A la base, je voulais sortir le fanzine Vacarme numéro 3 à la Zine Fair de la Queer Week parce que l’année dernière, ça avait été un événement lumineux, riche de belles rencontres et d’échanges assez extraordinaires.
Et puis : advint le confinement.
Alors, parce que tout est prêt, et aussi parce que merde à la fin, on va pas en plus de s’enfermer, verrouiller nos créations sous clé jusqu’à la fin de cet enfer, deux textes du 3ème volume du fanzine seront hébergés par Friction chaque semaine jusqu’à épuisement. Un gros mois, donc.
Comme d’hab, pour celles et ceux qui connaissent pas Vacarme, c’est pas super drôle. Ça parle de sexe, de violences, des deux en même temps, ça parle de dépendances, de travail du sexe, ça parle de santé mentale. Ça parle de choses importantes à mes yeux, de douleurs qu’on partage parfois sans le dire. Ça parle aussi, un peu, d’amour, pour une fois et ça me réjouit de les publier ces textes-là. La version papier sortira à prix libre dès qu’on le fera, nous aussi. Tenez le coup. Et ne lisez que si vous sentez que ça peut vous faire plus de bien que de mal. Ça m’en a fait à moi de les écrire. Et de les offrir.
Égouts
Playlist : Smashing Pumpkins – Zero
Je tourne quasi trois quart d’heures autour de l’entrée comme une gamine perdue. Dix fois, je passe devant la porte, dix fois l’infirmier d’accueil me mate d’un air indifférent. Il doit en voir d’autres, des meufs flinguées, en même temps.
Je savais que ça allait être difficile de passer les grilles, les visibles, les invisibles, j’ai pris de l’avance. Une heure. Je me suis préparée le plus lentement possible. A reculons. J’ai recommencé tout le maquillage trois fois, en entier. la crème, la poudre, le blush, les lèvres, les cils. C’est l’HP, pas la fashion week. Mais avoir un trait d’eyeliner parfait et la bouche rouge impeccable me semblaient indispensables pour pas crever d’y retourner après tout ce temps.
Il est 15h, je peux plus le faire attendre. Je sens mes jambes trembler sous les résilles et ça a rien à voir avec le froid. Je reconnais pas ma voix quand j’explique ce que je viens faire, ça chevrotte, ça se craquelle, je m’étoufferais presque, j’ai plus de salive dans la bouche. Le badge visiteur que le mec me demande d’accrocher me brûle la peau à travers le cuir de ma veste. Dans ma tête j’entends ils vont te voir direct, espère pas passer inaperçue, ils savent, ça se lit sur ta gueule, tu crois quoi, ils vont te garder, tu vas y rester cette fois ma petite, prends une grande bouffée d’air avant. La dernière, surement. Comme avant, comme il y a une éternité, comme une dizaine de fois depuis mes 17 ans, les ascenseurs ne s’ouvrent que d’un côté, il faut une clé spéciale et un infirmier pour t’accompagner. Je retiens mon souffle, mes larmes, mes hurlements d’angoisse, je n’existe déjà quasiment plus, j’ai disparu sous le poids de ma terreur. Troisième étage. L’infirmier me sourit mais je ne sais pas si je lui réponds, mon visage est figé par la peur et les souvenirs.
L’odeur me prend à la gorge, je vérifie machinalement les poubelles aux alentours au cas où je me mette à vomir. J’ai des spasmes de douleur qui me déchirent le ventre. Tout remonte comme les égouts le matin tôt à la sortie Belleville. Les souvenirs s’échappent par vagues brûlantes, déferlantes impossibles à retenir. Dégueuler les concombres de cantine qui flottent dans l’eau blanchâtre pour les faire chier et les insulter quand ils te menacent de te perfuser pour te nourrir de force. Te taper la perf quand même, évidemment, et à la dure, en plus. Les contentions aussi. Pas le choix, pas de droits, t’es plus rien ici, sauf un diagnostic et un numéro de chambre. Faire la grève de la parole des jours durant, bouche scellée, même avec la gentille infirmière, la seule qui te prend pas pour une débile profonde. Te pisser dessus, pour pas ouvrir la bouche et avoir à demander le bassin en plastique, être laissée la nuit entière, attachée dans la flaque froide et puante pour t’apprendre à mieux te comporter. Observer fascinée le cul monumental, blanc et flasque de ce mec qui passe mille fois devant le hublot de ta chambre dans son pyjama ouvert. Entendre les connards de médecins blasés te dire que t’es quand même une fille intelligente, pourquoi tu fais des trucs comme ça, il faut être raisonnable Mademoiselle, la vie est belle, vous êtes si jeune. Cracher un mollard gluant de mépris sur leur bureau, pas un mot, pas un mot, plus jamais vous ne m’entendrez, plutôt crever, sauf si vous continuez à vouloir m’en empêcher.
Contentions encore. Menaces même pas voilées. Fumer cinquante clopes par jour, à la chaîne, sur la terrasse avec les vitres en plexi crade parce qu’il faut bien nous garder toutes et tous enfermé.e.s, loin de la vie, loin des yeux des gens normaux qui ne veulent pas savoir qu’on existe, loin du mal qu’on peut leur faire alors que c’est parce qu’on nous en a tellement fait qu’on est comme ça, tout pété.e.s, inadapté.e.s, désarticulé.e.s, démantelé.e.s. Se voir dans leur folie à eux et à elles, camarades d’infortune toujours prêt.e.s à péter un cable pour une feuille, un Xanax 50 pas avalé ou une hallucination passagère. Les miroirs brisés et sales sont toujours des miroirs. Est-ce que je vais devenir comme ça ? Est-ce que je le suis déjà ? Il n’y a pas de glace dans ma cellule, même mon visage a disparu. Fixer l’amas de bave blanche et pâteuse au coin des lèvres de la femme en violet qui a eu le droit de garder ses fringues, elle, je sais pas pourquoi. Subir les cris incessants, le jour, la nuit, les boules quies sont interdites, on sait jamais je pourrais me buter avec, peut-être. De toute façon j’ai trop peu souvent les mains libres pour les mettre, à quoi bon.
La meuf qui hurle le plus, elle est juste à côté, je passe des heures à imaginer son visage tordu, la couleur de ses lèvres, l’angle de son nez, on dirait qu’on la torture aux aiguilles, qu’on la brûle à l’acide, qu’on la viole en bande, qu’on la saigne comme à l’abattoir, quelle tête elle peut bien avoir, est ce que ses cheveux sont blonds, on dirait qu’elle est jeune, c’est des hurlements de bébé, vingt ans peut-être, à force on arrive à les reconnaître, est ce qu’elle aussi elle va mourir ici, avec nous, avec moi, avec le vieux qui connait le prénom de toutes les infirmières et qui prend des nouvelles de la diarrhée du petit dernier et de la varicelle du grand.
Les visites arrivent parfois, trop peu souvent mais toujours douloureuses car le dehors existe encore, on dirait. Ca me brûle de le savoir, j’ai rêvé mille fois que tout s’arrêtait avec moi. Ma mère vient avec des paquets de mouchoirs, je sais pas pourquoi, pour elle peut-être. Elle amène aussi des gâteaux Lidl pendant que ma soeur se pointe avec des textes de lois pour me faire sortir vite, des cartouches de clopes et des bouquins écrits par des mecs de droite qu’elle pense de gauche. Je dis merci mais j’ai envie de hurler de ce que je lis dans leurs regards, j’ai envie de leur arracher les yeux, de les secouer, de les frapper. Mon père vient jamais, lui, il agit comme un connard, empathie atrophiée, trop affecté par ce qui m’arrive à moi pour penser à autre chose qu’à sa propre douleur. Pas une grande perte.
Mademoiselle, ça va, vous avez perdu votre chambre ? L’aide soignante me pose la main sur l’épaule et je sais qu’elle lit la panique dans mes yeux. Je viens voir un ami, il est à la 325. J’ai la voix si blanche, j’ai peur de mourir moi qui ai si souvent essayé d’y arriver. Venez, je vous accompagne, c’est juste là, il sera content de vous voir. Devant la porte close, construire à la hâte un sourire de circonstance, ravaler les souvenirs, coute que coute, maintenant il faut être là. Tenir parce que je l’aime. Tenir. Jusqu’à ce que.