OXYTOCINE nous parle de son nouveau clip « Emilie (Personne) »

Jeudi 8 décembre, OXYTOCINE que l’on suit chez Friction depuis le début, a dévoilé le dernier morceau de son EP multimédia Mémoire Vive (on en parlait ici). « Emilie (Personne) », c’est son nom, retrace l’histoire de l’adolescence naissante d’Émilie, jeune fille délaissée par sa famille patriarcale qui cherche sur les réseaux miroir plus flatteur. Alors qu’elle se construit elle-même en parallèle de son image, elle subit la sanction sociale du slutshaming qui la fera passer d’être « personne » à n’être « plus personne ».

Le clip qui accompagne le morceau est une réflexion sur l’enfance, sa vulnérabilité et son aspect surréaliste appuyé par les icônes et attractions de Disneyland (où les images ont été majoritairement filmées) et les effets de flou et de retours en arrière. OXYTOCINE y manipule des images de sa propre enfance à l’aide d’un montage impressionniste qui fera écho dans l’inconscient collectif de la génération 90’s. On a souhaité en parler avec cette artiste cross-média.

Emilie (Personne) renvoie au début de l’adolescence, c’est une phase de transition, un seuil. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cet âge de la vie ?

C’est une phase de grande intensité, de transition mais aussi de paroxysme, où globalement t’es mal mais en même temps tu t’affirmes et t’empouvoir. Tu commences à t’extraire du rapport de dépendance et donc de domination le plus absolu – celui des parents sur leur enfants – en te jetant dans l’excitation et la pression de devoir « devenir » quelque chose. Pour te construire tu te traînes le sac de ton histoire familiale et sociale sur le dos avec dedans des outils ou des boulets, la plupart du temps un peu des deux. Mais à l’adolescence, on se met à résister plus frontalement à l’autorité et c’est pas pour rien que les adultes appellent cette période « l’âge ingrat»  : on s’oppose à eux, on remet les règles en question (famille, école) et ça leur plait pas. En même temps c’est vrai que pour trouver sa place dans un groupe, on ingurgite parfois d’autres normes tout aussi creuses.

C’est aussi la période où vont se figer les stéréotypes de genre, où l’on va se voir réduire brutalement à notre genre d’assignation. Pour les personnes assignées femme à la naissance on découvre les contraintes contradictoires qui pèsent sur ce rôle de « fille » qu’on nous colle sur la gueule au moment où les signes extérieurs de « fémélité » s’impriment sur notre corps. Le monde extérieur commence à nous sexualiser et on sent bien ces regards peser sur nous mais on subit la sanction sociale lorsqu’on décide d’en jouer. C’est là qu’on capte qu’on est coincé.e.s : pour exister dans l’œil de l’autre (en l’occurrence celui qui a le pouvoir de juger : l’homme ou l’homme en puissance) il faudrait se plier à la contrainte de séduction à laquelle on nous assigne, mais sans trop en avoir l’air, au risque d’être traitée de « p*te ». L’autre option c’est de demeurer plus ou moins invisible ou objet de moqueries. C’est le paradoxe entre la sanction de violence en cas de sur(s)exposition et l’invisibilité quand tu joues pas le jeu.

La spécificité de cette étape de transition c’est que parfois, on pense jouer la partition qu’on attend de nous (la séduction hétéronormative) mais on n’en a pas toujours compris les règles implicites. C’est ce qu’il se passe dans l’histoire d’Emilie qui prend conscience de ces normes sociales au moment où elle les transgresse. En cherchant par la séduction à s’affirmer comme « personne » elle comprend que le rôle réservé aux « sal*pes » c’est de n’être « plus personne » : d’être déclassée du statut de « pas grand chose » à celui de « moins que rien ». C’est ce qu’on appelle le slutshaming et c’est ce qu’on constate avec les féminicides de travailleur.euses du sexe notamment et le peu de cas que la société leur réserve..

C’est à ça que me ramène la question de l’adolescence, en tous cas celle que j’ai vécu où comme beaucoup d’autres je ne correspondais pas à ce qu’on attendait de moi – parce que alternativement trop « masculine » ou trop « salope ». Les sanctions pour chacune de ses tares divergent mais sont aussi violentes l’une que l’autre.

Il est aussi question de la construction de soi par rapport aux autres. Quel regard portes-tu sur cette altérité justement ?

C’est un moment d’affirmation individuelle, contre sa famille notamment, et en même temps on cherche à coller à une identité pour trouver sa place dans un groupe. On quitte une norme pour en rejoindre une autre où on se retrouve en tension entre le besoin de « correspondre » pour marcher en groupe et l’envie de se (dé)marquer comme individu.e. En mettant le nez dehors on comprend mieux le monde social – où on est – et par les regards des ami.e.s et amoureux.se.s qu’on laisse entrer on comprend mieux qui on est à l’intérieur.

Dans la chanson j’ai essayé de situer ça dans le monde d’aujourd’hui, où l’identité individuelle se construit aussi sur les réseaux sociaux, en parallèle de l’école. Cet espace virtuel vient exacerber ce qui se passe déjà irl, notamment avec les dynamiques de « bannissement » (le shadow banning sur instagram) ; la popularité qui est maintenant chiffrable (like, partages, etc). Les réseaux doublent cette construction à travers les regards des autres – on met l’oeil dehors avant d’y mettre le nez – et on se compare : c’est en voyant défiler « l’infini millésime de la vie de ses ami.e.s » sur son feed qu’Emilie se rend compte qu’elle est délaissée par ses parents.

Dans le clip on retrouve des images de ta propre jeunesse et c’est donc aussi une réflexion sur ta propre enfance. Est-ce que tu peux nous en parler ?

J’ai pas trop apprécié cette période. J’ai grandi dans le sud dans une famille monoparentale sans réels problèmes de thune. Ma mère était en rupture familiale et devait tout gérer seule, elle taffait beaucoup était hyper stressée et mettait pas mal d’énergie dans ses mecs. Mon père était assez misogyne mais j’ai jamais vécu avec lui, par contre j’ai vu défiler quelques beaux-pères dont un particulièrement dominateur et maltraitant. C’était une atmosphère assez sexualisée et j’étais souvent solo. À l’école c’était pas terrible non plus, j’étais un tomboy solitaire et en conflit avec les garçons. C’est à l’adolescence que j’ai commencé à vraiment me faire des potes et évidemment elles étaient aussi « perturbées » que moi. En 4ème on était un petit groupe de meufs, on passait notre temps à traîner dans des maisons abandonnées, à fumer des pet’ et à sniffer de l’eau écarlate. On s’était nommées « les ptites fouffes » et je m’amusais à détourner les chansons qu’on apprenait en cours de musique pour en faire la BO de nos vies d’ados. Ça donnait par exemple « Les ptites fouffes à 14 ans sont les plus salopes des enfants » chantés sur l’air de Cendrillon de Téléphone… on s’amusait comme on pouvait ! Un jour on a fait cette séance photo où on montrait nos seins et dans un mélange d’envie de transgression et d’ennui on les a postées sur notre skyblog privé dont on était les seules à avoir l’adresse. Toujours est-il que mon taré de beau-père de l’époque qui fouillait toute ma vie les avait trouvées en stalkant mon historique et ça m’a valu d’être violemment viré.e de chez moi ni une ni deux… On pensait peut-être qu’en étant « féminines » on allait être considérées et pas violentées mais apparemment on avait mal compris les règles haha comme je le dis dans la chanson « étroite est la voie entre le “il faut” et le faux pas” »: j’ai pas trouvé ce juste milieu mal indiqué et qui avait de toute façon pas l’air très fun.

Vu d’ici je comprends que ça ait pu choquer les adultes, mais le problème était que la réaction n’était pas du tout appropriée : ça n’a aidé en rien, et ce n’était pas le but. Il s’agissait surtout pour l’adulte choqué de rejeter au plus loin de soi ce monstre « pervers » qu’est le post-enfant (auto)sexualisé et avec lui la honte que ça puisse être elleux qui l’ont engendré (génétiquement et/ou socialement). Et pourtant la société n’arrête pas de sexualiser les jeunes filles.. j’ai comme beaucoup d’autres été sexualisé.e et abusé.e avant de m’auto-sexualiser. Ce n’est pas le corps qui choque – il est mis en scène partout – c’est la démarche de le montrer activement (comme en témoigne la censure sur les réseaux des photos de travailleuses du sexe qui auraient circulé tranquillement si elles avaient été postées par Playboy plutôt que sur leurs propres comptes).

C’est de ça aussi dont parle « Emilie » : souvent les enfants qui ont des comportements perçus comme « inadaptés » sont justement celleux qui subissent des violences intra-familiales (notamment des violences sexuelles) et/ou de la violence sociale (classiste ou raciste). Au lieu de recevoir de l’aide face à ces violences qu’iels subissent, on leur en fait subir encore davantage en sanctionnant les conséquences comportementales qu’ont sur elleux ces mêmes violences. Ça les maintient alors dans le silence, et donc dans la violence.

Il est aussi question de la cellule familiale : qu’est-ce qu’elle incarne, la famille, pour toi ?

La famille, c’est un cocon et une prison. En termes de configuration, c’est un régime autoritaire, pas une démocratie. Ça peut l’être, mais la situation de dépendance absolue des un.e.s vis-à-vis des autres fait que c’est pas garantie par la « constitution » familiale. Du coup c’est le premier espace où on est confronté.e.s à la question de la « loi » et de la différence entre ce qui est juste et ce qui est légitime. Et celleux qui légifèrent sont les mêmes que celleux qui exécutent : les parents.

Du coup quand t’es enfant, t’es pris.e dans un rapport de pouvoir mais t’as pas les armes pour le comprendre ou pour t’en défendre. Tu te dis pas « C’est pas de ma faute, c’est l’hétéropatriarcat qui empêche ma mère de s’opposer à mon beau-père pour me défendre » : tu ne vois pas les forces sous-jacentes alors tu peux pas prendre cette distance analytique qui permet plus tard de ne pas prendre tout pour soi et donc sur soi. De toute façon, le rapport de dépendance est tel que t’es forcément à la merci des adultes, et forcé.e de rentrer dans leur jeu, peu importe la validité des règles édictées.

La famille c’est aussi un espace de recommencement de la violence… Les enfants héritent des parents qui les ont fabriqué.e.s et avec eux de leurs sacs chargés des outils et des boulets des violences transgénérationnelles dont iels ne se sont pas délestés sur leur propre route. Les mères qui ont souvent elles-mêmes été victimes du patriarcat sont parfois les premières gardiennes des normes patriarcales sur leur descendance. Elles sont à cette place ambiguë, de victimes et de bourreaux. Prises entre le mâle et l’enfant dans la hiérarchie familiale, elles sont dominantes en tant qu’adulte et dominées en tant que femme. Alors parfois elles se solidarisent avec leurs gosses contre le patriarcat, d’autres fois elles se rangent du côté du plus fort, contre leur progéniture.

Le clip sort aussi un peu avant les fêtes de fin d’années qui peuvent être des moments douloureux pour tous·tes celleux qui sortent des normes de l’hétéropatriarcat. Comment faire pour s’extraire de cette violence, d’après toi ?

C’est un long chemin et il y a ce qui se passe en nous et ce qui ne dépend pas que de nous, notamment les questions de subsistance matérielle… Mais pour l’aspect « thérapeutique » ça aide de se trouver des modèles d’identifications hors de ces schémas qui ne nous réservent qu’un rôle de subalterne. Trouver une manière de jouer sa propre partition en s’éloignant des rapports qui reproduisent les mêmes dominations – notamment dans les relations amoureuses – où le schéma persiste parfois longuement après s’être extrait.e de la famille…

Prendre la parole permet aussi de se (re)construire (même si ça a un coût qu’on peut pas tou.s.tes assumer). La violence est toujours assortie d’un dispositif pour assurer sa négation. « L’oppresseur.euse » refuse de se voir désigner ici et – pour l’éviter – est prêt.e à écrire une autre version de l’histoire dans laquelle il ou elle n’aura pas ce rôle. Pour se protéger de la culpabilité, il/elle doit nier le fait qu’on ait pu souffrir de ce qu’il a fait ou pas fait, et pour ceci va parfois jusqu’à nier le propre fait qu’on ait souffert. La parole bafouée, dans les cas d’inceste notamment et de violences intra-familiale en générale, c’est l’un des aspects les plus douloureux, parce qu’elle retire à la victime le droit à la parole, à dire ce qui est vrai. D’une certaine manière, elle la coupe de son histoire, de son passé et donc du réel. Les souvenirs deviennent flous – comme dans le clip Emilie – on perd confiance en notre capacité de penser, de jauger les situations, de prendre des décisions. Et c’est pour ça que c’est aussi libérateur d’écrire sa propre version : sur les murs comme le font les colleur.euse.s, dans des livres, des chansons, en thérapie ou dans des discussions avec ses âmi.e.s… ça permet de se rendre justice. Constater que d’autres personnes parlent des violences dans l’enfance, comme l’ont fait Matthieu Foucher, Juliet Drouar, Tal Madesta, Tal Piterbraut-Merxet, Pö et beaucoup d’autres… ça donne le pouvoir de le faire aussi.

Personnellement, le féminisme est ce qui m’a le plus aidé.e à m’extraire d’une lecture hétéropatriarcale de mon histoire, de moi-même et de cet étroit etau où l’on sera toujours trop ou pas assez. La mise en perspective vient te donner les armes dont tu as manquées et à posteriori, c’est toi en tant qu’adulte qui défends l’enfant que t’étais.

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