Jean-Gabriel Périot : « L’art et le cinéma n’ont presque aucune efficacité en termes politiques »

Jean-Gabriel Périot
Jean-Gabriel Périot

Dans le cadre de notre cinéclub, on a choisi de vous (re)montrer Une Jeunesse Allemande, sorti en 2015. La projo aura lieu à prix libre à La Générale Nord-Est (métro Voltaire) le mercredi 28 novembre. Fabriqué à base d’images d’archives, ce documentaire retrace le parcours d’une bande d’activistes qui, croyant un temps en la force de l’image, exprime d’abord son militantisme dans des actions artistiques et médiatiques, avant de se radicaliser et de devenir la Fraction Armée Rouge (RAF), connue aussi sous le nom de la bande à Baader ou groupe Baader-Meinhof. En attendant le 28, on a parlé de politique et de cinéma avec le réalisateur, Jean-Gabriel Périot.

Friction : D’où est venu votre intérêt pour la Fraction Armée Rouge puis l’envie de faire ce film ?

Jean-Gabriel Périot : Il y a des années, j’ai commencé un travail de recherche autour des mouvements révolutionnaires et de la violence comme arme politique. Et c’est alors que j’ai lu un livre sur la RAF dont je ne connaissais rien à part quelques clichés pouvant se résumer à « Fraction armée rouge : aka ‘La Bande à Baader’, groupe terroriste ayant sévit en Allemagne de l’Ouest dans les années 1970 ». En gros, le peu que l’on a retenu de cette histoire, c’est la version officielle écrite par l’état ouest-allemand. Et pourtant, dès que l’on commence à se pencher sur l’histoire de la RAF, de multiples questions se posent.

Ce qui m’a rapidement arrêté, et m’a donné envie de poursuivre mes recherches, c’est de découvrir que les membres fondateurs du groupe ne correspondaient absolument pas à ce que l’on imagine quand l’on entend « terroriste ». À une ou deux exceptions près, les membres de la première génération de la RAF sont tous des intellectuels, très bien intégrés à la société, voire pour certains d’entre eux et particulièrement pour les leaders du groupe, des figures connues ou reconnues de la gauche allemande. Ulrike Meinhof, Horst Mahler et même Gudrun Ensslin et Andreas Baader sont des figures publiques, médiatiques même, en Allemagne de l’Ouest avant la fondation du groupe.

Un film devient possible quand je réalise que les fondateurs du groupe sont en partie des gens d’image : Ulrike Meinhof est journaliste presse, mais elle a aussi travaillé à la radio et à la télévision. Elle a signé plusieurs documentaires, une fiction et elle a aussi été régulièrement invitée dans des émissions de débats. Holger Meins est étudiant en cinéma, Gudrun Ensslin a joué dans un film, Baader voulait être réalisateur, d’autres étaient photographes, journalistes, étudiants en cinéma, etc. Et comme certains d’entre eux étaient des figures publiques de l’époque, on les retrouve aussi dans des news télé, des documentaires, voire dans des fictions. À l’époque, la plupart de ces images étaient inaccessibles mais j’ai fait le pari de les retrouver. Je me disais que ces images pourraient peut-être m’apprendre quelque chose d’eux et de mieux de comprendre leurs parcours et notamment leur décision pour l’action armée.

Grâce à la singularité de leurs histoires personnelles liées aux images, que l’on ne retrouve dans aucun autre mouvement de lutte armée, ou en tout cas, pas à cette échelle-là, il y avait un film à faire qui allait pouvoir entremêler logiquement des questions pourtant hétérogènes autour de la violence révolutionnaire, du terrorisme, des réactions policières et politiques face à ce terrorisme mais aussi du cinéma comme outil de lutte et de la télévision comme lieu d’énonciation du pouvoir.

Ces images dont vous parlez, et notamment les manifestes cinématographiques produits par des membres de la RAF pendant leur jeunesse, donnent parfois l’impression d’un certain idéalisme voire même d’innocence. Peut-on parler d’une forme de réhabilitation ?

Il me paraît normal que vus d’aujourd’hui, ces films qu’ils nous ont laissés puissent apparaître comme idéalistes voire naïfs. Cependant, et même si elle nous apparaît aussi lointain que le Moyen-Âge, leur époque était vraiment à la révolution. Ce n’était alors pas naïf d’espérer que le grand soir allait advenir. Plusieurs pays venaient de connaître des changements politiques majeurs, certains venaient d’accéder à leur indépendance, d’autres étaient en train de pleinement vivre de profonds bouleversements révolutionnaires. Dans plusieurs pays occidentaux, les partis ouvriers étaient à deux doigts d’accéder au pouvoir et partout la jeunesse prenait les rues. Dans les films des futurs fondateurs de la RAF, on retrouve toute cette énergie et cette assurance dans un nouveau monde à venir, une assurance qui hante le cinéma de l’époque bien au-delà de leurs films. Après, il faut aussi se rappeler qu’Holger Meins par exemple et ses collègues de l’école de cinéma de Berlin étaient encore jeunes quand ils ont fait leurs premiers films. Ce sont des films d’étudiants que l’on voit dans Une jeunesse allemande, ceux-ci ont forcément quelques défauts.

Quand à l’idée d’une certaine volonté de ma part de réhabilitation des membres de la RAF, j’en suis il me semble assez loin. En tout cas, ce n’était pas mon intention. Ce qui était pour moi important, c’est que grâce à ces films et grâce aux images dans lesquels ils apparaissent, on a la chance de pouvoir rencontrer des hommes et des femmes avec leurs qualités et leurs défauts, de les voir, de les entendre s’exprimer sur le monde dans lequel ils vivent. Cela était essentiel car ce que l’on apprend ainsi est en contradiction avec l’image qui surgit spontanément en tête quand on entend le mot « terroriste ». Ce sont donc ces jeunes gens là, parfois intelligents, parfois naïfs, parfois drôles, parfois ennuyeux, qui vont passer à l’action armée et que l’histoire a retenu comme « terroristes ». C’est en montrant simplement qui ils étaient que de très nombreuses questions peuvent surgir, des questions qui débordent de loin la seule histoire de la RAF et de ses fondateurs.

Comme vous le disiez, le parcours de nombreux membres de la RAF est marqué par ce basculement de la création d’images à des fins politiques vers son abandon au profit de l’action directe et de la lutte armée. En tant que réalisateur, jusqu’où est-ce que cette trajectoire vous a interrogé ?

Bien évidemment, cela fût une des raisons qui m’ont poussé à faire ce film. J’ai beau faire moi-même des films que l’on pourrait qualifier de « politiques », je pense que l’art en général et le cinéma en particulier n’ont paradoxalement presque aucune efficacité en termes politiques. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’ils sont inutiles. Mais faire un film, même le plus militant qui puisse se faire, sera toujours très loin d’être aussi efficace que militer ou agir dans la vie réelle. Il faudra toujours mieux accueillir des réfugiés chez soi que faire des films sur eux… Je ne garderais peut-être qu’une exception, c’est celle des projets de films avec des groupes d’hommes et de femmes dans des situations d’oppression. Là, le cinéma peut être un moyen d’échanges et de travailler ensemble. Mais ce qui compte alors, c’est le processus de fabrication, pas le résultat final. D’ailleurs, quand Holger Meins et Ulrike Meinhof commencent à douter de l’efficacité du cinéma ou de la télévision comme outils d’action politique, chacun va commencer à travailler avec des élèves ou des jeunes en difficulté, notamment en milieux semi-fermés.

En tant que cinéaste « politique », évidemment la question de savoir pourquoi ces réalisateurs ont décidé d’échanger leur caméra pour des armes m’a arrêté. C’est un changement que j’entrevoyais alors comme radical voire brutal, et je voulais comprendre. Après, quand je me suis plongé plus en profondeur dans leur histoire, cette cassure que j’entrevoyais comme quelque chose de dramatique ne fût que relative. Leur passage à l’acte découle d’un simple choix tactique pour eux. En tout cas, ils n’ont pas vécu ce passage comme nous pourrions l’imaginer.

« Faire un film, même le plus militant qui puisse se faire, sera toujours très loin d’être aussi efficace que militer ou agir dans la vie réelle. »

Nous parlions de naïveté toute à l’heure, et justement, il y en a, en tout cas à mes yeux, quand à leur idée du cinéma comme moyen d’action révolutionnaire. Ils pensaient vraiment que faire des films était en soi un acte révolutionnaire, que faire des films, c’était agir. Du coup, quand le mouvement de contestation reflue en Allemagne de l’Ouest à la toute fin des années 1960, ils se retrouvent démunis et se sentent dans une situation d’échec par rapport à leurs pratiques. Et pourtant, c’était loin d’être rien, ce qu’ils avaient achevé jusque-là. Le travail qu’Ulrike Meinhof par exemple, qui faisait des films engagés qui passaient en prime time à la télévision, a été essentiel pour beaucoup de spectateurs. Évidemment qu’aucun d’entre eux n’allait sortir spontanément dans la rue pour faire tomber le gouvernement après la diffusion de ces films, mais pour autant, ils les faisaient réfléchir, leur faisaient entrevoir une autre réalité. Ulrike Meinhof, Holger Meins et les autres fondateurs de la RAF demandaient trop, espéraient trop de leur outil d’expression. C’est d’ailleurs avec la même naïveté qu’ils croiront pouvoir commencer une révolution en Allemagne de l’Ouest à coup de bombes. Ils pensaient vraiment que les « masses » allaient se soulever après leurs actions…

Dans votre film, ce glissement entre les images réalisées par des membres de la future RAF puis les images d’eux produites par les médias permet aussi de percevoir la fabrication progressive de ces individus en tant que ‘monstres’ par le pouvoir. A l’aune de l’actualité de ces dernières années, comment ce processus de fabrication peut-il nous éclairer ?

Ce que donne clairement à voir le film, c’est effectivement que le pouvoir fabrique volontairement du monstrueux. En Allemagne de l’Ouest, ils auront réussi en quelques années, à faire oublier à tous qui étaient les fondateurs du groupe alors même que certains d’entre eux étaient des personnages publics. Pour cela, il a dû les rendre abstraits jusqu’à leur dénier toute forme d’humanité. L’avantage alors, c’est que l’on peut présenter les violences commises comme irrationnelles, sans aucun fondement, aucune prise de décision. Cela sert évidemment à justifier la répression : qui va en effet se plaindre que l’on tue les « terroristes » alors même qu’il serait plus utile de les juger ? Que l’on bombarde l’Irak ? Que l’on vote de nouvelles lois sécuritaires dont on sait bien qu’elles n’auront jamais la moindre efficacité policière mais qu’elles permettront de discipliner l’ensemble de la population ? Etc. Mais cela permet surtout d’éviter toute question politique. Si l’on renvoie les perpétrateurs de violences du côté de l’irrationnel (le monstre) ou de la maladie (le fou), évidemment il n’y a aucune raison de questionner leur passage à l’acte. Par contre, si l’on considère les actions violentes comme des prises de décision volontaires de la part de ceux et celles qui les commettent, tout change. Si certains décident de passer à l’acte, ça veut dire qu’ils y ont réfléchi, qu’il y a de la logique, que cela fait sens pour eux. On peut être en total désaccord avec les motivations, les idéologies des « terroristes », il n’empêche que leurs passages à la violence ne sont jamais irrationnels.

De plus, quand on s’interroge sur ce qui peut amener certains à commettre l’irréparable, on se rend compte que la violence surgit des failles de nos sociétés. Si l’on veut arrêter le « terrorisme », il ne faut pas avoir peur ni de regarder qui sont ceux et celles qui en font le choix ni d’interroger une société qui les a conduit à s’en sentir tellement exclus qu’ils ne désirent plus que l’abattre.

Je crois sincèrement, pour prendre un exemple français, que les dernières campagnes d’attentats sont la conséquence logique d’années de racisme populaire et institutionnel, de la manière dont on laisse pourrir les banlieues, du délitement de l’éducation nationale dans ces quartiers, de la difficulté d’espérer quoique ce soit d’autre qu’un boulot de livreur, de vigile ou de conducteur Uber quand on n’a pas le profil et qu’on ne s’appelle pas Dupont, de ne jamais avoir fait un travail de mémoire collectif sur la colonisation et surtout la guerre d’Algérie, de notre participation à l’exploitation de l’Afrique et du Maghreb, etc. On pourra envoyer tous les flics et militaires du pays dans les rues, tant que l’on ne se posera pas des questions essentielles sur comment nous vivons et que nous n’agirons pas en conséquence pour améliorer concrètement la situation, il ne faudra pas s’étonner que les attentats vont continuer. Il faut oser regarder ces « terroristes » comme des humains tels que nous et essayer de comprendre comment ils en sont arrivés là. Alors seulement on pourra commencer à travailler et rebâtir ce qui doit l’être.

Comment, alors que la pratique du cortège de tête prend de l’ampleur et que des groupes de gauche ont décidé de renouer avec une forme de confrontation avec le pouvoir, recevoir à la fois ces images et cette histoire ?

C’est une question difficile car il ne m’appartient pas, en tant que réalisateur, de préjuger de la manière dont ce film pourrait être reçu aujourd’hui. Ce sont des questions que ce film pose, pas des leçons d’histoire, de morale ou de politique. Et chacun est libre, face à ces images, de se positionner et d’en tirer ce qu’il veut, que ce soit des questions, des certitudes ou des critiques.

Pour moi, en tant qu’individu et non plus comme réalisateur, une des questions que je retiens à propos de la lutte, notamment armée, c’est celle du romantisme. Il ne s’agirait pas tant de savoir pour quoi l’on se bat que pour qui on le fait. Les militants de la RAF étaient isolés et combattaient dans une société qui rejetait toute idée d’émancipation voire de révolution. Ils ne pouvaient qu’échouer car on ne fait pas la révolution pour soi. En France, aujourd’hui, les choses semblent enfin mouvantes, les luttes sont éparses mais existent et parfois coagulent. Ça bouge. Mais à quel moment la confrontation directe avec l’État répond à quelque chose de plus large qu’un simple romantisme gauchiste ? L’émancipation individuelle, l’affranchissement d’avec notre éducation ou d’avec les règles sociales sclérosantes n’est qu’une première étape. La question sur laquelle a échoué la RAF c’est comment, de là, on rejoint le corps social, comment la lutte directe peut créer du commun et non pas de l’exclusion ? Des questions parmi d’autres auxquelles seuls ceux et celles qui luttent peuvent répondre concrètement. Et comme dirait Meinhof, le reste n’est que spéculation.

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