Avant de découvrir Gaspar Claus, ma représentation du·de la violoncelliste, c’était quelqu’un·e vêtu·e de noir sur le devant au sein d’un orchestre. Ma représentation de l’instrument lui-même se résumait à ce que je connaissais de Schuman, Brahms ou Dvořák. Puis est arrivé Gaspar Claus parmi les artistes signé·es sur un label que j’aime plus que tout : InFiné. Un violoncelliste sur un label dédié aux musiques électroniques, il n’en fallait pas moins pour exciter ma curiosité et apâter mon oreille. C’est le clip de 2359 qui a achevé de me convaincre qu’on avait à faire à un grand artiste. La sortie du clip réalisé par Ilan Cohen et mettant en vedette la légende du cinéma français Denis Lavant allait de pair avec la sortie d’un nouvel EP où Gaspar Claus, accompagné d’un autre artiste à suivre absolument, Basile3 proposaient une nouvelle version de ce morceau envoûtant aux accents presque technos. Me voilà happée dans l’irrésistible fuite en avant de « 2359 » (Night Blossom version). L’univers de Gaspar Claus est si vaste que j’ai voulu y plonger avec lui. Rencontre.
Peut-être que vous pourriez commencer par nous présenter votre parcours ?
Mon père est musicien, guitariste de flamenco, ce qui fait de moi un « enfant de la balle » comme on dit. J’ai donc commencé la musique avant de savoir lire ou écrire le français, et j’ai pris mon premier cours de violoncelle à 5 ans. École de musique de mon village, Banyuls sur mer, puis conservatoire de Perpignan, avec 3 professeurs marquants.
Comme il y avait beaucoup de mixité sociale et culturelle à la maison j’ai rapidement découvert que j’aimais les chemins de traverse, les ponts qui permettaient aux différentes approches de l’art et de l’existence d’entrer en collision, pour le meilleur.
J’ai commencé à improviser, à chercher d’autres choses que ce que l’enseignement académique proposait.
A 16 ans j’ai tout plaqué : trop de pression, trop de compétition dans l’environnement classique.
J’ai passé mon bac, suivi des études de Philosophie à Paris IV, me suis essayé au métier de comédien aussi.
Puis la musique m’a rattrapé, j’ai ressorti mon violoncelle, commencé à jouer ici et là, on m’a demandé de jouer, de plus en plus, surtout parce que cet instrument était à l’époque vraiment rare dans les milieux (musiques « pop ») dans lesquels j’évoluais. J’ai beaucoup joué, voyagé, j’ai aussi enregistré 3 disques avec mon père, avec qui j’ai longtemps tourné. J’ai monté de nombreux projets, des créations un peu folles, souvent orchestrales. Je me suis beaucoup amusé, j’ai fondé une maison de disque, navigué dans des mondes musicaux qui souvent ont du mal à se croiser, puis j’ai enregistré mon premier disque « solo » – c’est à dire que j’assumais entièrement seul. C’était « Tancade », sorti en septembre 2021, le début d’une aventure toute nouvelle pour moi, dans laquelle je me trouve encore aujourd’hui.
Pourquoi le violoncelle ? Qu’est-ce qui vous a plu, vous plaît dans cet instrument ?
Je pense que le violoncelle a la capacité de plaire, de toucher immédiatement quiconque l’écoute. On dit que c’est par proximité avec la voix humaine, avec son corps. Il est vrai que déjà dans sa forme et dans son échelle cet instrument évoque une taille humaine. Sa sonorité aussi peut être très réconfortante, très familière. Mais cet aspect peut facilement m’énerver, parce qu’il y a quelque d’un peu trop évident, un peu trop séducteur justement dans cette immédiateté. Ça ne me paraît pas très subtil, et un peu manipulateur, d’arracher des larmes avec une mélodie douce et un son flatteur, et je crois que ce que j’aime particulièrement avec cet instrument c’est justement ce qui se cache en dessous de cette beauté directe, les reliefs, les aspérités, les blessures du son. Ce qu’on appelle le « spectre », qui serait le son décomposé, en harmoniques et en textures, comme on peut décomposer la lumière. Le violoncelle offre une richesse dans cette frange, à laquelle on a toujours inconsciemment à faire, que j’adore mettre en lumière, avec laquelle j’aime vraiment jouer, pour forcer l’écoute, pour justement détourner l’attention de ce qui nous touche trop directement.
Vous décloisonnez les genres musicaux en emmenant le violoncelle là où on ne l’attend pas forcément. Est-ce que ça a été compliqué de casser l’image classique de cet instrument ?
Non ça n’a pas été compliqué pour moi car ça s’est fait très naturellement. Ça n’est pas une mission que je me suis donnée, de casser un code, ou échapper à un milieu, à quelque chose. J’ai dû déconstruire certains enseignements, mais je l’ai fait avec plaisir, et quand les choses sont plaisantes, elles ne sont pas compliquées. J’ai eu la chance très tôt de fréquenter des musiciens qui venaient de mondes (souvent extérieurs à la France) où le décloisonnement est de mise. Je pense à Bryce Dessner par exemple, compositeur américain, membre du groupe The National, par lequel j’ai rencontré toute une culture d’instrumentistes issus du classique qui naviguent dans tous environnements musicaux, et enrichissent ces derniers de ces métissages, bien trop rares encore par chez nous.
Mais j’ai conscience que c’est un immense privilège pour moi de n’avoir pas eu à affirmer une identité forte, une appartenance à un groupe créatif particulier pour me déployer. J’ai pu construire une carrière en électron libre grâce à une certaine aisance qui m’a permis d’évoluer facilement dans ce milieu. C’est sûrement dû au métier de mon père ainsi qu’à mon instrument, qui était plutôt rare dans ces milieux à l’époque. Il exerçait pour cette raison une sorte de fascination, qui m’a beaucoup aidé à naviguer, à me promener d’un monde à l’autre.
Le clip de « 2359 » est très émouvant. Est-ce que vous pouvez nous parler de la collaboration avec Denis Lavant et Ilan Cohen ?
Oh ! ce sont maintenant l’un comme l’autre de vieux amis, avec lesquels j’ai déjà vécu pas mal d’aventures.
En ce qui concerne Denis, figurez-vous qu’on a tourné ensemble une scène dans un film de Jean-Pierre Jeunet, quand j’étais tout jeune ! C’est la première fois qu’on se voyait. Il m’a d’ailleurs à l’époque demandé de lui lâcher la grappe parce que moi j’étais trop à fond, j’étais tellement fan de sa filmo, je lui posais mille questions et je l’ai un peu fatigué je crois.
On s’est ensuite retrouvé beaucoup plus tard. Sa famille et lui ont commencé à passer du temps à Banyuls sur mer, mon village d’enfance, où je reviens très souvent. Nous sommes devenus amis. Puis nous avons travaillé ensemble, notamment sur un spectacle autour des cahiers du danseur Nijinski avec Mathieu Pruall aux saxophones et Thomas Rabillon qui fait un film en direct.
On s’entend vraiment très bien avec Denis, il y a une connexion entre nous que j’aime tout particulièrement. C’est une des personnes les plus alertes, les plus à l’écoute de l’autre que je connaisse, malgré les premières apparences. Denis est un puit sans fond de connaissances littéraires mais ne fait jamais étalage de sa culture, même s’il la convoque sans cesse. Et ça c’est très très appréciable de nos jours.
Pour ce qui est d’Ilan, c’est aussi un vieux copain, on a le même âge, on passe des vacances ensemble, on a un peu les mêmes vies mouvementées, on aime inventer des histoires, réunir des gens, créer des moments. S’engager sur un travail ensemble c’est une promesse de bon temps, d’amusements et de bouillon créatif.
Ilan a déjà réalisé plusieurs clips sur des musiques que j’ai composées. Une pour le trio VACARME, dont je fais partie, et puis là deux clips pour des morceaux de l’album « Tancade ». Le premier, pour le morceau ‘Ô Sélénites’ a été une expérience de tournage dingue, magique, inoubliable, et là, un an plus tard, celui de ‘2359’ a été une cavalcade aussi dingue que celle que le clip lui même raconte. Et surtout, en revoyant ces deux clips à la chaine, quelle chance d’avoir eu le temps, les moyens, de tourner des objets aussi cinématographiques pour mes petites musiques !
On a un beau projet en cours encore, où cette fois ci il m’a demandé de composer avec Jamie, un autre ami, de la musique sur ses images à lui, pour un film qu’il écrit avec sa compagne Marion Bruger. Un très beau projet de long métrage d’animation en VR…
Vous sortez votre nouvel EP sur votre propre label et sur InFiné. Est-ce que le travail avec ce label, connu pour son travail sur les musiques électroniques a influencé votre musique ?
Il y a une chose vraiment exceptionnelle qu’InFiné a réussi à mettre en place, c’est de transformer son catalogue d’artistes en une famille unie, solidaire, connectée. Ça circule énormément chez InFiné.
Il y a ce groupe whatsapp où nous sommes tous connectés, où nous nous donnons régulièrement des nouvelles, il y a des rendez-vous, comme à Berlin ou au 104 au printemps derniers où nous sommes tous réunis sous la forme de mini festivals InFiné, il y a le fait que nous collaborons tous les uns avec les autres, et que nous nous intéressons beaucoup au travail de chacun, on est loin de faire notre truc dans notre coin. Avant-hier par exemple j’étais au concert de Vanessa Wagner au Café de la danse, l’équipe InFiné était là, il y avait Sabrina Bellaouel dans le public, Seb Martel nous a rejoints après, puis le lendemain je suis allé jouer à Orléans, pour un festival où jouait Coco Em, on ne s’était jamais rencontré mais on s’est pris dans les bras comme des cousins qui se rencontreraient enfin… C’est assez fou de faire partie de cette maison qui plus que toute autre est ouverte, curieuse, prête à l’aventure.
InFiné est un label qui aurait pu se reposer sur ses lauriers et vieillir tranquillement pendant que le monde change mais non, il accompagne ces changements, s’en excite et devient lui-même force de propositions.
C’est quand même avec eux que j’ai sorti les deux disques avec mon père ! Violoncelle et guitare flamenca sur une label estampillé « musiques électroniques » il fallait oser !
Mais c’est ainsi que l’identité d’InFiné s’est dessinée : sur le décloisonnement. Ces derniers temps un vent de fraicheur traverse le territoire InFiné, avec des signatures qui pourraient sembler être des virages mais qui en réalité suivent simplement le cours tumultueux – dans le meilleur sens du terme – des choix de DA d’Alexandre Cazac. C’est un label qui aurait pu se reposer sur ses lauriers et vieillir tranquillement pendant que le monde change mais non, il accompagne ces changements, s’en excite et devient lui-même force de propositions. Sans en faire des tonnes dans le discours, sans se gargariser de grands discours – pour lesquels beaucoup d’énergie me semble dépensée à beaucoup d’endroits de nos jours sans traduction dans les actes – il y a quelque chose de très vertueux et engagé chez InFiné. Par exemple beaucoup de voix de femmes ont rejoint le catalogue, qui était resté plutôt instrumental jusque-là, et c’est important, dans un milieu où trop de places de choix sont encore réservées aux hommes, tant du côté de l’industrie que de celui de la création.
Je suis vraiment fier et heureux d’être membre de cette famille là.
De votre collaboration avec Basile3 est née une nouvelle version de « 2359 » qui glisse vers de la techno. Bientôt des sessions en club ?
Hehe j’adorerais. Quand on joue du violoncelle, on a plutôt à faire à des écoutes recueillies, immobiles, les yeux fermés. Alors j’ai toujours envié mes potes qui font de la musique dansante, cette autre ferveur, celle d’un public qui saute à pieds joints, en masse et hurle quand ça break et ça repart. Il m’est arrivé quelques fois avec Rone, avec Electric Rescue et d’autres de me retrouver dans ces situations, et c’est tellement galvanisant. Mais c’est un art, et avant que je ne me sente capable de l’assumer seul de l’eau risque de couler sous les ponts…
Est-ce qu’on aura l’occasion de vous entendre à Paris bientôt ?
Le 3 octobre Keren Ann & le quatuor Debussy m’ont invité à ouvrir pour leur concert au Trianon ! Sinon, je vais rentrer dans une phase d’écriture là, réduire un peu la voilure sur les concerts. Il est questions d’un rdv avec mon sextet de violoncelles, au Consulat, à la mi-novembre. Ça devrait se confirmer rapidement. Et cette semaine, je joue pour la cérémonie de remise du Prix Joséphine, pour lequel mon album a la chance de faire partie des lauréats, avec 10 autres disques que j’aime énormément. Ça va avoir lieu vendredi 23 au studio 104 de la Maison de la radio, en direct sur FIP.