Quand elle n’est pas occupée à faire le service d’ordre en manif, à intervenir lors de rencontres dédiées aux questions de théorie féministe et de langage (comme ici récemment à Lille), ou à pondre des threads emportés sur Twitter, Noémie pratique aussi la traduction de textes féministes. Cette « serveuse/plongeuse/barmaid, et aussi traductrice » a notamment planché sur des textes de bell hooks, Julia Serano ou encore Minnie Bruce Pratt, et collaboré avec les éditions Cambourakis, l’Observatoire des Transidentités, ou encore les éditions tahin party. Plus récemment, elle a lancé une maison d’édition DIY, militante et féministe baptisée Hystériques & AssociéEs. Elle nous raconte.
Friction : Que sont les éditions Hystériques et associéEs ? Quelles ont été vos publications jusqu’ici ?
Noémie : En 2012, face au quasi désert éditorial français sur ces sujets, j’ai commencé à rêver d’une maison d’édition qui serait inscrite dans les dynamiques militantes lesbiennes, trans, intersexes et féministes, qui publierait des traductions de textes de référence jamais édités en français, et aussi des textes contemporains inédits afin de construire une tribune pour les voix marginalisées au sein des mouvements féministes et LGBTI. Ce projet est resté plusieurs années en stand by par manque de temps et d’opportunités. Finalement, c’est en 2017 que toutes les conditions ont été réunies, et c’est ainsi qu’est née la maison d’édition associative Hystériques & AssociéEs. Comme je suis quasi seule à gérer bénévolement la maison d’édition en tant que telle, mon idée est surtout d’accompagner des projets de publication qui sont menés par des personnes prêtes à s’investir ponctuellement dans le processus éditorial, mais qui sont à la recherche d’une structure légale et d’outils adaptés. Accessoirement, je tiens vraiment à maintenir une structure légère à administrer, afin que le rythme des publications puisse se caler sur mon rythme de vie perso et sur mes disponibilités.
Pour l’instant, on a juste publié deux brochures, dans le but de donner un peu de visibilité à des textes importants et de lancer la machine : un texte de Circé Delisle intitulé « Autodétermination & Autonomie », qui a été initialement publié dans le #2 de la revue AssiégéEs et qui aborde notamment les problématiques trans contemporaines via une approche féministe matérialiste et décoloniale, et un texte de Minnie Bruce Pratt intitulé « Le Quiz du Genre », qui a été initialement publié dans le #6 des Cahiers de la Transidentités et qui traite de lesbianisme, de genre, de dynamiques butch/fem, de racisme, d’homo/lesbophobie, et de luttes féministes et lesbiennes.
Peux-tu nous en dire plus sur Stone Butch Blues ? Pourquoi ce texte est-il important ?
Stone Butch Blues est un roman où Leslie Feinberg raconte l’histoire de Jess, néE aux États-Unis dans les années 1950 dans une famille juive et prolétaire. Toute son enfance, Jess encaisse remarques, violences et rejets à cause de sa non-confirmité de genre, puis ado, Jess découvre le milieu lesbien des bars de nuit, où se côtoient butchs, fems, drag-queens et travailleuses du sexe. Histoires d’amour, violences policières et médicales, grèves ouvrières, syndicalisme, sexualité, transition et rencontre avec le militantisme marquent son parcours à travers les décennies, et nous amènent à penser la solidarité et la construction des communautés qui nous permettent de tenir ensemble et de survire à la violence de ce monde.
J’ai d’abord connu Leslie Feinberg via ses essais (dont deux ont d’ailleurs été traduits et publiés sur infokiosques.net par Vendredi13), puis je me suis vite rendu compte que c’était quelqu’un qui avait une grande importance dans les communautés lesbiennes et trans, y compris en france, et malgré le fait que si peu de ses textes aient été traduits. Beaucoup de personnes semblaient se retrouver dans son approche, et plusieurs projets de traduction de Stone Butch Blues avaient été avortés au cours des 20 dernières années. Il faut préciser que ce roman est devenu une référence lesbienne/trans au succès international.
Vers 2013, un ami à moi s’est lancé dans une traduction DIY du texte, et son projet s’est rapidement transformé en aventure collective rassemblant une bonne dizaine de personnes investies dans la traduction et la relecture, sans pour autant être des professionnelLEs de la traduction. Je suivais ce projet de loin, sans y être directement impliquée. En 2014, Leslie Feinberg est décédé. Peu avant sa mort, iel avait publié une dernière édition de Stone Butch Blues, à laquelle était associée une postface encadrant les possibilités de traduction et de ré-édition du texte. Entre temps, la dynamique collective du projet de traduction s’était un peu essoufflée et le manuscrit avançait au ralenti. Début 2017, un petit noyau des traducteurices du texte a finalement décidé d’amener ce projet à terme. En parallèle de la création de Hystériques & AssociéEs, j’ai rejoins l’équipe à ce moment, en tant qu’éditrice uniquement.
Qui était Leslie Feinberg et pourquoi cet•te auteur•ice compte pour toi ?
Leslie Feinberg est une figure historique du mouvement lesbien et trans étasunien, mais aussi du mouvement révolutionnaire communiste. C’est quelqu’un qui a énormément apporté aux luttes de libération et qui a toujours travaillé dans une perspective globale de libération de touTEs les oppriméEs. Cette approche se ressent dans ses différents textes, y compris dans Stone Butch Blues qui est un roman de fiction, mais inspiré de sa propre vie. Sa démarche politique et militante, qui cherche toujours les points de rencontre sans jamais minimiser les différences, m’a beaucoup apporté dans ma construction intellectuelle et a amplement nourri ma vision du monde et du militantisme. En publiant un de ses textes, c’est aussi cette approche exigeante, complexe, transformatrice et révolutionnaire, mais aussi pleine d’amour et de solidarité, qu’il s’agit de partager.
« Leslie Feinberg a énormément apporté aux luttes de libération et qui a toujours travaillé dans une perspective globale de libération de touTEs les oppriméEs »
Votre crowdfunding a déjà récolté un peu plus de 4 000 euros. Que manque-t-il pour éditer le texte ?
Concrètement, Hystériques & AssociéEs et la traduction collective de Stone Butch Blues sont des projets militants, réalisés bénévolement par des personnes qui ne possèdent pas de capital à investir. Du coup, il nous manque l’investissement de départ qui permettrait d’imprimer le livre et de le diffuser à un prix raisonnable. Le problème : c’est un bouquin qui va faire entre 400 et 600 pages, donc ça fait quand même beaucoup d’encre et de papier. Au final, il nous faut 8000 euros pour que le projet puisse voir le jour. Sur cette somme, un peu plus de 70% servira à payer l’impression et quelques frais de graphisme, et un peu moins de 30% sera utilisé pour payer les frais de port et les contreparties liées au crowdfunding. C’est tout. Tout le reste est réalisé bénévolement, y compris la diffusion/distribution. On a déjà rassemblé 50% de cette somme, ce qui est plutôt encourageant, mais ces dernières semaines la cagnotte stagne un peu, donc on recommence à flipper. Ce projet représente tellement de travail sur tellement d’années, et il y a tant de gens qui ont rêvé d’une traduction de Stone Butch Blues, que ça serait vraiment une déception de devoir renoncer si près du but. Par ailleurs, si on s’obstine à vouloir publier sur papier (malgré le coût) et pas uniquement dans un format électronique, c’est pour que ce texte ne soit pas uniquement accessible aux initiéEs qui sauraient où le chercher, mais pour qu’il puisse aussi être trouvé par hasard dans les rayons des librairies, des bibliothèques de quartier, des CDI et des MJC. Pour toutes ces raisons, il faut qu’on trouve encore environ 4000 euros pour boucler le budget.
Quel prix sera fixé pour le livre et pourquoi ?
Pour l’instant, ce serait hasardeux d’annoncer un prix. Ça va beaucoup dépendre du succès de la campagne, mais on peut déjà affirmer qu’il sera distribué à un prix de vente beaucoup plus bas que les prix habituels du marché pour des livres aussi épais. Notre volonté est de rendre ce livre accessible à un maximum de personnes, mais aussi de répondre aux exigence formulées par Leslie Feinberg dans la postface de la dernière édition, où iel écrit que « [toute] traduction doit être non-commerciale, ce qui implique que le prix de vente d’une édition imprimée doit uniquement permettre de combler les coûts de sa production ». Comme l’idée c’est de payer l’impression avec le crowdfunding, le prix de vente sera forcément bas, et l’argent récolté ensuite par les ventes servira uniquement à payer tous les frais annexes de distribution/diffusion, ainsi qu’une éventuelle ré-impression. Le seul problème de cette optique, c’est que ça ne me permet pas de constituer un « fond de roulement » pour la maison d’édition, et que même après 1000 exemplaires écoulés, je n’aurais toujours pas le moindre centime d’avance pour l’impression des prochaines publications, ni pour pouvoir rémunérer correctement le travail fourni par les personnes impliquées dans les différentes étapes des projets. C’est excusable pour un début de projet militant et bénévole, mais ça ne peut pas être un fonctionnement pérenne. Donc, à suivre…
On croise les doigts. Et après Stone Butch Blues, quels sont vos prochains projets d’édition ?
Au printemps 2019, on va sortir un livre qui a aborde la question de l’abolition de la prison dans une perspective féministe. Ce sera un texte inédit, accessible et concret, qui pourra servir d’outil de réflexion à toutes les personnes touchées par la prison et/ou impliquées dans les luttes anti-carcérales et/ou féministes. Pour l’instant c’est tout ce qui est officiellement programmé au calendrier. Je suis pas mal occupée par ailleurs ces temps-ci, donc si déjà ces deux livres sortent, je serai très très contente. Ensuite, on va laisser décanter un peu et se concentrer sur la recherche de fonds, ainsi que sur la diffusion/distribution via des tournées de présentation des deux ouvrages. En dehors de ça, il y a déjà quelques discussions pour publier de nouvelles brochures, et peut-être une BD lesbo-punk, mais rien de concret pour le moment. J’ai des dizaines d’envies et d’idées, tant en traductions qu’en inédits, mais ça sera aussi en fonction des énergies, des disponibilités, et surtout des finances. Hystériques & AssociéEs n’a pas vocation à être une maison d’édition ultra-productive qui publierait des livres à la chaîne, mais plutôt d’être un outil ponctuel pour répondre à des besoins précis.
On a hâte de voir la suite en tout cas.
Merci beaucoup pour ton intérêt et pour cet entretien.