Notre rédactrice Fanny s’intéresse aux objets et à leur charge symbolique. Dans cette rubrique, elle raconte l’influence qu’ont les objets sur nos modes de vie et surtout sur les systèmes de domination et d’oppression (en particulier liés au genre et à la sexualité) qu’ils alimentent. Dans ce cinquième volet, elle nous parle des godes.
Les godemichets, ou dildos, en anglais, sont des sextoys, objets utilisés pour (se) donner du plaisir sexuel. Ce terme, largement employé, est critiquable car il tend à effacer les enjeux politiques de cet objet, à le rendre inoffensif. Comme le souligne Pia Pandelakis, dans le cadre de la journée d’étude SexPlays, à Toulouse, en 2017, le terme godemichet est plus « âpre et rugueux » que le mot sextoy et si ces objets se sont aussi bien vendus depuis quelques années, c’est notamment grâce à un travail sur le langage. Je me limiterai à faire ici un inventaire critique des godemichets et vibromasseurs pénétratifs afin de ne pas me perdre dans la masse gigantesque d’objets de sexe disponibles sur le marché. Si ces objets et leur démocratisation participent à une libération de la parole, ou plutôt au « désépaississement d’un silence construit », sur les sexualités et les corps, ils ne sont pas pour autant exempts de biais oppressifs. Ils sont des objets culturels qui contribuent, comme tant d’autres objets, à parler de notre société et des discriminations qui l’habitent.
Le gode médical
L’histoire du godemichet a été marquée par une utilisation médicale. À la fin du XIXe siècle, ils ont été utilisés comme des outils de traitement de l’hystérie. Les femmes issues des classes supérieures sont alors victimes d’un mythe de la faiblesse et du dysfonctionnement chronique de leur corps. « L’utérus est [considéré comme] l’organe qui contrôle le corps de la femme, car il est le plus sensible de tous et intimement connecté à chaque autre partie du corps grâce aux ramifications de ses nombreux nerfs ». Ainsi, tout comportement jugé déviant était associé à de l’hystérie, et le traitement préconisé passait par une stimulation sexuelle, à l’aide d’objets dédiés. Le premier vibromasseur mécanique voit donc le jour en 1869 à cette fin. Les outils peuvent donc facilement changer d’usage, de fonction selon la conception des corps ou l’utilisateur·ice. Le gode passe ensuite d’outil médical à outil de plaisir sexuel. L’écrivaine Terri Kapsalis souligne, dans Public privates: performing gynecology from both ends of the speculum, qu’il « existe une frontière très intéressante entre le dispositif de torture, le dispositif médical et le dispositif sexuel » concernant le spéculum. Cet outil peut lui aussi frôler les limites du médical pour basculer du côté de la sexualité. La consultation médicale de gynécologie a d’ailleurs été exploitée dans la pornographie par Erika Lust notamment, dans l’un de ses courts-métrages de la série Xconfessions : les outils médicaux comme la chaise gynécologique deviennent des accessoires sexuels. C’est pour cette raison que la consultation gynécologique doit être un lieu de consentement, car elle induit lors d’un examen, un acte pénétratif qui ne doit plus être banalisé.
Le gode réaliste
La culture des sextoys fut longtemps connotée de façon négative, associée à des lieux sombres, masculins, violents, sales. Ce sont les sexshops, concentrés dans des quartiers spécifiques (Pigalle à Paris par exemple) et couplés à d’autres activités liées au sexe (prostitution, peep-shows, strip-tease …), qui ont cultivé cette culture non populaire des sextoys jusqu’à l’avènement, dans le courant des années 2000, de nouveaux lieux de diffusion de ces objets. Une esthétique bien particulière est associée aux sexshops : des objets réalistes, en cuir ou en latex, des objets qui ne se camouflent pas. Elle est représentative d’un public alors essentiellement masculin ou pratiquant du sexe tarifé. L’image du gode imitant un pénis, couleur chair, marbré de veines, maintenu à sa base par un socle testiculaire, s’apparente à une véritable prothèse, une volonté de reproduire un organe et non pas seulement une fonction pénétrative.
Le gode rose à paillettes
Les années 2000 furent propices à la démocratisation des objets de sexe, que l’on appela rapidement « sextoys » dans une volonté de les rendre moins effrayants, plus facilement appropriables. Des réunions tupperware dédiées à la vente de ces objets se multiplient et constituent un lieu de socialisation féminine privilégié autour des questions de la sexualité. S’intéresser à ces objets, les acheter, les comparer amène à des discussions sur la masturbation, le plaisir, le désir, l’interaction des corps et des objets, seul·e ou à plusieurs. D’après une enquête IFOP de 2017, près d’une Française sur deux (49%) admet en avoir déjà utilisé au moins une fois au cours de sa vie, contre un peu plus d’une sur trois il y a cinq ans (37% en 2012), 14% en 2009 et à peine 9% en 2007.
Les « sextoys » intègrent une culture féminine ou « girly » et amènent au développement d’esthétiques aux antipodes du gode réaliste du porno. Au contraire, les références au corps humain s’estompent, les objets deviennent doux, lisses et prennent des couleurs pastels. Il n’est plus question d’y voir un pénis mais plutôt un compagnon de chevet. Par exemple, le vibromasseur Ocean de Fun Factory incarne parfaitement ces codes.
On note également que la démocratisation de ces objets initialement de niche amène à amplifier le système de classification binaire des plateformes ou points de vente : femme / homme, seul·e / en couple (hétérosexuel). Les autres identités de genre, sexualités ou relations sont peu ou pas pensées, du moins dans la culture mainstream des objets de sexe.
Le gode fantôme
En 2018, le film La forme de L’eau, de Guillermo Del Toro, donnait à voir l’histoire d’amour d’une femme muette et d’une créature aquatique. L’apothéose de cette relation nous apparaît lors d’une scène de sexe sous-marine dans une salle de bain remplie d’eau. Cette créature, bien qu’anthropomorphique, aurait pu nous réserver des trésors de créativité quant aux modalités du rapport sexuel; et pourtant, non, cette créature est dotée d’un pénis (que l’on ne voit pas à l’écran mais qui est mentionné par la suite). Dans un contexte si hors normes, le réalisateur a tenu à reproduire un schéma classique d’une sexualité, sinon hétérosexuelle car il est difficile de se prononcer sur le genre de la créature, du moins phallo-centrée (centrée sur le pénis).
L’omniprésence quasiment systématique du pénis ou d’une forme l’imitant peut être appuyée par une étude basée sur le catalogue du site de vente n°1 en Angleterre, Lovehoney, en 2014 par Jon Millward. L’infographie produite révèle que le catalogue du site contient une large majorité de sextoys pénétratifs (815 en tout), les vibromasseurs (en majorité pénétratifs) représentant 18% des ventes (2e catégorie la plus vendue après les lubrifiants et préservatifs). Les godemichets ou les vibromasseurs prennent également une place prépondérante dans les représentations pornographiques. D’ailleurs lorsque l’on tape « sextoy » sur un moteur de recherche, les objets pénétratifs sont majoritairement représentés.
Ces remarques semblent indiquer qu’à défaut d’un pénis, la pénétration continue d’être centrale dans tout rapport sexuel, qu’elle est un objectif et pas seulement une option, comme le rappelle l’un des épisodes du podcast Les couilles sur la table, de Binge Audio. Les théories alimentées depuis le début du XXe siècle et qui nourrissent l’imaginaire collectif, ont participé à créer cette injonction à la pénétration : l’orgasme vaginal serait associé à la maturité et aux « vraies femmes » tandis que l’orgasme clitoridien le serait à une forme de puérilité et aux petites filles. Cette théorie crée un flou anatomique qui peine encore, 100 ans plus tard à disparaître : en réalité, ce que l’on nomme orgasme vaginal et orgasme clitoridien sont tous les deux liés au même organe, le clitoris. Le premier est obtenu par une stimulation interne et le second par une stimulation externe. C’est donc une culpabilité que l’on crée chez les femmes, au travers de ce mythe, à trouver du plaisir autrement que par la pénétration.
Il semble donc nécessaire de garder un regard critique sur ces objets, et d’ouvrir de nouvelles portes masturbatoires, dont l’horizon n’est pas pollué par des formes phalliques. C’est ce que fait la designer Matali Crasset avec l’objet 8e Ciel (objet qui a le mérite de proposer une forme originale, sinon fonctionnelle) ou encore la marque Womanizer avec son « aspirateur à clito ».
Le gode DIY
Force est de constater que la plupart des objets de sexe de qualité sont très onéreux, dépassant parfois plusieurs centaines d’euros. Ces objets sont donc de plus en plus pensés hors des circuits commerciaux classiques, irrigués par les cultures DIY ou makers : des modélisations 3D de godemichet sont disponibles sur des sites comme http://dongiverse.com/ ou http://makerlove.com/. D’autres initiatives de designeur·se·s dénoncent avec humour la difficulté d’accès de ces objets pour les personnes les plus précaires avec des objets comme Dildo Maker de Francesco Morackini, qui propose un objet pour tailler des objets en forme de pénis ou Fruit Condoms de Morgane Pluchon et Quentin Simonin qui propose une gaine en silicone à enfiler sur les objets que l’on a, à la maison.
Fabriquer des objets de sexe de façon artisanale, via des outils très divers, de l’utilisation de légumes, à la PAO ou encore du papier toilettes et du cellophane, ces pratiques créent une réelle liberté pour penser les sexualités en dehors des enjeux commerciaux. Pia Pandelakis, lors de la journée d’étude SexPlays, propose que « le gode est un dispositif politique potentiel car il permet de produire son identité, de produire son corps ». Ainsi, dès lors que l’on accède à des outils de fabrication d’objets de sexe, il est possible de penser des objets, des godes, des prothèses, des extensions, des augmentations du corps qui nous permettent d’exprimer notre identité.
Paul Preciado, dans son Contra-sexual Manifesto, souligne que nos sexualités sont déjà phagocytées par des « greffes, godes, implants, médicaments, hormones… autant d’autres prothèses, autant d’autres zones de production sexospécifiques ». Ces paramètres font exploser une sexualité hétérosexuelle, cisgenre, phallo-centrée omniprésente.
Le gode augmenté
Les godes inondent les imaginaires et les sites de e-commerce, proposant la plupart du temps des fonctionnalités similaires. Pourtant il est possible de penser des godes augmentés, des godes dont le discours ne porte pas seulement sur la sexualité. On peut y amener des extensions de réflexion comme la mort de l’être aimé, le sexe tarifé ou la procréation chez les couples lesbiens. Carmina, rédactrice en chef du Tag Parfait et camgirl, expliquait, lors d’une intervention dans le cadre de la journée d’étude Sexplays, que les objets de sexe étaient rarement pensés pour les camgirls, à savoir pour une utilisation quotidienne et intensive ou comme médium de tarification. Elle cite notamment les objets créés par la marque Lovense dont les vibrations sont commandées par les tips donnés par les client·e·s des salons de camgirls. Le gode devient alors un objet rémunérateur.
Un autre projet, Pop de Semenette, est un godemichet pensé pour permettre aux couples lesbiens de procéder à une insémination dans un cadre intime (et pas dans une structure médicale). L’objet permet, selon le site du produit, de reproduire un rapport hétérosexuel et de permettre aux deux partenaires d’avoir un rôle actif dans ce processus. Le gode devient un objet de procréation, dont la dimension hétérocentrée peut être critiquée.
Finalement, le projet 21 grams, malgré son manque de réalisme et d’accessibilité, soulève la question de la mort et de la sexualité, des tabous qui y sont liés, en proposant un rituel composé notamment d’un godemichet que l’on peut remplir des cendres du ou de la défunt·e. Le gode devient un objet fantomatique de réincarnation et de mémoire.
Le gode devient donc une multitude d’objets dont la fonction s’étend au delà du plaisir sexuel, ce dernier pouvant être remplacé, complété ou simulé par d’autre enjeux liés à la sexualité.
Le gode magique
Les godemichets de la marque Chakrubs, fabriqués avec des pierres semi-précieuses, n’interpellent pas seulement pour leur apparence de bijoux, mais aussi pour les liens qu’ils entretiennent avec des pratiques magiques, notamment la lithothérapie. Les pierres et cristaux auraient des propriétés énergétiques spécifiques à chacune de leur typologie. Quartz rose, pyrite, pierre de Lune, améthystes sont autant de pierres qui permettent de travailler sur l’amour, la créativité, les rêves etc… Le corps est également le véhicule d’énergies, notamment dans le contexte d’un rapport sexuel. Certaines personnes utilisent la rencontre de ces énergies pour faire de la « magie sexuelle ». Cette typologie de magie consiste à utiliser l’énergie des orgasmes pour charger un sort. Les conditions de son exercice sont propres à chacun·e : on peut utiliser des objets rituels, bougies, sextoys en cristal, encens, ou faire ce rituel à la pleine lune. La magie réside alors dans la conscience de l’énergie créée et transformée au travers de la sexualité, la richesse des fluides corporels, des échanges et mélanges. Damon Brant, auteur d’un livre sur le sujet, en disait qu’avec « la magie sexuelle, tout ce dont tu as besoin de faire pour changer ton monde, c’est d’avoir des orgasmes ».
La rencontre du « dildo » (godemichet, en anglais) et de la magie se fait également de façon symbolique, lorsque le collectif espagnol GYNEPUNK organise des ateliers de dildomancie, où l’image de la sorcière vient nourrir des réflexions sur la création « de sextoys aux formes plus organiques, plus didactiques », selon Paula Pin, membre de GYNEPUNK, la fabrication de lubrifiants naturels ou le soin par les plantes d’infections vaginales.
Le gode à deux balles
L’émergence d’une demande de plus en plus grande concernant les sextoys a amené à la création de plusieurs marchés, des objets les plus luxueux aux objets à quelques euros. Sur YouTube, on retrouve des chaînes dédiées à des revues de sextoys, comme la chaîne Clemity Jane, qui met souvent en avant des produits coûtant souvent plus de 50 voire 100 euros. Fun Factory, Lelo, Marc Dorcel ou Womanizer sont décrites comme des marques de qualité mais très onéreuses. On retrouve parfois des objets de luxe, dépassant plusieurs milliers d’euros, comme le joaillier Victor qui propose des objets personnalisés (métaux précieux, diamants incrustés) entre 24 000 et 40 000 euros. On peut également citer le plug La grande dame, du designer Bastiaan Buijis, en marbre et bois noble, qui devient un véritable objet d’art, à exposer chez soi. Le sextoy sort du cadre de l’intimité pour devenir un objet ostentatoire de richesse.
À l’opposé, des sites comme AliExpress ou Wish commercialisent des sextoys aux prix défiant toute concurrence, mais qui posent question d’un point de vue sanitaire (qualité des matériaux utilisés) mais aussi des modes de production (qui produit ces objets et dans quelles conditions ?).
Les sextoys ne sont donc pas seulement des objets de plaisirs inoffensifs, comme leur nom l’indique mais des objets produisant des discriminations, notamment de classe.
Le gode monstrueux
Les godes vendus par le site Bad Dragons, qui revêtent des formes fantastiques, semblent être inspirés de l’univers du Hentai (pornographie animée japonaise mettant notamment en scène des rapports sexuels entre des humain.e.s et des animaux ou des monstres). Ces objets impressionnants, tant par leur forme que par leur taille, renvoient à un univers monstrueux, des formes fantasmagoriques qui repoussent les limites de l’humain. Ils sont, à mon sens, une porte d’entrée pour parler des sexualités non normées, parfois nommées paraphilies, hors-normes, sales, montrueuses. Les pratiques BDSM, par exemple, sont des impensées dans le discours officiel sur la sexualité. Pourtant, elles existent et doivent être prises en compte de par leur simple existence. Les objets développés pour ces pratiques sont des objets de niches, dissimulés, connus uniquement à l’intérieur des communautés.
Paul Preciado, dans son Contra-sexual Manifesto, invite à penser le gode comme un outil pour construire mais aussi pour déconstruire les sexualités. Il présente le concept de dildotectonics comme le fait de considérer le corps comme un « dildoscape » : une surface vivante où les godes sont intégrés ou retirés. « Le gode représente également la plasticité de notre corps, de quelles parties (seules ou à l’unisson) peuvent être, ou devenir, “sexuelles” ou un “organe”. Le gode se dilate où, quand et comment nous pourrions expérimenter des corps, désir, fantaisie et toucher […] en tant que référence du pouvoir et de l’excitation sexuelle, trahit l’organe anatomique en pénétrant dans d’autres espaces signifiants (organique et inorganique, homme et femme) qui sont ressuscités du fait de leur proximité sémantique. […] À partir de ce moment, tout peut devenir un gode. Tout est gode. Même le pénis ».
Paul Preciado nous invite donc à regarder nos corps différemment, à leur trouver de nouveaux usages, à sortir des schémas pré-établis, à ne pas juger au préalable de ce qui est sexuel et de ce qui ne l’est pas. À ce titre, l’auteur peut nous aider à penser les sexualités des personnes atteintes de handicaps, inexistantes au regard de la société, considérées comme monstrueuses, contre-nature. Des dispositifs commencent à naître, comme le projet Love Assist de GLenn Da Silva , mais continuent d’être perçus comme déviants.
Finalement, on s’aperçoit que le godemichet, le gode, le dildo, le sextoy, le vibromasseur n’est pas un objet inerte qui s’active le temps d’un orgasme. Il est un objet avec une histoire propre et lourde de sens, il est, dans toutes ses déclinaisons, de forme, de couleur, de matériau, de condition d’utilisation et d’utilisateur·ice.s, porteur d’un discours encore parasité par des réflexes sexistes, classistes, validistes ou racistes, malgré l’ouverture qu’il apporte, de par sa popularité, sur les sexualités.
Références :
Preciado Paul, Manifeste contra-sexuel, Diable Vauvert, 2011. (1re édition en 2000).
Pandelakis Pia, Journée d’étude SexPlays, Université Toulouse Jean Jaurès, 2017.
Carmina, Journée d’étude SexPlays, Université Toulouse Jean Jaurès, 2017.
Ehrenreich Barbara, English Deirdre, Fragiles ou contagieuses, le médical et le corps des femmes [1973]. Paris : Caramboukis, 2016.
Kraus François, Les français et les sextoys : la grande enquête, Enquête IFOP, 2017.
Millward Jon, Down The Rabbit Hole : What One Million Sextoys Sales Reveal About Our Erotics Tates, Kinks and Desires, 2014.
Chardronnet Ewen, GynePunk, les sorcières cyborg de la gynécologie DiY, Makery, 2015.