Nous, les hommes violés

Nous, les hommes violés, nous avons été violés par vos pères, par vos frères, par vos oncles, par vos fils. Nous sommes de ceux qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir. Nous sommes de ceux qui tentent d’avancer malgré nos corps encore marqués. Nous sommes de ceux qui n’arrivent plus à se regarder dans le miroir. Nous sommes de ceux qui ne peuvent plus se retrouver dans le noir avec quelqu’un. Nous sommes de ceux qui angoissent à l’idée d’être au lit avec quelqu’un. Nous sommes de ceux que certaines positions, certaines remarques terrifient. Nous sommes de ceux qui ont essayé de combler cette blessure par ces mêmes sexes, ces mêmes mains, ces mêmes regards. Nous sommes de ceux qui pleurent et n’arrivent plus à sortir les mots. Nous sommes de ceux qui minimisent. Nous sommes de ceux qui culpabilisent. Nous sommes de ceux qui, un jour à la terrasse d’un café, réalisent ce qu’il s’est passé. 

Nous sommes les hommes de l’obscurité.

Nous n’étions que de la chair à vos yeux. Rien d’autres que des adolescents trop innocents. Rien d’autres que des corps laissés à vos appétits sans fin. Vous avez déchiré nos chairs avec vos mains, vos sexes, vos regards immenses. Vous avez usé de votre pouvoir pour nous asservir. Vous avez volé nos rêves d’enfant. Vous nous avez fait entrer dans le monde de la violence. 

Et pourtant, vous nous dites : non, nous n’avions rien vu. Menteurs. Vous le saviez très bien. Vous n’étiez pas dupes. C’était vous, les adultes. Vous, vous saviez ce que ça voulait dire baiser. Nous, on ne savait rien. On vous a écouté. On vous a fait confiance. Vous avez fracassé à coup de reins nos corps encore pubères. Vous avez fait entrer votre sexualité dans nos vies. Vous avez introduit vos glands à l’intérieur de nos corps encore imberbes. Vous n’aviez pas le droit. Et vous le saviez très bien.  Vous le saviez rien qu’à voir notre visage. Vous le saviez rien qu’à voir les larmes couler de nos yeux. Vous le saviez rien qu’à entendre le silence mutique dans lequel vous nous plongiez. Vous le saviez et vous continuiez à nous violer.  

Vous le saviez et vous avez continué à me violer. Vous avez continué à poser vos mains fripées et ridées sur mon corps d’adolescent. Vous m’avez fait croire que ça serait sympathique, que j’en avais envie. Sait-on ce dont on a réellement envie à seize ans ? Sait-on ce que ça implique de faire l’amour ? J’ai pensé toute ma vie qu’aimer un homme c’était ça : se faire baiser pendant trente minutes et puis basta, au revoir, direction la douche. Pas de mains qui effleurent délicatement mon corps. Pas de baisers après le sexe. Pas de douceur et de tendresse quand vous rentriez en moi. Rien de tout ça. J’ai cru que faire l’amour c’était supporter la douleur qui irradiait tout mon bas ventre pendant des heures durant. J’ai cru que c’était ne pas pouvoir dire non à ce qu’on avait déjà convenu. Ne jamais reculer. Me montrer résistant et viril comme un homme. Performance du corps extensible.

Et je me rappelle ces années à me haïr après chaque rapport. Pleurer en roulant seul le soir sur mon vélo et me demander : pourquoi j’ai encore fait ça ? Je me disais toujours que ça serait le dernier. Je haïssais mon reflet en me regardant dans le miroir. T’es vraiment qu’une petite merde je me disais. La course ne s’arrêtait plus. Consommation effréné et frénétique. Notifications. Discussion. Baise. Vouloir toujours plus que ce qu’on avait déjà. Continuer à se regarder dans le miroir un soir d’été, la tête rougie par le sexe et se dire j’en suis encore là ? Dissociation. Dissonance. Et toutes ces petites voix qui te demandaient si tu en avais vraiment envie, si ce mec te plaisait réellement, si tu ne faisais pas une erreur. Et une seule pour crier : tu le mérites. 

Jusqu’au jour où ça claque et où mon corps me lâche. Je deviens mon propre bourreau, ma propre victime. Je deviens moi-même l’agresseur de mon corps. Dans le bureau de l’hôpital, on me demande si j’ai déjà couché. Eux, ils ne parlent pas de sodomie. Langage médical oblige, on te dit : Monsieur, avez-vous déjà eu des rapports anaux ? Je suis bien obligé de répondre oui, pris encore une fois à mon propre piège. Me voilà démasqué. Ils disent ensuite : vous vous protégez ? Je suis forcé de répondre : Oui. Même si on ne m’a jamais réellement appris à me protéger. Et surtout, me protéger de quoi ? D’une vieille IST ou d’un connard qui aurait pu me violer ? Ce à quoi on me répond : Si l’abcès revient (et c’est à ce moment que tu comprends que ça ne te lâchera donc jamais), vous devrez aller consulter un proctologue. Voilà la liste. Une liste interminable de noms, d’adresses, de numéros de téléphone se déroulent devant mes yeux. 

Ce soir-là, dans le bureau, je n’entendrais jamais parler de pénétration, de consentement, d’agression, de réduction des risques, de poppers, de godes, de violences sexuelles. Alors que c’était tout ce qui a été ma vie sexuelle depuis le début. Personne n’utilisera les bons mots. Jamais le personnel médical ne me posera une question sur le consentement lors mes derniers rapports sexuels. Jamais je ne leur parlerais de ce que j’avais vécu quelques années auparavant ou encore la nuit dernière. Jamais. À dix-huit ans, avais-je les mots pour leur en parler ? Où étaient les mots que j’écris maintenant ? Étaient-ils déjà remontés de mon cul jusqu’à mon ventre, prêt à éclore dans mon cerveau ? 

*

Aujourd’hui, tout a changé. Le jour se lève sur mon corps toujours endolori. Le soleil irradie ma peau. Le feu traverse ma poitrine. Je me répète une seule chose en boucle.

Plus jamais. 

Plus jamais vous ne toucherez mon corps. 

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