires et autres politiques au top de la chaîne alimentaire.
Le tableau des réjouissances commencent et on découvre les arcanes des sites et applications qui se sont glissé·es dans notre quotidien sans qu’on ne les remette plus en question. Le film revient de manière très détaillée sur des sujets dont le débat public s’est déjà emparé depuis quelques années : la domination des algorithmes, l’explosion des dépressions des digital natives coïncidant avec la popularité des réseaux sociaux, la récolte pharaonique de données personnelles au bénéfices des annonceurs ou encore la question des fake news et ses conséquences sur le pourrissement de la vie démocratique. Il faut le reconnaître, le tout mis bout à bout fait un chouia froid dans le dos.
LORDON vs. LES RÉSEAUX SOCIAUX
Deux aspects du film nous ont tout particulièrement mis·es en PLS. L’exposé sur la captologie, tout d’abord. Terme abscon pour désigner une discipline qui mêle techniques de persuasion et outils numériques. Son but : avoir une influence sur les comportements réels des individus. De la manipulation en somme, ultra sophistiquée et massive. Une spécialité enseignée dans les plus grandes universités américaines par lesquelles sont passé·es nos génies de la tech et dont profiteront très vite sites et applis avec un objectif simple : capter notre attention le plus longtemps possible pour calculer toutes nos actions, les anticiper et voire même les motiver.
Qui aurait cru que la Palo Alto ait été biberonnée à Frédéric Lordon : « Les individus se comportent toujours comme, les contraintes dans lesquelles ils sont plongés, les conduisent à se comporter. Et pas autrement. » (Pour continuer avec Lordon, c’est ici) Un côté control freak que confirme Tristan Harris, aujourd’hui fondateur du Center for Humane Technology et qui plaide pour une réforme du grand univers digital : « Ceci n’est pas n’est pas un accident, ça a été conçu ainsi ».
Second point intéressant, la question de la régulation des mastodontes de « lien social ». Dommage, aucun·e des intervenant·es ne proposera de brûler le capitalisme et de danser sur ses cendres avec une farandoles d’émojis. Faut pas pousser, d’autant que nos témoins sont aussi des gagnant·e·s du mariage entre tech et neolibéralisme. Certain·e·s valent aujourd’hui quelques millions de dollars.
Mais leur appel est unanime : imposer davantage de contrôles sur ces entreprises du virtuel est devenu indispensable… Parce qu’il n’en y a aucun. Situation d’autant plus préoccupante qu’elles doivent elles aussi répondre aux exigences de rendements et de satisfaction des actionnaires tout en capitalisant sur une quantité astronomique de données personnelles (et donc sensibles). Du jamais vu. Parole d’économie mondialisée !
CYNISME 2.0 OU IRONIE TRAGIQUE DIGITALE
On notera que DERRIÈRE VOS ÉCRANS DE FUMÉE est disponible sur une plateforme de streaming reposant elle-même sur l’affolante turbine algorithmique. Cynisme 2.0 ou ironie tragique digitale ? Dans tous les cas, regardez ce documentaire qui met en lumière des aspects éthiquement discutables, que nous ne savions pas nommer jusqu’à présent et dont on ne mesure toujours pas complètement les conséquences. On regrettera le trop peu de temps de parole accordée aux chercheuses déjà citées alors qu’elles apportent un éclairage indispensable à celle des pur·es technicien·nes du web, avec notamment une analyse systémique du problème. Ne nous méprenons pas, le témoignage de ces dernier·es doit être entendu car il est rare à cette échelle de diffusion. Mais leur critique se limite à l’outil technologique et attaque trop timidement le grand méchant de l’histoire, celui qui est le bras armé idéologique d’une machine virtuelle qu’on ne maîtrise peut-être plus : le capitalisme.