Grindr, mes amis-amants et moi

Depuis que j’ai 18 ans, tel un être touché par le don d’omniscience, j’ai la capacité de savoir et de repérer un nombre d’homosexuels assez important dans mes environnements. Je sais leurs âges, la distance qui sépare leurs lèvres des miennes et parfois des informations encore plus confidentielles. J’ai grandi avec la grille grindr, elle m’est devenue logique, naturelle.  

Grandir avec un tel outil, débuter sa vie sexuelle par une première fois dont la prémisse était un « salut ça va ? Tu cherches quoi », je ne crois pas que ce soit anodin. Enfin, débuter sa vie sexuelle, de manière générale, ce n’est pas anodin mais il s’agissait de mes premiers contacts avec mes pairs pédés. Avant l’amitié entre invertis, il y avait le masque orange. Et donc avant la parole, il y avait l’image, avant la tendresse, il y eut le cul.

Grindr a eu le monopole sur ma façon de relationner pendant des années. Et aujourd’hui, à 25 ans, je réalise qu’une application toute bête a réussi à changer ma façon de désirer.

Certains me diront « quelle surprise ! » de façon ironique mais oui, il a été difficile de m’en rendre compte, encore plus difficile à accepter. C’est sans doute la première fois que j’en fais la conclusion à l’écrit comme en pensée et je ne suis pas très fier de ce retard, tant la chose était sous mon nez depuis longtemps.

Je ne cracherais pas sur le formidable outil qu’est Grindr. Enfin, pour être plus précis, je cracherais volontiers sur une application immonde qui vend nos données aux plus offrants mais je ne cracherais pas sur le système, sur cette facilité des rendez-vous en ligne, même si je sais que beaucoup considèrent la chose comme responsable d’une disparition de plusieurs espaces gays. C’est de cette manière que j’ai vécu mes plus belles nuits, mes plus belles rencontres, une histoire d’amour et des tas d’anecdotes qui, même lorsqu’elles sont franchement rocambolesques, ont au moins le mérite de faire couiner de rire lors des apéros.

Jamais je ne renierais mes débuts un peu rudes, mes pas dans la nuit quand je rentre discrètement, mes échanges vulgaires et un peu stupides… De manière générale, j’ai toujours voulu croire que je traçais ma route dans la fange, que je me démerdais pour trouver du beau dans le bordel. Et c’est vrai, je crois que j’y suis souvent arrivé. Toutefois, la confiance que je portais à ce système bien huilé s’est fait récemment dynamiter. Merci à une partie de mes nouvelles amitiés pédées.

Redécouverte

Mes affections entre tapettes, elles sont récentes, doivent toutes dater de deux ou trois ans grand maximum, en tout cas pour celles avec qui ça a toujours été ambigu. Pas forcément ambigu dans le mauvais sens, comme cette relation épistolaire étrange que vous entretenez avec votre ex, plutôt comme quelque chose qui a un peu le cul entre deux chaises. Avec ces potes-là, on se textote, on se voit, on s’embrasse, on se baise et on se témoigne d’une affection physique qui n’existe pas forcément dans la majorité des relations amicales. Je ne vous ferai pas l’affront de vous sortir des concepts un brin ridicules du type « queer platonic relationship » bien sûr : des potes qui baisent, ça existe depuis la nuit des temps. Des potes qui le font sans que ça dégénère, c’est sans doute plus rare. Cette forme d’amitié pleine de salive et d’intimité est récente pour moi et m’a mise aussi la puce à l’oreille : mon désir ne se limite pas à choisir entre des photos sur mon portable.  

De manière générale, à force d’user ma jeunesse dans des bars très recommandables, j’ai redécouvert le désir masculin sous un jour nouveau, à la fois plus doux et plus compliqué à appréhender. Moi, habitué aux « salut ça va » et aux « tu kiff », rodé à tous les flirts les plus crus et les moins habiles, je me retrouvais à essayer de jeter des regards à un mec sur la piste de danse, essayant de lui faire comprendre qu’il faudrait qu’il vienne me demander mon prénom (un concept qu’encore une fois, Grindr et ma mémoire défaillante a toujours bien mise à mal).

La codification de la drague, celle qu’on vit en dehors de l’écran, m’a ainsi complétement déstabilisé, scellant ma double personnalité de vierge de la réalité mais de queutard virtuel. C’était un peu comme avoir pratiqué la tecktonik toute sa vie et se retrouver pantois devant la technicité du tango.

Sorti de grindr, mon désir pour les hommes est devenu moins évident à comprendre mais aussi délicieusement plus complexe. Sur l’application, l’envie de coucher est simple : tu me plais sur tes photos et basta. Mais dans d’autres espaces, tout cela se complexifie d’une façon à la fois splendide et désarmante. J’ai embrassé des hommes que je n’aurais sans doute pas remarqué virtuellement, tout simplement parce que j’étais séduit par leur charme ou leur humour. Tout ça faisait beaucoup de nouveaux paramètres à appréhender et à un certain moment, j’ai juste conclu que je n’étais pas fait pour autre chose que de l’échange de messages simplistes.

Heureusement, là encore, mes amitiés pédées m’ont sauvé. Avec eux, peu de troubles, on se connaît et on sait qu’on s’apprécié aussi bien physiquement qu’humainement. Entre moi et mes compères pédales se joue une tendresse folle, où désir et amitié se mêlent. Je les désire en partie parce qu’ils comptent pour moi, parce que c’est aussi ma manière de l’exprimer. Si vous me demandez, ils sont devenus les plus beaux garçons du monde, bien loin devant les bellâtres masc for masc qu’on peut croiser sur Grindr.

Avec le recul d’aujourd’hui, il est drôle et paradoxal d’avoir standardisé mon désir de cette façon quand moi-même je suis l’une des victimes faciles d’un tel système. Je sais bien que sur la grille grindr, la petite pédale eurasienne que je suis fait rarement le poids face aux mastodontes blancs et barbus à quelques mètres de moi. Mais en vivant une vie sexuelle et affective loin de l’application, je réalise peu à peu que je suis en paix avec cela, que je peux plaire autrement que figé sur des selfies. Grâce à ma personnalité, ma manière de danser, mon humour et tout un tas de conneries que je cache sur Grindr, sachant très bien qu’il faut que j’obéisse au maximum aux normes pour qu’on s’intéresse à moi.  

J’aurais aimé m’en rendre compte avant, j’aurais aimé que d’autres que moi qui, je le sais, ont un rapport semblable voire plus difficile avec Grindr, l’apprennent aussi. Et c’est une solution qui m’est adaptée, très personnelle mais c’est grâce à mes amitiés pédées si belles et pleines de sous-entendus que j’ai compris tout cela.

J’ai découvert que le désir n’était pas cette puissance monolithique, qui s’impose comme un feu ardent à des endroits du corps que vous imaginez très bien. J’ai compris que je pouvais être séduit par d’autres choses que le simple physique, par des choses plus vraies mais surtout plus complexes. C’est peut-être une évidence pour beaucoup, un lieu commun, mais pour moi, elle est tout à fait nouvelle. Grindr et le manque d’entourage gay a retardé cette réalisation qui aurait tout aussi bien pu ne jamais avoir lieu.

Alors je ne vous mens pas, je reste encore bien plus à l’aise avec un « salut tu cherches quoi ». Parce que c’est simple, facile, que les sous-entendus n’existent plus. Mais si je reste coutumier aux petits dialogues ordinaires de Grindr, ce qui n’est pas bien grave, j’apprends à aussi vivre les choses différemment, sans doute avec un peu plus de naturel et de maladresse. Et je n’apprends pas tout seul, j’apprends grâce aux lèvres de mes amis. Bref, peut-être qu’un jour, je serai un célibataire accompli.

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