Oxytocine nous parle de son premier EP « Mémoire VIVE »

On l’a rencontrée il y a quelques années déjà et celleux qui nous suivent depuis un moment se souviennent peut-être de cette projection foutraque mais puissante à l’Espace B où Oxytocine a montré pour l’une des toutes premières fois ses chansons-vidéos-concept. Depuis, nous la suivons attentivement et nous sommes super heureux·ses qu’elle ait accepté de répondre à quelques unes de nos questions à l’occasion de la sortie de son premier EP « Mémoire VIVE ». Rencontre.

Comment est né ton projet ?

 J’écris des chansons depuis la primaire et j’ai toujours eu envie de faire de la musique mais j’ai mis beaucoup de temps à me sentir légitime. J’avais fait pas mal d’impro de rap avec des potes ou des gens que je rencontrais aux quais de Jussieu où j’allais solo & saoule quand j’étais plus jeune. C’était toujours avec des mecs et en gros ou il me blasaient genre “Pas trop mal pour une meuf mais bosse tes multi-syllabiques » soit ils essayaient d’en profiter en mode “Viens chez moi j’ai un home studio dans ma chambre” – ça m’a pas aidé à me lancer ! Du coup je voyais la musique comme un désir d’enfant frustré.. jusqu’en 2018 ! J’étais en Master Étude de Genre, Politique et Sexualité à l’EHESS et en parallèle je bossais comme vidéaste et j’faisais des films dont le premier avait reçu plein de prix en festivals, ça m’avait donné confiance en ma capacité à raconter des histoires ! J’me suis dit que j’allais profiter de mes petits bagages théoriques et audiovisuels pour enfin caler mes textes dans des formes un peu pop et what the fuck. Ça a donné ces espèces de chanson-vidéo-concept. J’ai proposé à mes potes de Comme Nous Brûlons de les projeter dans un cycle vidéo, et iels m’ont dit « Ben, c’est de la musique ! Tu vas faire un concert ! ». C’était à la soirée d’ouverture de l’édition 2019, il y avait 400 personnes et moi j’avais jamais chanté sobre devant qui que ce soit et encore moins sur scène avec un micro mais j’ai eu plein de retours positifs et ça m’a encouragée à continuer ! Le lendemain je jouais à l’Espace B à une soirée de Friction (<3) et pareil j’ai eu plein de bons retours. J’ai arrêté la fac qui manquait un peu de folie à mon goût et j’ai mis mes projets de films au second plan : le format court correspondait mieux à mon tempérament impulsif et ça commençait à faire beaucoup avec mon taff alimentaire en plus.

Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours depuis tes premières publications sur Friction ?

C’est pendant le premier confinement où j’étais au squat le Landy Sauvage avec des potes et plein de gens que j’ai sorti mes clips via ma chronique sur Friction. Le fait d’être coupée du monde m’a permis de dépasser ma peur de me planter parce que j’étais pas confronté au regard des autres irl. J’ai sorti un clip par semaine pendant 1 mois, c’était intense ! Quelques mois plus tard la sortie de « Les Baisers Volés » a donné une autre dimension au projet. Le morceau a été diffusé à la radio, sur France Culture (par Clémence Allezard puis Zoé Sfez) et France Inter (par Noam Denuit) et j’ai reçu plein de messages émus. Des militant.e.s féministes ont même collé certaines paroles du titre à Marseille, Rennes, Berlin, Lisbonne.. ça m’a beaucoup touchée. J’ai été contacté par Marie Chartron et Marion Guégan pour écrire la BO de la série « Justice » de France TV et ça a donné le titre « Je suis à Moi ». Ensuite il y a eu les Femmes s’en Mêlent et pas mal d’autres dates dans des contextes divers : scène rap, queer, indé, squats, biennales d’art contemporain.. Au début je me cachais un peu derrière le visuel mais depuis j’ai passé beaucoup de temps à composer sur Logic et à travailler ma voix et mon flow, j’ai appris en termes de musicalité et j’ai encore plein de choses à approfondir !

Rappelles-nous comment tu as choisi ton nom d’artiste. Que veut-il dire ?

Je voulais un nom qui fasse référence au corps, qui revient dans presque tous mes textes et mes films et j’avais envie qu’il y ait un X pour le côté un peu maléfique qu’on m’a parfois collé : on m’appelait « l’eXorciste » en primaire puis « MauraX » à la fac, peut-être parce que je suis un peu intense ! En tous cas j’voulais un truc acide, comme mes textes, mais j’arrivais pas à me fixer sur un nom et j’étais bien emmerdée parce que sans ça j’pouvais pas sortir mes titres ! Un jour on parlait des hormones de synthèse avec un pote et il a mentionné l’ocytocine qui est produite à l’origine dans l’utérus et les glandes mammaires et est associée à des comportements qu’on relègue à des qualités dites « féminines » – la confiance, l’empathie, la générosité. L’oxytocine justement c’est cette hormone mais synthétisée : du coup il y a ce truc un peu cyborg de « body-hacking » – tu peux te l’inoculer et ça la détache du corps femelle où il est habituellement plus présent. Par exemple on fait des shoots d’oxytocine pour déclencher l’accouchement – qui a je trouve un lien intéressant avec l’acte de création : des idées entrent, germent et se transforment pendant un temps, le travail est douloureux pour les faire naître, quand ça sort c’est un peu une délivrance et après faut laisser le truc vivre hors de soi ! Bon, après c’est un nom compliqué et difficile à retenir, j’ai voulu changer plusieurs fois mais j’ai toujours beaucoup de mal à me décider, donc pour l’instant je le garde !

Mémoire VIVE est ton premier EP, est-ce que tu peux nous en parler un peu, pourquoi ce nom ?

C’est un quatre titres hybride entre rap, pop et chanson française et chaque track est aussi une pièce audiovisuelle que j’ai réalisé en détournant de la matière pré-existante. Le liant de l’EP c’est la mémoire : mémoire officielle et officieuse (Les grands hommes), nostalgie et pensée réactionnaire (Eric Réac’), mémoire des corps (Emilie : Personne), influence des machines sur nos mémoires, nos cerveaux et nos temporalités (T mon God j’suis ton dog). Le nom “Mémoire VIVE” fait référence aux deux types de mémoire informatique : vive et morte. La première stocke les informations dont on a besoin dans le présent et la deuxième contient l’archive. La mémoire morte c’est un peu comme la langue morte, c’est l’attachement à des symboles (gloire et « grandeur » de la nation, culture « légitime », patrimoine, etc) qui sont des idées mortes mais dont l’autorité empêche le monde des vivant.e.s d’évoluer. Comme le fait de refuser l’écriture inclusive par fidélité à une “langue français” académique, comme si c’était une langue morte. Ça ne veut pas dire qu’il faut tout oublier – loin de là – mais plutôt rafraîchir la mémoire officielle, c’est-à-dire accepter qu’elle soit en mouvement et à questionner. Notamment via le déboulonnage des statues de figures coloniales par les mouvements anti-racistes, que j’aborde dans le clip « Les Grands hommes ». L’EP est deep mais plein d’espoir ! La conclusion de chaque morceau est que la mémoire collective autant qu’individuelle se reconstruit : on se soigne. C’est pour ça que pour le visuel de l’EP j’ai détourné le signe « restart/power » – qui signifie autant le nécessaire recommencement que la puissance, comme si les deux marchaient ensemble et que le reboot était nécessaire pour avancer.

Comment tu définirais tes créations ?

J’dirais que ça se situe entre pop et théorie : j’essaye de parler simplement et avec malice de ce que je perçois de la complexité du monde autour de moi. Il y a toujours une idée au centre allié à un fort storytelling et je m’amuse avec des formes pops et spontanées au service de ce récit. Dans la forme c’est des objets un peu hybrides et débordants (texte, musique, rap, chant, vidéo, clip documentaire ou conceptuels). J’suis experte de rien mais amatrice de plein de trucs (dans le sens « qui aime ce qu’elle fait »), j’avais pas envie de me limiter et je me dis qu’en multipliant les langages (textes, musicalité, images) je multiplie les chances que l’idée et l’émotion passent. Après il y a une unité dans l’écriture : je joue beaucoup avec les mots, leurs sens et leurs sons. Souvent j’fais de la récup’, je détourne des images et des outils numériques, les gens de la startup nation appelleraient ça de l’up-cycling haha, moi j’dirai que je glane. Quand je travaille comme vidéaste j’essaye de produire du beau mais dans mon projet perso je valorise plus le sens et l’authenticité que l’esthétique. J’ai pas de formation artistique ou musicale et je connais pas les codes alors je fais ce qui me passe par la tête même si parfois j’me dis que c’est vraiment n’importe quoi ! Musicalement c’est assez divers aussi, j’aime bien explorer différentes choses, je chante, je rappe, je baragouine… Pour des textes poétiques je compose mes propres prods un peu expé (comme T mon god j’suis ton dog) et pour mes textes plus denses (genre Les Baisers Volés) il me faut des prods classiques pour que les gens se concentrent sur le texte. Je dois aller les chercher parce que pour l’instant j’arrive pas à produire ce genre d’instru. J’alterne aussi les émotions, de la colère à la douceur, de l’humour au sérieux. J’expérimente en fonction du propos, de mes envies, de mes états.

Tu peux nous parler de ce qui t’influence ?

J’suis influencée par mon parcours biscornu et par le monde autour de moi, les milieux variés dans lesquels je traine, les questions politiques, les mouvements sociaux, mes lectures – qui sont principalement des essais, de la philo, de la pensée critique (queer, féministe, antiraciste, anticapitaliste), des romans. L’arrivée du féminisme dans ma vie m’a (re)construite et j’aurais jamais osé lancer ce projet avant de passer par là, par Despentes, par Preciado… Pour la musique j’ai toujours écouté du rap et globalement des morceaux à texte, à l’adolescence c’était Gainsbourg (que j’ai cancel depuis) Sniper et IAM. J’aime beaucoup Damso (que j’ai pas cancel malgré ses phases sexistes, on pourrait en parler longuement mais c’est pas le sujet). En plus de la musicalité de son flow il y a des analyses fines dans certains de ses textes, il s’intéresse aux côtés sombres des humain.e.s et prend des risques en abordant des sujets clivants. J’aime beaucoup Casey aussi, son flow, ses textes. C’est aussi une personne qui a l’air intègre et ça m’inspire à continuer à mettre mon projet au service des idées et pas l’inverse. Globalement j’aime les propositions un peu acides, drôles mais pertinentes comme Sexy Sushi ou éthérés comme Eartheater, j’écoute aussi ARCA, Meth Math, des producteurs comme Vegyn, de l’ambiant.. Je m’inscris pas dans un style et ce que j’écoute ressemble pas forcément à ce que je fais actuellement mais je m’inspire de tout ça pour tester de nouvelles choses.

Comment est-ce que tu travailles ? C’est le son ou l’image qui vient en premier ?

Souvent je pars d’un constat ou d’une expérience personnelle qui me touche, me questionne, me met en colère puis je me demande ce qui est collectif là-dedans et j’écris là-dessus. Ça m’apaise d’essayer de répondre de manière poétique aux questions qui me traversent, de partir du concret et de l’emmener ailleurs. Par exemple, ça faisait longtemps que je me disais que la technologie était devenue une croyance et que nos smartphones (doudous omniprésents et omniscients) comblaient des angoisses de vides (en tous cas les miennes). Je cherchais une manière de parler de ça de façon poétique et simple : j’ai trouvé ce concept de lettre d’amour à mon smartphone et c’est devenu « T mon god j’suis ton dog ». Je commence par noter toutes les idées que j’ai envie d’exprimer puis je me creuse la tête pour que la forme et le fond se servent l’un l’autre sans se bouffer. La plupart du temps la musique vient après : je compose sur Logic ou je cherche une prod’ en fonction du texte. C’est le moment que je préfère, la recherche, l’écriture puis quand je pose mille fois le texte sur la prod’ pour parfaire le rythme et les sonorités. Par contre je déteste m’enregistrer, ça m’angoisse. Ensuite je cherche une idée de clip qui ajoute quelque chose. Pour “Les Grands hommes” par exemple j’ai fait beaucoup de recherches d’archives pour montrer la continuité du patriarcat dans tous les domaines (politiques, militaire, art, sciences, religions) et les époques (des Rois de France à Elon Musk) et mettre à nu l’aspect ridicule et théâtral de ces postures de pouvoir. Je passe beaucoup de temps à monter. J’ai longtemps été frustrée de ne savoir ni dessiner, ni jouer d’un instrument et c’est grâce à la technologie que j’ai pu mettre en forme mes idées et mes textes. Le montage permet de tester plein de choses et parfois le fait de pas avoir de budget force aussi à explorer des voies originales, comme dans le clip La Rue. Spontanément je préfère mettre mes idées en avant que moi-même. Je sais pas si je garderai toujours cette esthétique internet, j’ai envie d’avoir plus de temps pour la musique et vue que je travaille presque exclusivement seule je dois ménager mes forces. Mais je suis contente d’avoir pu affirmer ce parti pris au moins jusqu’ici.

Comment parviens-tu à transposer ton travail en live et sur scène ?

J’adore la scène, je reste assez spontanée en live et souvent les gens me le disent. Je suis plutôt pudique à la base et cet espace-temps d’expression laisse la possibilité de montrer une partie de soi qu’on n’expose pas en général. D’être légitime à prendre la parole et même invitée à la garder pendant 40 minutes quand on a eu l’habitude en tant que personne sexisée de se faire couper ou de pas être écoutée, c’est transformateur et thérapeutique. Ça donne sens au travail solitaire et d’un coup tu captes pourquoi tu te fais autant chier la journée à bouger des petits carrés sur tes logiciels. Parfois il y a des personnes qui pleurent pendant “Je suis à moi” ou “les Baisers Volés” et j’ai du mal à pas pleurer moi-même. Depuis l’automne dernier j’ai ma seconde peau réfléchissante qu’on a conçu ensemble avec azertype qui avait habillé des rappeurs comme Koba LaD, Orelsan, Nekfeu avec sa marque drône. Ça m’a pas mal sécurisée d’incarner un personnage, au même titre que mes clips qui m’accompagnent et me font me sentir moins seule sur scène. Ça crée un univers assez englobant, entre le costume éclairé par le public, les projections, la musique, l’intensité des textes. C’est dense !

C’est quoi, la suite pour toi ? 

J’ai chopé une subvention du Centre National de la Musique via la Station Gare-des-Mines, pour une résidence d’un an là-bas. Ça va me permettre de m’entourer un peu, d’arrêter mon taff alimentaire de vidéaste et d’éviter le burn-out ! J’vais pouvoir prendre le temps de bien bosser ma voix, de préciser mon univers musical et de penser les choses de manière globale pour mon prochain EP ou album, de la création à la sortie. Je veux continuer à bosser sur des formats hybrides et pousser plus loin l’aspect “holistique” du set. J’ai bien expérimenté le do it yourself & do it alone, ça m’a permis de me prouver plein de choses mais maintenant j’ai aussi envie de collaborer, notamment avec des musicien.ne qui pourraient donner une nouvelle ampleur au projet ! J’aimerais passer plus de temps à écrire aussi, je vais faire des éditions de mes textes avec ma pote Leïla Chaix et je sais qu’un jour j’aurais envie de faire des livres. À côté je continue à travailler sur plein de choses non lucratives : il y a ce festival Pagaille qu’on programme à deux avec ma pote Line Gigot et dont la deuxième édition aura lieu à la Station cette année encore ; le collectif cyberflemme qu’on a monté avec mes potes Baya et Leïla pour faire tourner nos outils et compétences low-cost en faisant des ateliers avec différents publics ; je dois aussi terminer un film documentaire sur un mouvement de graffiti féministe sur lequel je suis accompagnée par mon amie et productrice Maria Knoch. Et je reste ouverte doppée à l’ocytocine pour continuer à créer des liens autour de ces projets !

La release party aura lieu ce vendredi 10 juin à La Station – Gare des Mines.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.