La fameuse bulle. Celle qu’on nous reproche parfois, celle qu’on nomme « lobby », celle qu’on nomme « entre-soi ». La fine couche extensible et souple entre ce qu’ils appellent le monde réel et ma communauté ; entre eux et nous.
J’y ai beaucoup pensé à cette bulle, au moment où on a tous dû se replier sur nous-mêmes, sur nos plus petites cellules amicales ou familiales. J’ai eu la chance de passer mes confinements entourés de mes proches ami.es, tous et toutes LGBT. C’était comme être assis en permanence à une table d’un bar lesbien, le bruit en moins. Jamais la bulle queer n’a pris autant de sens que maintenant, pour moi.
Si ça va faire un an que je n’ai pas eu de contact avec le monde extérieur, du moins, jamais des contacts très longs, mon joli repli sur nous-mêmes est officiel depuis déjà quelques années. Elle n’est plus une poche d’air lors de samedis soir mais une façon de vivre.
Cette bulle, c’est ce qui m’a aidé à survivre, à m’aimer, à être fier et à être heureux. Je lui dois beaucoup, surtout en cette période. Au déconfinement, rien que de danser parmi des mecs gays m’a donné l’impression de respirer de nouveau, m’a donné la force de rester fort pour les confinements suivants. Cette impression d’exister à mon décibel et mon watt le plus coloré lors d’une seule soirée m’a donné la puissance dont j’ai besoin pour tenir jusqu’à maintenant.
Et pourtant, je m’interroge sur ce joli repli de plus en plus.
Parce que si cette fameuse bulle m’a rendu plus fort, plus heureux, j’ai l’impression que ce qu’elle m’a octroyé en attaque, elle me l’a retiré en défense. La dernière fois que je suis sorti dans un bar hétéro, des mecs m’ont alpagué d’un « Gay ! » alors que je passais. Et la seule phrase qui m’est venue intérieurement fut « Bah oui, évidemment ! Pas vous ? ». Je n’ai pas su répondre, je n’ai pas su réagir. J’avais oublié que pour eux, ce mot était aussi insultant qu’un « pédé », alors que pour moi « pédé » est déjà un mot revendiqué, récupéré. Je ne l’ai compris qu’en regardant leurs sourires satisfaits et montrant qu’ils étaient prêts à se mettre sur la gueule. Les rares soirées où je suis sorti de la bulle, j’ai souffert.
J’ai aussi oublié le regard des autres dans la rue, quand je tiens la main d’un homme. Pourtant, je sais que c’est là. J’ai oublié les questions stupides, parce qu’elles me parviennent moins, lorsque je travaille chez moi sans devoir m’aventurer dans le monde extérieur.
Mettre tout cela sur le compte de la bulle serait un peu malhonnête. Je sais que cette confiance, je l’ai aussi obtenue en me rodant, en devenant plus fort, en m’acceptant. Et je sais que je peux avoir cette quiétude d’esprit grâce à certains de mes privilèges.
Quand je vois les personnes trans ou les lesbiennes qui sont mes ami-es, j’aimerais tellement les entourer de notre protection avant qu’iels sortent dans le monde. Les prendre tendrement dans mes bras et leur faire passer une sorte de petit imperméable sur leurs épaules, fait de cette protection sociale qu’on a tissée ensemble. Le fait que ce soit impossible me rend parfois malheureux. Je ne peux être qu’être ce réconfort une fois qu’iels sont rentré-es et qu’iels ont dû supporter les remarques de leurs collègues ou de leurs familles. Parfois ça remet aussi un peu de plomb et de réalité dans la cervelle, quand tu te souviens que tous les petits débats militants que tu peux avoir avec les potes ne sont que ce qu’ils sont : des petits débats militants avec des potes. Importants, certes, mais qui ne résonnent que dans notre microcosme. Hors de ça, l’ignorance est reine et dans des domaines qu’on croit parfois être réglés. Le combat est encore plus lent qu’on le croit.
Et pourtant, je vois que mon inconscience est due au fait que j’ai fait mon coming-out plus tôt, que l’on se fait croire et qu’on nous fait croire, à nous les hommes gays, que nous sommes maintenant complètement protégés de toute violence. Parce que ma meilleure amie, contrairement à moi, panique, quand je vais rejoindre un mec que je connais à peine. Parce qu’elle a peur que je ne revienne jamais là où moi, en lisant le nombre de mecs gays tués recensés par Matthieu Fourcher, je tombe de ma chaise.
J’ai honte mais j’avais oublié. Et je ne jette la pierre à personne, j’en suis incapable, à part peut-être à ceux qui, au moindre moment où on est fiers d’une avancée, disent « N’en faites pas toute une histoire, maintenant personne ne vous emmerde ! ». Certains sont même des pédés bien assimilés, qui disent « qu’ils font chier personne avec ça, c’est qu’un détail », qui pensent être tranquilles et qui un jour peut-être, et j’espère de tout mon cœur que ça n’arrivera pas, découvriront à leur dépends que non, certains ne veulent pas nous foutre la paix. Ces mêmes mecs qui se sont aussi créé une bulle sur eux-mêmes, pour aussi se protéger, tout en excluant tous les autres queers de leurs considérations.
J’espère ne pas me prendre un coup de réalité dans la gueule un jour, au coin d’une rue, au coin d’un rendez-vous Grindr qui a mal tourné.
J’ai peur d’oublier les ados isolé-es, peur d’oublier les adelphes hors du microcosme. Peur d’oublier le goût de la peur, que je ressens parfois tard le soir, quand je vois des groupes de mecs me jeter un regard de dégoût. J’ai peur d’oublier la peur et j’ai peur de la ressentir de nouveau. J’ai peur de rester coincé dans cet état bâtard, j’ai peur d’oublier la réalité, j’ai peur de laisser ces jugements inconscients me culpabiliser d’avoir besoin d’être entouré des mien-nes ; de celleux qui savent qui je suis et ce que je vis.
Je n’ai pas de solution à tout cela, à part essayer de rendre la bulle plus belle pour celleux qui s’y sentent moins bien que moi et de connaître là où je suis chanceux, privilégié. D’essayer de protéger mes proches, d’entendre leur réalité. De continuer à jouer ce jeu d’équilibriste moral entre la quiétude et la conscience du danger. Une sorte de mythe de la caverne pédé. Mais est-ce mal de rester enchaîné dans sa grotte quand on sait l’horreur qu’il y a dehors ? Je sais que le déconfinement, pour moi, ça voudra dire se reconfiner avec la communauté, comme je l’ai toujours fait. Et je vais essayer de continuer à tendre l’oreille hors de cette bulle parfois trop hermétique, pour ne pas oublier celleux qui ne sont pas encore dedans, pour ne pas oublier les difficultés du dehors. Je vais tâcher d’être heureux dans un monde qui ne le veut pas, et c’est peut-être ça, ma démarche politique la plus naturelle, la plus facile.