En septembre dernier les éditions Cambourakis rééditait « Comme un million de papillons noirs », un album jeunesse écrit par Laura Nsafou, aussi connue sous le nom de Mrs Roots, et illustré par Barbara Brun. « Comme un million de papillons noirs », c’est l’histoire de la petite Adé, dont les cheveux crépus sont moqués par ses camarades et qui va apprendre grâce à sa mère notamment, à aimer ses cheveux. Le récit de ce cheminement vers l’acceptation et l’estime de soi est soutenu par les illustrations poétiques et délicates de Barbara Brun. Cet album est un livre important car il aborde avec beaucoup de finesse la question de la représentation des cheveux des femmes noires et plus généralement la question de la représentation des personnes racisées. À l’occasion de cette réédition, nous avons rencontré l’autrice Laura Nsafou.
« Her clothes were white, her hair like a million black butterflies asleep on her head. » Toni Morrisson
Friction : Est-ce que vous pourriez revenir sur la genèse du projet et votre rencontre avec l’illustratrice, Barbara Brun?
Laura Nsafou : Pour reprendre depuis le début, il faut remonter à l’été 2016 : j’avais écrit en 2014 un article sur le manque de représentation en littérature et l’absence des afrodescendants dans celle-ci en interviewant des parents sur les difficultés qu’ils rencontraient. Deux ans après, Aurélie Crop, fondatrice des éditions Bilibok à l’époque, tombe sur cet article et me propose un projet : elle me donnait carte blanche pour écrire une histoire inspirée de la citation de Toni Morrison, qui décrivait l’afro “comme un million de papillons noirs”. J’ai donc écrit cette histoire, puis mon éditrice m’a mise en contact avec Barbara Brun. Son travail artistique a vraiment l’atmosphère poétique que l’on voulait donner à cette histoire. Ça a marqué le début d’une superbe aventure : la campagne de financement lancée sur Ulule pour les 1000 premiers exemplaires a atteint 100% en une semaine. En un mois, nous avions atteint le double, soit un peu plus de 20 000e. C’était incroyable. Les éditions Bilibok ont par la suite commercialisé ce livre, puis ont dû fermer leurs portes fin 2017 pour des raisons indépendantes à la vente du livre.
L’album avait déjà fait l’objet d’une publication avant d’être édité dans la collection Sorcières des éditions Cambourakis. Qu’est-ce qui a motivé cette réédition ?
Laura Nsafou : L’équipe de Bilibok, Barbara et moi-même avions vu la réception du livre et le soutien qu’il avait reçu, autant par les familles afrodescendantes que par des professeurs, des bibliothécaires, des éducateurs… Pour un livre qui n’était disponible que par commande sur le net, nous avions eu une bonne couverture médiatique et nous étions convaincus qu’ il répondait à une demande. Je ne pense pas que les gens réalisent à quel point l’invisibilisation des personnes noires – et plus largement des personnes racisées- est quelque chose avec lequel on grandit. Un professeur m’a dit avoir vu une fille noire de sa classe partir en vacances avec le livre et revenir avec un afro à la rentrée, expliquant qu’elle trouvait ça joli. C’est énorme de pouvoir contribuer à l’estime de soi d’enfants minorisés que la société ne considère pas ou stéréotype.
Pourquoi, vous qui avez déjà publié un roman et qui avez une activité de blogueuse engagée, vous êtes-vous lancée dans l’écriture d’un album jeunesse ? C’est un enjeu particulièrement important de s’adresser à un jeune public quand on entend lutter contre les discriminations ?
Laura Nsafou : C’est un enjeu fondamental. La portée systémique du racisme implique qu’une majorité de femmes noires vivant en France ont souvent subi les mêmes expériences discriminatoires dès le plus jeune âge. Non seulement la conversation autour du racisme – en tant que système – est silenciée par les institutions, mais il y a aussi un discours qui vise à en faire quelque chose de moral et de factuel : le nombre de livres jeunesse disant dénoncer le racisme sont, pour la plupart, problématiques : soit on tombe dans la restitution de tropes coloniaux avec des comparaisons type cacao et des évocations de la savane, soit l’illustration même s’inscrit dans un continuum colonial, soit on évacue la responsabilité collective dans le maintien du racisme. Un enfant noir ne se lève pas un matin en se pensant noir, ni ne décide de ne pas s’aimer. C’est la société, et les personnes qui l’entourent qui conditionnent l’image de lui-même. Adé n’est pas la première fille noire à entendre des moqueries sur ses cheveux : de la même manière que des petites filles noires vont comprendre qu’elles ne sont pas étranges en lisant ce livre; leurs camarades comprendront aussi qu’il n’y a rien d’étrange à avoir des cheveux crépus. Il en est de même pour les parents, pour les professeurs, etc… La représentation fidèle de notre société passe non seulement par une mobilisation collective mais aussi par un regard critique de ce que l’on perpétue. Et ça commence par les étagères des écoles maternelles, des CDI, etc…
Pensez-vous qu’il y ait une prise de conscience de la capacité qu’a la littérature jeunesse à transmettre des valeurs et à construire des représentations ?
Je pense, oui, mais principalement parce que la discussion autour de la diversité en littérature s’est consolidée avec des initiatives indépendantes et politiques, et que les communautés minorisées dénoncent également l’hypocrisie d’une telle conversation qui ne questionne pas les industries culturelles. Mettre un personnage noir ne suffit pas : c’est ce qu’il dit, la manière dont il s’inscrit dans le contexte actuel, et qui le raconte qui est important. Quand j’ai présenté dans des classes ce livre, que ce soit des élèves de maternelle ou de collège, on m’a systématiquement demandé si Adé était moi. Il y avait une vraie discussion sur la possibilité, en tant que femme noire, de raconter une part de son histoire dans un livre ; beaucoup de “comment vous avez fait ?”etc. Preuve que la nécessité de raconter son histoire n’est pas une chose évidente pour les enfants racisés. Aujourd’hui, des associations comme Diversité & Kids investissent dans la visibilité de ces thématiques, que ce soit sur la question de la grossophobie, du validisme, du racisme, etc. Les choses évoluent. Aussi, plus largement, beaucoup de parents ou de professionnels ont fait leurs retours sur la réception du livre par des enfants non-afrodescendants et, sans surprise, ça ne les a pas empêchés de s’identifier à Adé. Je pense que c’est par des livres comme « Comme un million de papillons noirs », ou « Neïba je-sais-tout » et bien d’autres, que l’on peut rendre obsolète, le fait de mettre systématiquement un héros masculin, blanc et valide comme symbole d’universel.
Le titre de l’album est inspiré d’une phrase de Toni Morrison qui compare les cheveux crépus à des papillons noirs. Votre album m’a également fait penser à un passage du documentaire “Ouvrir la voix” d’Amandine Gay où il est question du rapport aux cheveux des femmes noires et aux moqueries et remarques que les femmes noires ont à subir. Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi il est nécessaire de parler des cheveux des femmes noires ?
Tant que l’afro sera considéré comme une coiffure négligée, tant dans le cadre professionnel que dans le cadre personnel, que des petites filles noires en auront honte, qu’il fera l’objet de procès comme ça a été le cas avec la société Air France, la question des cheveux afros restera politique. Il y a, depuis plusieurs années, une réappropriation du cheveu crépu pour ce qu’il est, à savoir notre cheveu naturel, et sa réhabilitation dans l’espace public est politique : non pas parce que nous cherchons l’approbation d’autrui, mais bien parce que les micro et macro-agressions racistes qu’il suscite sont inacceptables. Ce n’est pas normal que ma sœur se voit entendre que sa coiffure est “trop noire”, durant son travail; ça n’a rien à voir avec ses compétences professionnelles et c’est une remarque négrophobe. Il y a tout un processus de réappropriation et de reconstruction de l’estime de soi qui est lié aux cheveux crépus, parce que c’est l’un des premiers traits dénigrés chez la femme noire, comme le reste de son corps, d’ailleurs.
Dans l’album, la petite Adé est entourée de plusieurs figures féminines, à commencer par sa mère, il y a une véritable transmission entre ces femmes et Adé. Pourquoi ce choix ?
Je pense que c’est un peu le cœur de beaucoup de choses, autant dans ma vie que dans mon engagement politique. D’un point de vue purement personnel, c’est quelque chose que je retiens de ce moment passé avec ma mère. C’était un rituel qui nous appartenait, et historiquement, il y a tout un savoir autour du cheveu crépu qui a été perdu, notamment à cause de l’esclavage et de la colonisation. La transmission est un réel enjeu politique. Que ce soit par le blog ou les livres, ou par les ateliers que j’ai proposé, ça a toujours été quelque chose qui a caractérisé mon engagement politique. Pour lutter contre l’invisibilisation de nos histoires, de nos identités, pour rompre avec le discours dominant, il faut laisser des traces et nous réécrire. Que ce soit dans la littérature pour adultes, en jeunesse, ou en BD, en musique, dans les films, dans les podcasts, etc; on ne pourra pas effacer nos traces, et la génération suivante grandira avec ce que nous n’avons pas eu. Si une femme noire me lit et se sent légitime, là où elle est, j’aurais réussi quelque chose. C’est ce vers quoi je tends.