En haut des marches

Un texte à chaud à l’occasion de la Pride Week parisienne. Alors que la question se pose plus que jamais de la présence à la marche des fiertés de revendications face à la politique du gouvernement en place, Kiddy Smile, un artiste s’identifiant comme « Fils d’immigrés, noir et pédé », choisit d’intervenir à l’Élysée à l’occasion de la fête de la musique. Sans revenir sur ses propres motivations, déjà clairement exprimées lors d’un post la veille de l’évènement, je choisis de partager mon ressenti quant aux débats qui ont lieu à une semaine de la Marche des Fiertés de Paris au podium duquel ce même artiste jouera.

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LIVE | L’Élysée fête la musique avec Busy P, Cézaire, Chloé, Kavinsky avec Kiddy Smile. Suivez-la en direct ici :

Publiée par Élysée – Présidence de la République française sur Jeudi 21 juin 2018

Performance de Kiddy Smile 1h30 à 2h15.

Hier matin, j’ai regardé le live de Kiddy Smile à l’Élysée. Il était accompagné par d’autres membres de la Paris Ballroom Scene et leur performance était flawless, comme d’habitude. Kiddy était très frontalement queer et pro-noir, de sa playlist à son tee-shirt, et la même énergie rayonnait des performers qui l’accompagnaient. On ne peut pas en dire autant des zombies qui apparaissent face à la scène sur la vidéo : je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand un des danseurs a pointé plusieurs fois son doigt vers le public au rythme de [I don’t want to] Look Like You par Grizzy & M Dargg !

C’était clair qu’on n’avait jamais vu ça, des artistes queers et noirs arriver à l’Élysée avec toute l’histoire des cultures hip hop et house, les mouvements de danse chargés de l’héritage reçu entre autres de femmes trans, des diasporas afro-caribéennes, de la culture urbaine des quartiers populaires. Je choisis de voir l’inédit de cette image, d’autres préfèrent critiquer ces artistes pour leur participation à une récupération au profit d’Emmanuel Macron et de l’Élysée dont la politique actuelle est une attaque permanente aux communautés queers, aux migrant·e·s et aux réfugié·e·s, et aux classes sociales les plus précaires.

Je partage ce dégoût envers Emmanuel Macron et tout ce qu’il incarne politiquement. D’ailleurs, mes réseaux sociaux depuis hier accueillent aussi les photos de performers posant avec un grand sourire aux côtés du président. Mon réflexe a été de penser : « Moi jamais. Plutôt lui cracher au visage » avant de me rendre compte que j’aurais su faire bon usage de cette photo quand même si j’avais eu l’occasion de la prendre. J’aurais pu vouloir afficher cette image de succès adressée à toutes les personnes en France qui ont douté de mon pouvoir et de mes capacités à réussir, à celles qui ont ri de moi parce que je suis noir et pédé. J’aurais peut-être souri en regardant l’objectif, non pas de joie d’être à côté de ce pantin du néolibéralisme mais par provocation envers ceux qui ont cherché à ébranler ma confiance en moi et essayé de me faire croire que je n’étais capable de rien.

« J’aurais pu vouloir afficher cette image de succès adressée à toutes les personnes en France qui ont douté de mon pouvoir et de mes capacités à réussir, à celles qui ont ri de moi parce que je suis noir et pédé. »

On ne pose pas qu’à côté d’Emmanuel Macron. D’ailleurs, celui-ci disparaît de ces images, elles sonnent tellement faux que son visage finit par s’effacer et surtout par rendre visible la Paris Ballroom Scene ! La tentative de récupération est si grosse qu’elle en devient grotesque. Non, on pose aussi à côté du Président de la République. Mettez la marionette que vous voulez peu importe, c’est aussi un symbole de pouvoir.

Cette année, la Paris Ballroom Scene, autour de Kiddy Smile, a accédé à deux lieux de pouvoir symbolique : l’Élysée et le Festival de Cannes. De ces évènements, je choisis d’oublier Emmanuel Macron et Gaspard Noé qui me semblent complètement remplaçables dans cette histoire. Je ne retiens que l’image de ces artistes déterminé·e·s en haut des marches. J’imagine les racistes et les homophobes s’enrager devant cette même image, en se disant qu’il va être difficile de faire douter d’eux les queers et les racisé·e·s dès lors qu’ils ont conscience d’avoir aussi accès à ces espaces de pouvoir, en étant eux-mêmes, avec leurs idées. J’imagine les enfants queers et racisés qui s’autorisent soudain à rêver d’être en haut de toutes les marches qui pourraient compter à leurs yeux.

Capture d’écran d’un commentaire sur le Live du compte Facebook de l’Élysée pendant la performance de Kiddy Smile.

Il y a toujours plusieurs réalités derrière une image, comme il se pose plusieurs enjeux dans chaque décision. Quand des militant·e·s queers blanc·he·s décident de condamner la décision de Kiddy Smile de performer pour la fête de la musique à l’Élysée, ils décident aussi à sa place de le priver d’un accès (même relatif) à ce lieu de pouvoir symbolique. Ça me rappelle les débats autour de la participation de Rokhaya Diallo à l’émission Touche pas à mon poste. On lui reprochait de manquer d’intégrité en s’associant à une production nauséabonde. Selon moi, toute apparition à la télévision aujourd’hui revient à rejoindre un univers nauséabond dans lequel la pensée n’est pas la bienvenue, en particulier lorsqu’elle prône la défense des plus fragiles de la société contre les puissants. Pourtant tout le monde militant s’est toujours félicité des percées d’intelligence que Rokhaya Diallo a permis sur d’autres plateaux hostiles.

Voici l’état de nos forces : les artistes et intellectuel·le·s racisé·e·s et/ou queers célèbres et visibles sont rares. On ne peut pas attendre de leur part de porter tous les enjeux complexes qui se posent simultanément dans chacune de leurs actions. On ne peut pas leur refuser le droit d’avoir des motivations personnelles et intimes pour arbitrer leur choix. Ne nous trompons pas, leur pouvoir est relatif, leurs positions restent fragiles. C’est sans aucun doute le moment de leur faire confiance, de les soutenir plutôt que de crier à la trahison pour chaque malentendu ; de penser en collectif et d’être bienveillant·e·s quand si peu des personnes qui les entoure dans leurs milieux professionnels le sont.

« Les artistes et intellectuel·le·s racisé·e·s et/ou queers célèbres et visibles sont rares. On ne peut pas attendre de leur part de porter tous les enjeux complexes qui se posent simultanément dans chacune de leurs actions. »

Les personnes blanches autoproclamées alliées de l’antiracisme plus que toutes autres. Comment peut-on se prétendre antiraciste quand la première attitude est de soupçonner toute initiative de la part des rares personnes publiques racisées ? Quand le réflexe est de discréditer au lieu de soutenir, d’accuser du pire au lieu d’espérer le meilleur ? Le silence se révèle souvent une position d’allié·e pertinente, en particulier quand les personnes concernées ont déjà la parole. Tout au plus peut on imaginer de partager quelques conseils et accepter qu’ils puissent ne pas être suivis.

Quant à l’Élysée, je n’y étais pas. D’ailleurs aucun·e de mes ami·e·s n’y était. C’est bien clair, les minorités ne sont pas dans ces lieux symboliques, ou trop peu. On peut les contester, ne pas vouloir y aller. On peut aussi considérer que les personnes que nous sommes, nos histoires, nos idées n’ont pas de raison d’être condamnées à l’ombre et peuvent aussi occuper tous les espaces. Sur la vidéo du concert d’hier, il y a 1500 personnes livides, transparentes, tellement pâles. Et au milieu, pendant quarante-cinq minutes, shining stars.

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